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LE CANAL DE NICARAGUA

Les travaux du canal de Panama ont beau être très avancés, l'on songe encore à créer à travers l'isthme américain une autre voie interocéanique. Les échecs multiples auxquels ont abouti toutes les tentatives de ce genre ne suffisent pas pour arrêter les audacieux, et c'est pourquoi nous avons encore aujourd'hui à parler du projet d'un Américain, qui ne fait d'ailleurs que reprendre dans des termes à peu près identiques les projets antérieurs, et en particulier celui qu'il a présenté lui-même de concert avec M. Lull en 1879.

Nous sommes loin de croire que pareille entreprise doive réussir. En admettant même que ce projet soit tout à fait sérieux, et que M. Menocal rencontre aux États-Unis l'enthousiasme qu'on serait en droit d'attendre de ceux qui ont fait tant d'opposition au canal français de Panama, je ne crois pas que des capitalistes soient assez imprudents pour exposer une masse de fonds considérable dans une œuvre parallèle à celle de M. de Lesseps, et ne pouvant commencer à être exploitée que bien longtemps après celle du Grand Français. Évidemment, et quoi qu'il puisse arriver, le canal de Panama serait achevé longtemps avant celui de Nicaragua, qui par cela même deviendrait superflu. Au moins pendant de longues années un seul canal serait suffisant pour assurer le transit de l'océan Pacifique à l'Atlantique, et lorsque ce transit augmentera au delà d'une certaine limite, il sera plus aisé et à coup sûr moins coûteux d'augmenter la section du canal de Panama, que de creuser un nouveau canal pour ainsi dire parallèle au premier.

Cependant M. Aniceto Menocal, comme représentant de la « Nicaragua Canal Association », créée à New-York, vient de signer le 23 mars dernier, avec M. le docteur Adan Cardenas, commissaire du gouvernement de Nicaragua, un traité ayant pour but l'ouverture d'un canal interocéanique maritime; et tout dernièrement le Sénat et la Chambre des députés ont approuvé ce contrat. Les choses prenant une allure aussi déterminée, nous ne pouvons ne point paraître au moins les prendre au sérieux, et nous allons exposer brièvement dans quelles conditions M. Menocal s'engage, pour la compagnie qu'il représente, à creuser le canal dont il s'agit.

Le canal doit avoir des dimensions suffisantes pour donner libre passage aux navires de même taille que les grands vapeurs employés pour la navigation maritime en Europe et en Amérique; on doit évidemment entendre par là les transatlantiques tels que la Normandie. la Champagne, etc. Du reste, ainsi que le supposait le projet de MM. Lull et Menocal en 1879, le canal comporte des écluses il y en aura trois dans la partie montagneuse à traverser avant d'atteindre Greytown, et quatre dans la vallée du rio Grande. Ces écluses

devront avoir au moins 550 pieds de long et 30 pieds de tirant d'eau. Nous n'avons pas besoin d'insister sur les inconvénients sans nombre, les frais, les pertes de temps, les dangers qu'entraîne la présence d'écluses dans un canal de ce genre; tout cela a été longuement discuté et suffisamment élucidé lors de la réunion du congrès, le 15 mai 1879, au siège de la Société de géographie de Paris. Du moius M. Menocal a-t-il réduit de 17 à 7 le nombre de ces écluses. D'après le commander H.-C. Taylor (voir le Bulletin de l'American geographical Society), la largeur du canal variera au plafond de 80 à 120 pieds, et à ligne d'eau de 80 à 300; la profondeur en sera de 28 pieds. L'on sait que les dimensions du canal de Panama sont dans les terres de 56 mètres environ à la surface et de 22 mètres au plafond, avec une profondeur minima de 8m, 5 ,50 aux plus basses eaux, et dans les roches dures de 28 mètres à ligne d'eau et de 24 mètres au plafond.

