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Là ne se borne point le rôle de la géographie. Dans ces dernières années, une science nouvelle est venue s'ajouter à l'histoire et la compléter, la préhistoire. A force de fouiller le sol, on a fini par y découvrir des débris humains, des instruments, des armes, qui, par leur taille grossière et par la nature des matériaux dont ils sont fabriqués, nous reportent à une époque lointaine de l'évolution humaine, à une époque bien antérieure aux plus anciens monuments et aux plus anciens manuscrits. Mais par suite du petit nombre de ces débris, dont la plupart même ne nous arrivent que tronqués, mutilés, déformés, il est extrêmement difficile de reconstituer la marche des sociétés humaines pendant ces temps reculés; et sans l'appui de la géographie, qui a joué ici le rôle d'une véritable méthode d'investigation, la science préhistorique serait loin d'être acceptée par tout le monde à l'heure actuelle.

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Remarquons tout d'abord que l'humanité, dans sa tendance générale vers la perfection, ne progresse pas d'un mouvement d'ensemble: ce n'est pas un fil qui s'étire, c'est plutôt un arbre qui s'étend. Cet arbre, véritable ‹ arbre de vie », projette en tous sens ses branches nombreuses et aussi ses racines, qui forment comme autant de branches souterraines; chacun de ces rameaux, les petits et les grands, les frêles comme les robustes, ceux qui commencent à peine à se développer aussi bien que ceux qui sont avancés en âge, nous représente une des sociétés qui composent l'humanité. On peut dire, en effet, que parmi les groupes humains, il n'en est pas deux qui se ressemblent entièrement; tous diffèrent entre eux, parce que tous ont évolué avec une vitesse inégale, les uns s'organisant à peine à l'heure actuelle, les autres ayant presque atteint l'extrême limite de la vie sociale. De cette diversité résulte une conséquence fort importante, au point de vue de l'étude de l'histoire : elle consiste en ce que tous ces groupes, par leur variété infinie, nous retracent les phases successives de l'évolution humaine à travers les âges; les races inférieures contemporaines reproduisent l'humanité primitive; la préhistoire vit sous nos yeux ».

Le docteur Ch. Letourneau, auquel nous empruntons la phrase qui précède, vient précisément d'inaugurer en France cette nouvelle méthode historique, qui a rendu célèbre en Angleterre les noms de Tylor et de sir John Lubbock. Après avoir esquissé, dans un premier ouvrage dont il a été parlé ici même (la Sociologie d'après l'ethnographie), les grandes lignes de l'évolution humaine, il entreprend aujourd'hui de nous retracer plus particulièrement l'évolution de la morale, à l'aide du même procédé, la comparaison ethnique1. < Appuyée sur cette méthode, dit-il, nous pénétrons bien au delà des quelques milliers d'années dont l'histoire écrite, les traditions, les monuments ont gardé la trace. Toute la longue série des générations disparues sort en quelque sorte du tombeau. Pas n'est besoin de les évoqner à grand renfort d'imagination : nous les voyons, nous pouvons les examiner à loisir. La reconstitution du passé n'est plus guère qu'une affaire de description... On peut étudier de visu

1. LÉvolution de la morale, leçons professées à l'école d'anthropologie pendant T'hiver de 1885-1886, par Ch. Letourneau, président de la Société d'anthropologie. Adrien Delahaye et mile Lecrosnier, éditeurs. Un volume in-8 de 480 pages.

la formation des sociétés : c'est d'abord la horde primitive et anarchique des premiers temps du quaternaire, telle qu'elle existe encore à la Terre de Feu; puis on voit ces hordes s'agglomérer en clans, en tribus; celles-ci forment dans leur sein des classes, des castes, obéissent à des chefs et finissent par constituer des monarchies despotiques... Les phases de l'évolution de la propriété se dégagent avec la même netteté. L'accroissement de la population et la rivalité des petits groupes ethniques déterminent, au début, un cantonnement général dans des territoires communs aux membres d'une même tribu; puis ces territoires lentement se morcèlent en propriétés de clans, de familles, enfin en domaines individuels. On saisit sur le vif les causes et les effets de ces métamorphoses; on en peut même apprécier la moralité.

