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L'aventure de Villegagnon et la polémique qui l'a suivie ont, nous l'avons dit1, marqué le moment précis où « les terres neufves d'Occident» vinrent à la mode en France. Le livre de Belon sur « les singularitez » du Levant et la vogue qu'il a eue peuvent nous fournir un point de repère semblable pour les terres quasi neuves d'Orient.

Nous n'étonnerons personne en disant que, malgré les longues guerres, la gloire de Soliman « le Magnanime », les ambassades secrètes de Frangipani, Rincon, la Forest, Merveille, les Turcs étaient mal connus en Europe et même en France. Ils étaient un épouvantail; on repoussait avec indignation, on cachait avec honte les rapports amicaux avec eux; la France même subit leur alliance comme une nécessité : « Quand les loups attaquent mon troupeau, disait François Ier, il faut bien que je me serve des chiens pour le défendre. » Bien plus, le vieil esprit des croisades resta persistant, malgré l'alliance d'occasion; en 1516, en 1620 et en 1685, des plans de campagne contre les Turcs furent faits ou approuvés par les rois de France. L'alliance fut abandonnée en 1559 et reprise seulement en 1604.

Cette disposition d'esprit à l'égard des Turcs n'était pas favorable à une étude impartiale de leurs mœurs; elle décourageait plutôt qu'elle n'appelait une investigation curieuse de leurs forces et des ressources de leur jeune empire.

Quelle est, en effet, la nature des publications qui se rapportent à eux jusqu'à Belon?

On en compte une trentaine depuis l'invention de l'imprimerie.

1. Voy. la Revue de mai-juin 1885.

2. Les trois originaux sont à la Bibliothèque nationale. Cf. la Revue de Géographie, juin-juillet 1877.

REVUE DE GÉOGR.

DÉCEMBRE 1887.

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Sur ces trente environ, quinze sont des relations de pèlerinage å Jérusalem, ou des histoires des croisades; quatre des récits du siège de Rhodes; quatre des récits apologétiques sur la prétendue conversion du Sophi de Perse (Ismaël) et ses démêlés avec le sultan; quatre encore ont la prétention de décrire les coutumes des Tures; deux ou trois enfin, sous le titre de Cosmographie ou d'Histoires variées, dressent une sorte de statistique morale des peuples d'Europe et d'Asie alors connus.

Tous ont un commun caractère : ils sont inspirés par la haine des Turcs.

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Prenez le Livre appelé Mandeville (8 février 1480)1, le Voyage et pèlerinage d'Oultremer au Saint Sepulchre traduit de Bernard de Breydenbach par le frère Jean de Hersin (18 février 1489); la Relation de Jacques Lesaige, marchand de drap de soye demourant à Douay3», qui alla de Douay à Hierusalem, Venise, Rhodes, Rome et aultres passaiges, en 1518 »; la Grande et merveilleuse et très cruelle oppugnation de la noble cité de Rhodes, « rédigée par FrançoysJacques, bastard de Bourbon »; la Fleur des histoires du Levant, de Fr. Haycon, seigneur du Cort, cousin germain du roi d'Arménie, écrite en 1300, publiée en latin à Haguenau et en français à Paris en 1529, rééditée à Lyon en 1585; les Coustumes des Turcs de Richer (1540), la Syriæ descriptio du célèbre Guillaume Postel (1540, 1553); la Description de la cour du Grand Turc de Geffroy (1543), les Misères et tribulations que les chrestiens tributaires et esclaves tenus par le Grand Ture souffrent et sont contraints endurer, par Barthélemy George, « pèlerin de Hierusalem », ouvrage réédité en 1545, 1566, 1598, 1600: tous ces récits sont animés du même esprit que le dernier cité. Ils tendent tous, même celui de Postel, qui pourtant était un savant, et qui fut envoyé par François I en Orient pour rechercher des manuscrits, à surexciter les passions

1. Jean de Mandeville, gentilhomme anglais, fit son voyage en 1355. Le texte latin et la traduction de son récit ont paru la mème année à Venise et à Lyon (1480), une 2e édition de la traduction à Paris (1487).

2. A Lyon, in-f; édition latine à Mayence, 1486; édition française à Paris, 1517-1522.

3. Récit curieux, réédité à Cambrai (1523); le premier volume, parait-il, sortit des presses de Cambrai. - L'auteur est un pèlerin facétieux. Voici l'épigraphe de son livre: «Che present livre a fayct ung nomé Jacques Le Saige Lequel est bien sarpilit de langaige Grand crocheteur de boutelle et flacquon

Je prie Dieu qu'il lui fache pardon. »>

Dans

4. Professeur de mathématiques et d'hébreu au Collège de France en 1539. son Traité de la République des Turcs, paru en 1560 (chez Marnef, Poitiers), il dit

chrétiennes contre l'ennemi séculaire du christianisme. Ils parlent du Turc comme l'avait fait Pie II dans sa fameuse Cosmographie, qui était une sorte de manifeste de croisade.