La durée du privilège concédé à la compagnie sera de 99 ans, à partir de l'ouverture du canal, avec faculté pour elle de construire et d'exploiter un chemin de fer sur l'ensemble ou une partie du parcours, pour le bien du service. Pendant ce temps, l'État s'engage à n'accorder aucune autre concession pour l'ouverture d'un canal interocéanique je crois bien en effet que deux voies maritimes pourront longtemps suffire à la traversée de l'itshme. Du reste, l'État s'interdit de concéder un chemin de fer pouvant faire concurrence au canal pour le transport des marchandises, tout en se réservant d'autoriser les voies ferrées destinées à favoriser le commerce et le trafic intérieur, et même une voie ferrée interocéanique si le canal ne suffit pas aux exigences du commerce de toutes les nations.

Tout naturellement le gouvernement déclare neutres, pour son propre compte, pendant la concession, les ports et les eaux du canal de l'une à l'autre mer, aucune guerre ne pouvant interrompre le transit, tout navire et toutes personnes pouvant transiter moyennant le payement des droits établis. Le passage des vaisseaux de guerre sera réglé par les traités du Nicaragua avec les autres nations, et d'ailleurs le canal sera interdit aux navires de guerre de toute nation qui serait en guerre avec le Nicaragua ou toute république du Centre-Amérique. Le Nicaragua s'engage à intervenir auprès des nations étrangères pour obtenir la neutralité du canal et d'une zone de terre parallèle.

La compagnie du canal de Nicaragua à laquelle est accordée cette concession, ne pourra la transmettre qu'à une compagnie d'exécution qu'elle se réserve de former, mais non point à un gouvernement étranger. Évidemment en rédigeant cette clause, le Nicaragua obéissait à un sentiment de crainte plus ou moins fondé de voir les États-Unis s'emparer de ce canal, si jamais il est

construit.

Nous ne voulons point insister sur les conditions préléminaires de cette concession, mais disons au moins que, toujours dans le même esprit, le Nicaragua en vertu de la maxime: Timeo Danaos et dona ferentes, réserve 5 p. 100 au moins du capital de constitution de la compagnie aux gouvernements et citoyens du Centre-Amérique qui voudront y souscrire. Le gouvernement se réserve de nommer un des membres du comité de direction.

1. Pied anglais = 0m, 3047.

Selon le contrat, le canal doit remonter la vallée du fleuve San-Juan jusqu'au lac de Nicaragua, où sera choisie la direction la plus opportune pour établir la communication avec le Pacifique. Il laisse à la compagnie toute latitude pour le choix du tracé du canal et pour l'emplacement des ports à établir à chacune des extrémités. Il est cependant spécifié que, si la compagnie est obligée d'abandonner sur un point quelconque le cours du San-Juan et d'ouvrir un canal latéral, le gouvernement se réserve le droit de forcer la compagnie à établir une communication entre la partie non canalisée de ce fleuve et le canal au moyen d'une série d'écluses adaptées à la navigation de bateaux tirant 6 pieds. Du reste, cela n'entraînerait nullement pour la compagnie l'obligation de rendre ou d'entretenir navigable pour les petites embarcations la partie basse du San-Juan, mise ainsi en communication avec le canal.

D'après des renseignements plus précis, le canal projeté commençant à Puerto, suivra la vallée du rio Grande, puis celle du rio Lajas, et cela jusqu'au lac Nicaragua, la partie supérieure du cours du rio Grande devant être réunie au rio Lajas par un canal spécial. Le canal traversera ensuite le lac depuis la bouche de ce dernier cours d'eau jusqu'au point où sort le rio SanJuan; puis il suivra celui-ci jusqu'à la vallée dont la partie basse est arrosée par le petit rio San-Francisco. Les eaux du San-Juan seront surélevées et retenues par un grand barrage à Ochoa, à l'est de l'embouchure du rio SanCarlos. Il y aura encore une autre digue pour séparer le San-Francisco du SanJuan. Ainsi sera créé un grand lac artificiel ayant même niveau que le Nicaragua. Il faudra creuser un petit canal pour unir le San-Juan au bassin du SanFrancisco. La voie interocéanique traversera ensuite par de longues courbes les montagnes qui l'enserrent, d'où elle sortira pour gagner directement Greytown.