<Tour à tour toutes les faces de l'évolution des sociétés peuvent être ainsi abordées et reconstituées, simplement en sériant les groupes humains de diverses races, aujourd'hui disséminés à la surface du globe, comme on range les photographies d'un même individu, prises à des âges différents, pour se rendre compte des métamorphoses qu'il a subies. - Et combien cette manière de procéder est supérieure à la méthode historique! Il ne s'agit plus de récits décharnés, trop souvent bornés aux actes et aux rivalités des princes et aux guerriers. Ce ne sont plus même des chroniques individuelles, visant seulement les petits côtés des hommes et des événements, et ne s'occupant que tout à fait inconsciemment de ce qui constitue, à proprement parler, la civilisation, savoir, des institutions, de la moralité, du genre de vie, des arts, etc. On voit, de ses yeux, les peuples primitifs vivre et nous montrer à nu toutes les conditions, tous les ressorts de leur existence sociale... On voit alors la machine à vapeur se rattacher aux silex éclatés, le paquebot au radeau primitif, le palais à la grotte, les langues à flexion aux langues monosyllabiques, le calcul diffférentiel à la numération primitive de l'Australien essayant sans succès de compter sur ses doigts, les grandes religions aryennes à l'animisme du nègre d'Afrique, qui dote généreusement le monde extérieur d'une vie de conscience analogue à la sienne. Raphaël devient le lointain descendant des primitifs dessinateurs de la Lozère. »

Nous n'entreprendrons pas d'analyser ici toutes les théories étudiées dans l'ouvrage du docteur Letourneau; nous nous contenterons de faire remarquer que c'est là un ouvrage écrit de main de maître, et nous renverrons le lecteur curieux de s'instruire à l'original.

Cette méthode, qui consiste à substituer aux études dans le temps les observations dans l'espace, est tellement simple, tellement naturelle, qu'on la retrouve appliquée dans presque toutes les sciences. Jean Reynaud, l'auteur de Terre et Ciel, après avoir distingué dans l'évolution terrestre quatre âges, l'âge du feu, l'âge de l'eau, l'âge des continents, et l'âge de l'homme, nous montre ces âges coexistant encore à la surface du globe, et témoignant par leur présence actuelle de leur réalité antérieure.

< Transportez-vous, écrit-il, sur la cime de quelque volcan désolé, au milieu des ébullitions et des laves, dans les tourbillons embrasés, corrompus par toutes sortes d'émanations méphitiques, pleins de fracas et d'éclairs, sur un sol ébranlé par les détonations souterraines et tout palpitant: pas un être vivant, pas une REVUE DE GÉOGR. JANVIER 1887.

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mousse, la chimie toute seule : c'est une idée adoucie du premier âge. Vous rencontrerez le second dans les déserts de l'Océan, durant ces terribles ouragans des tropiques, qui portent la dévastation sur leur passage et ne laissent rien debout sur le sol, tandis que, dans la profondeur des eaux, les zoophytes s'occupent paisiblement à sécréter ces calcaires qui seront un jour la substance d'une terre ferme. Les jungles de l'Inde ou de l'Afrique, avec leur végétation luxuriante, leurs lianes, leurs grands arbres enchevêtrés, leurs marécages peuplés d'alligators et de hideux reptiles, les troupeaux d'éléphants ou de rhinocéros paissant bruyamment les branchages ou les écrasant sous leurs lourdes masses, les tigres et les lions en embuscade, les singes en compagnie des oiseaux, voltigeant dans le feuillage; ni vestige de l'homme dans les sentiers, ni voix humaine dans le lointain, ni bruit de haches, ni fumée, la bestialité dans la plénitude de ses épanchements: voilà le tableau de ce qui nous a précédés 1. »

Si de la terre nous élevons nos regards vers le ciel, nous y verrons coexister de même, dans des corps différents, les états successifs de la matière. Les nébuleuses, les soleils, les terres, les lunes, les aérolithes, les étoiles filantes, ne nous représentent-ils pas autant de phases de l'évolution astrale, depuis la raréfaction primitive jusqu'à la condensation suprême, finalement suivie de dislocation, de désagrégation? Laplace, dans sa genèse du système solaire, n'a pas manqué de faire remarquer que le monde de Saturne, tel qu'il est actuellement constitué, nous présente une image de ces anneaux à l'aide desquels le célèbre astronome, avec Kant et Herschell, explique la formation des planètes, puis la naissance des astres secondaires, satellites ou astéroïdes. Ainsi que le disait Alexandre de Humboldt, « en présence de l'infinie variété des corps célestes, qui nous montrent la matière à tous les degrés de la condensation, on est porter à assimiler ces grands phénomènes à ceux de la vie organique : de même que nous voyons, dans nos forêts, des arbres parvenus à tous les degrés possibles de croissance, de même nous pouvons suivre, dans l'immensité du champ cosmique, les phases graduelles de la formation des astres ».