La longueur totale du canal sera, paraît-il, de 169,8 milles, dont 40,3 seront à excaver. L'on sait que le canal de Panama n'a au total qu'une longueur de 73 kilomètres; on voit donc combien serait allongée la traversée de l'isthme américain par le Nicaragua. D'ailleurs, d'après les évaluations de M. Menocal lui-même, la dépense atteindrait 12 807 240 livres sterling.

La compagnie du canal de Nicaragua s'engage à construire un canal unissant le lac de Managua et le fleuve Tipitapa, dans les environs de Pasquier, et navigable pour les bateaux de 6 pieds de tirant d'eau et de 50 pieds de long, canal qui deviendra propriété de l'État.

Le gouvernement, sachant bien sauvegarder ses intérêts, et ne s'exposant pas à une responsabilité hasardeuse, ne donne à la Compagnie aucune subvention, aucune garantie; il lui fait seulement quelques concessions dont nous dirons un mot tout à l'heure.

Un grand port avec phare de première classe devra être construit à chaque extrémité du canal; sur le lac seront également établis deux ports, mais de moindre importance, et avec des phares correspondants.

Tous les terrains et emplacements nécesssaires pour la construction aussi

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bien que pour l'exploitation du canal, pour le lit en lui-même comme pour les accessoires, magasins, dépôts, phares, quais, etc., seront mis par l'État à la disposition de la Compagnie; parmi ces terrains, ceux qui appartiendront à l'État seront cédés gratuitement; pour les autres, la Compagnie sera substituée à l'Etat en ce qui concerne la faculté d'exproprier, puisque les travaux ont été déclarés d'utilité publique. Spécialement, le gouvernement s'engage à fournir au moins 1000 manzanas de terrain entre le lac et le Pacifique, mais devant être employées uniquement pour le cours du canal, les rades, les ports, etc.

Un autre avantage est accordé à la Compagnie; c'est le droit de prendre gratuitement dans les terrains appartenant à l'Etat, les matériaux, bois, pierre, chaux, terre à briques, pouvant être utilisés pour la construction du canal. De même elle aura la possibilité d'occuper temporairement dans le même but ces mêmes terrains.

Le gouvernement donne aussi à la Compagnie des terres incultes en lots de dimensions variables, alternant avec des lots semblables qu'il se réserve, sur la rive du San-Juan, depuis la mer jusqu'au Castillo Viejo; ces terrains, parallèles au canal, auront 3 milles de long sur 6 de large; du Castillo au lac, lots de 2 milles en tous sens sur la droite, et à gauche de 3 sur 4; sur la rive sud du lac jusqu'à la rivière Sapoa et de là jusqu'à la rivière de Las Sajas, lot de 1 mille sur 2. Enfin la Compagnie pourra choisir dans des lieux incultes 40 lots de 4 milles sur 5. L'État conserve du reste le droit d'occuper dans lesdits terrains les emplacements qui pourront lui être nécessaires pour les chemins et édifices publics. Mais la Compagnie aura la pleine propriété de toutes les mines d'or, d'argent, de charbon, carrières, etc., situées dans ces terrains.

La Compagnie aura en principe le droit d'utiliser, et même de modifier tous les lacs et cours d'eau de la République jugés nécessaires pour assurer l'exécution et l'alimentation du canal.

La plus large liberté de transit devant régner sur le canal, les navires y pourront décharger et recharger là où ils seront obligés de s'arrêter pour cause de réparations, de changement d'arrimage, d'allègement, etc., sans subir aucune perception; bien plus il y aura sur chaque rive une zone libre d'une étendue de 100 yards; bien entendu cette zone n'existera pas sur les rives du lac.

Chacun des ports des deux extrémités du canal sera déclaré port franc; de même la République n'établira aucun droit de tonnage, d'ancrage, de pilotage, de phare ou autre sur tous navires, marchandises ou passagers utilisant cette voie, les seuls droits à payer étant perçus par la Compagnie.

Nous avons à relever dans ce contrat une clause bien caratéristique, indiquant l'aversion de l'Américain pour la race jaune. La Compagnie pourra introduire librement des immigrants sur les terrains à elle concédés, à l'exception des Asiatiques.

Le Nicaragua spécifie une diminution de 50 p. 100 sur les péages à établir par la Compagnie pour les navires battant son pavillon et appartenant exclusivement à ses nationaux, ou pour ceux partant d'un de ses ports chargés en totalité de

1. La manzana = 4600 mètres carrés.

2. Yard 91 centimètres.

produits du pays. Ses vaisseaux de guerre et ceux du Centre-Amérique ne payeront aucun droit.

Par un contrat ratifié le 16 mars 1877, la République avait accordé à M. A. Pellas un privilège exclusif pour la navigation à vapeur sur le lac et le San-Juan del Norte; la Compagnie aura le droit de l'exproprier.

Nous n'avons pas besoin d'insister sur les autres avantages concédés à la Compagnie par le Gouvernement au point de vue du payement des impôts, des franchises établies au profit des matériaux, des instruments, des appareils qu'elle devra introduire pour la construction ou l'entretien du canal.

Du reste, le Nicaragua sait se ménager des compensations en raison des concessions qu'il fait il doit recevoir en actions, bons, certificats, etc., entièrement libérés au moins le 6 p. 100 du capital émis par la Compagnie, représentant au moins 4 millions de piastres 1.

Ce serait sortir de notre cadre que de parler des conditions d'émission du capital. Aussi dirons-nous simplement que, au bout de 99 ans de concession, le gouvernement deviendra plein propriétaire du canal et de tout établissement servant à son exploitation, sauf à le concéder pour une nouvelle période de 99 ans à la Compagnie, qui alors ne le tiendra qu'en ferme; après quoi le gouvernement sera libre de le donner à ferme à qui bon lui semblera.

Par une clause originale, le contrat décide que, en cas de différend insoluble entre la Compagnie et l'État, on recourrait comme dernier arbitre à un des représentants diplomatiques accrédités au Nicaragua.

Mais tout en signant et approuvant ce contrat, la République, en redoutant bien légitimement l'inexécution, a ménagé plusieurs causes de caducité, et a spécifié plusieurs conditions à remplir par la Compagnie, et qui sont destinées à protéger ses propres intérêts.

Tout d'abord la Compagnie devra, avant un an, commencer les études définitives du canal, et, un an et demi après, elle devra les avoir terminées et avoir commencé les travaux d'exécution; pour que ces travaux puissent être considérés comme commencés, il faudra qu'on y ait dépensé au moins 2 millions de piastres pendant la première année. Dans un autre délai de dix ans, le canal devra être ouvert à la navigation maritime, sauf en cas de prorogation de délai pour événement de force majeure.

A l'époque où ces renseignements nous étaient adressés, le concessionnaire avait déjà versé 20 000 piastres d'acompte sur les 100 000 dont nous venons de parler, ce qui suppose qu'il a bien réellement l'intention de mettre à exécution le contrat qu'il a signé.

Mais il est probable qu'il comprendra le danger de cette entreprise, et qu'il aimera mieux perdre cette partie de son cautionnement que de se lancer plus avant dans une voie aussi hasardeuse. Et bien que notre consul du Centre-Amérique estime que ce projet a des chances beaucoup plus sérieuses que tous les projets antérieurs, je crois que le canal de Nicaragua a au moins le tort de venir trop tard pour lutter contre celui de Panama.

DANIEL BELLET.

1. Piastre d'argent

=

5 fr. 41.

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