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Les statisticiens font continuellement usage de cette méthode de transposition. La statistique, en effet, est une science de date toute récente, qui commence à peine à se constituer; les chiffres qu'elle nous donne, n'embrassant la plupart du temps qu'une période fort restreinte, ses résultats pourraient être récusés comme accidentels. Mais l'objection tombe d'elle-même, si, au lieu de s'en tenir à l'étude d'un seul pays, on embrasse plusieurs nationalités à la fois, et si, pour chacune de ces sociétés, les résultats fournis par les statistiques sont concordants. Veut-on, par exemple, connaître exactement la proportion des naissances masculines et des naissances féminines, dans un groupe humain arrivé à notre phase de civilisation? On n'a qu'à consulter les registres de l'état civil, tels que les donnent les principales nations de l'Europe, et l'on trouve, pour 1000 naissances féminines: 1015 naissances masculines en Angleterre ; 1049 en Suède; 1050 en Danemark; 1050 en Suisse; 1051 en Belgique; 1053 en France; 1053 en Prusse; 1054 en Irlande; 1056 en Hollande; 1058 en Saxe; 1064 en Autriche. D'où l'on peut conclure en toute rigueur et 1. Terre et Ciel, II.

2. Cosmos, t. 1, Les nébuleuses.

en toute sécurité que, dans nos civilisations actuelles, il naît vingt et un garçons pour vingt filles, résultat des plus curieux et des plus intéressants.

Depuis longtemps, cette méthode est pratiquée, d'une manière pour ainsi dire inconsciente, par les historiens eux-mêmes. C'est elle qu'employaient Platon et Aristote, lorsque, cherchant à déterminer les phases successives par lesquelles passait, suivant eux, le gouvernement d'une société, ils empruntaient les éléments de cette évolution à l'étude des divers gouvernements, alors en usage dans les États grecs. C'est elle que formulait Thucydide, lorsqu'après avoir observé que dans les villes grecques on a perdu l'habitude d'aller en armes, il ajoutait : « Les endroits de l'Hellade où cette coutume de sortir armé est encore en vigueur, prouvent qu'il fut au temps où une pareille coutume régnait dans tout le pays 1.»

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La méthode qui consiste à déterminer le passé inconnu à l'aide du présent que nous connaissons, repose tout entière sur une science nouvelle, l'Ethnographie, qui n'est pas autre chose que la géographie humaine; elle suppose la connaissance approfondie des races et leur classement suivant un ordre hiérarchique. Cette connaissance elle-même n'a pu prendre corps qu'une fois l'exploration des continents terminée. « Ce sont les découvertes réalisées par les navigateurs européens dans les mers lointaines et sur les plages les plus reculées, dit Schiller, qui nous ont montré dans l'humanité un ensemble de peuplades parvenues aux degrés de culture les plus divers et établies autour de nous, comme des enfants de différents àges entourant un adulte, lui rappelant par leur exemple ce qu'il fut autrefois, de quel point il est parti 2. Chez les anciens, l'ethnographie resta toujours dans l'enfance; les expéditions de Darius, d'Alexandre, de César, avaient élargi l'horizon ethnique, mais sans jamais l'étendre au delà des limites d'un cercle restreint; et sans méconnaître la valeur des descriptions que nous ont laissé César, Strabon, Tacite, sur les Gaulois, sur les Ibères, sur les Germains, on peut dire que la science des races n'arriva jamais à se constituer dans le monde méditerranéen. Même chez nous, elle n'a guère commencé à sortir du chaos que dans notre siècle.

La France prit une large part à sa création. Dès l'année 1826, A. Desmoulins publiait son célèbre ouvrage Histoire naturelle des races humaines; en 1839, W. Edwards faisait paraître son travail sur les caractères physiologiques des races humaines considérées dans leurs rapports avec l'histoire. La fondation de la Société d'anthropologie, en 1859, donna un nouvel essor aux études ethniques; des cours s'ouvrirent, des revues parurent, des manuels furent publiés, qui vulgarisèrent les connaissances devenues indispensables, et les répandirent à travers toutes les classes de la société. Le Précis d'anthropologie que viennent de publier MM. Hovelacque et Hervé peut être regardé comme le memento du nouvel enseignement; c'est le meilleur résumé que nous possédions de la science ethnographique, à l'heure actuelle 3.

1. Guerre du Peloponese, 1. 1.

2. Discours sur l'histoire universelle, 1789.

3. Précis d'anthropologie, par Abel Hovelacque, professeur à l'École d'anthropologie de Paris, et Georges Hervé, professeur-adjoint à cette École. Un volume in-8 de 650 pages, avec 20 figures intercalées dans le texte. Paris 1887. Adrien Delahaye et Emile Lecrosnier, éditeurs.

Nous venons de dire que la méthode de transposition a son point de départ dans le classement des races; en effet, du mode de groupement sériaire adopté résulte la succession même des phases de l'évolution humaine. Jusqu'à ces derniers temps on a cru que les races pouvaient être différenciées à l'aide d'un seul caractère anatomique; parmi les ethnologues, les uns mettaient en avant la couleur de la peau, d'autres la grandeur de la taille, d'autres la structure des cheveux, ou tel ou tel indice tiré de la forme des organes. On sait aujourd'hui qu'il n'en est rien. Ainsi que le font remarquer les auteurs du Précis d'anthropologie, « n'envisage-t-on que les cheveux, il est clair qu'on ne peut accepter un groupement comprenant dans la catégorie d'individus à cheveux lisses et bouclants les peuples européens et les peuples dravidiens; on ne peut accepter, comme classifiant, un caractère qui, dans la catégorie des cheveux lisses et raides, réunit Australiens et Mongols. Une classification établie sur la taille réunirait les Patagons, les Polynésiens, les Cafres, les Scandinaves; elle rapprocherait dans un autre groupe les Magyars, les Chinois, les Hindous; dans un troisième groupe, les Lapons, les Papous, les Veddas, et ainsi de suite. La couleur de la peau établit assurément une division très simple en hommes blancs, hommes jaunes, hommes noirs. C'est sur ce caractère qu'est fondée la classification de Cuvier en Caucasiens, Mongoliques et Nègres, classification courante. On ne peut nier toutefois qu'elle ne soit fort attaquable. Parmi les prétendus jaunes, en effet, il y a des blancs très caractérisés, par exemple les Mordvins. Parmi les hommes de race jaune, les uns ont la face ovale (Yakouts, Tatars de Kazan), les autres la face arrondie (Bouriates, Ostiaks); les uns ont les yeux bridés (Tongouses, Mongols), d'autres ne présentent pas ce caractère. Parmi les hommes de race noire, les uns ont les cheveux lisses (Australiens, Dravidiens), les autres ont les cheveux laineux (Papous, Nègres d'Afrique); les uns ont le crâne allongé (Guinéens, Cafres, Papous), les autres ont le crâne arrondi (Négritos). Ici encore, un groupement est impossible. Mêmes difficultés, si l'on s'en rapporte uniquement à l'indice céphalique : Australiens, Eskimaux, Néo-Calédoniens, seraient groupés ensemble; Basques, Chinois, Scandinaves, formeraient un autre groupe; de même Celtes et Mongols. L'indice nasal réunirait Lapons et Dravidiens. L'indice orbitaire grouperait Indo-Chinois, Celtes, Eskimaux. Il est aisé de voir par ces quelques exemples qu'un caractère unique est incapable d'établir des divisions ethniques. >>

Faudrait-il en conclure que le classement des groupes humains suivant un ordre hiérarchique est chose impossible? Loin de là; ce classement peut même être regardé comme à peu près terminé. Au bas de l'échelle, se placent les Tasmaniens, dont les derniers échantillons viennent de disparaître, tués par la concurrence de la race blanche, les Australiens, les Mélanésiens; les Papous, les Négritos, les Hottentots; à un degré plus élevé, les Négrilles, les Bautous, les Indonésiens, les Polynésiens, les Hyperboréens, les Américains; plus haut, les Malais, les Himâlayens, les Mongols, les Khamites; après celles-ci, les races sémitiques, et à peu près sur le même rang, les Chinois et les Japonais; enfin aux derniers degrés de l'échelle humaine, les Aryens, Hindous, Eraniens, Slaves, Méditerranéens, Germains. On trouvera cette classification très bien ordonnée dans l'ouvrage de MM. Hovelacque et Hervé.

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