Voici, par exemple, un livre de grande renommée au xvr° siècle, composé en latin en 1520, traduit en français sous le titre Recueil de diverses histoires et offert à Charles-Quint lors de son passage en France en 1539, revu et corrigé en 1553 par Antoine Dumoulin, «< homme de bon jugement et d'érudition non vulgaire », réimprimé plusieurs fois dans la dernière moitié du siècle : il peut être regardé comme un résumé des publications déjà faites sur l'Europe, l'Afrique et l'Asie. L'auteur dit expressément : « De ce qu'en ont amplement traicté le père des hystoires Hérodote, Diodore Silicien, Berose, Strabo, Solin, Trogue Pompée, Ptolémée, Pline, Cornele Tacite, Denys Affriquain, Pompone Mele, Cesar, Josephe, et des autheurs de nostre temps, Vincent, Eneas Silvius, qui depuis eut le nom de Pie second, Antoine Sabellique, Jean Nauclere, Antoine Calepins, Nicolas Perot, en leurs cornucopies, et plusieurs autres excellents autheurs, j'en ay fait un petit abrégé... avecques ce maintes autres choses que je puis dire estre miennes et nouvelles. Comment ce géographe éclectique traite-t-il les Turcs? Dans le prologue, il les présente comme des envoyés de Satan qui, « depuys que la vraye lumière est apparue, afin d'icelle obscurcir, auraient engendré maintes sectes entre les humains ». Pour en faire foi, il montre que « tous ceux d'Asie la mineure, d'Arménie, d'Arabie, Perse... et tous autres qui sont soubs l'obéissance du Turc, observent curieusement la plupart ce Mahomet épileutique, et sa doctrine insensée, en délaissant nostre Seigneur Jesuschrist ». Quand il vient à en traiter dans le corps de l'ouvrage (liv. II,ch.x1), il commence par exposer la doctrine de ce «faux prophète Mahomet » et les progrès de l'islamisme : il insiste ensuite sur la forte organisation militaire des Turcs, qui ne s'est que trop appesantie sur les chrétiens, puis sur leurs cérémonies et croyances, qui font le plus de contraste avec les chrétiennes. Après cela, par une disgression significative, il consacre tout un chapitre (liv. II, ch. XII) à l'exposition de la religion chrétienne, à son histoire, ses fêtes, ses cérémonies, son excellence. N'est-ce pas mettre le monde chré

nettement (III partie) qu'il expose la puissance et revenu de l'empire turc pour donner vouloir et moyen de tels païs et richesses conquérir aus princes et peuples très chrestiens et ainés au droict du monde ».

tien en face de l'Islam et trahir ces arrière-pensées de frayeur et de haine dont très peu de personnes savaient alors se défendre en Occident?

Telle n'est pas la préoccupation de Belon. Comme ses prédécesseurs, il expose la doctrine de Mahomet et en fait ressortir les étrangetés. Mais combien l'esprit est différent! Il n'y met ni acrimonie ni injustice. Il ne fait jamais un retour sur le christianisme vaincu et remplacé en Asie. Il n'a d'autre but, en faisant l'exposé de la doctrine, que de faire connaître la raison des coutumes turques. En cela encore il suit une méthode sévèrement scientifique; et si parfois, au travers des détails qu'il rapporte, il exprime son sentiment personnel, ce n'est pas l'indignation du chrétien qu'on saisit, mais plutôt le scepticisme railleur du savant. Il fait, en un mot, comme il dit : « Nous a semblé bon mettre un petit discours de Mahomet à part, tel possible que personne n'a encore mis en nostre langue, sans toutefois que personne s'en trouve aucunement scandalisé, afin qu'il nous soit plus facile que par cy-après puissions faire entendre la raison pourquoy les mahométistes se maintiennent en telle manière de vivre. »

La conséquence de cette heureuse disposition d'esprit est que Belon note le bien et le mal avec exactitude et liberté de jugement; il a les mêmes qualités dans ses observations morales et dans ses observations naturelles; il a découvert et fait connaître l'état social de la Turquie de la même façon que ses productions. Son livre est la première géographie scientifique du Levant.

Il rendit de réels services. Le premier de tous fut d'apprendre aux Occidentaux que les Turcs n'étaient point aussi féroces ni aussi barbares qu'on les représentait. Tout étranger, dit-il, estant habillé à la mode des Turcs, ayant un sauf conduit de la Porte, c'est-à-dire un passe port de la cour du Grand Seigneur et un droguement pour lui servir de guide pourra aller par tous les pays où bon lui semblera sans qu'il luy soit faict aucun mal non plus qu'à un habitant du pays ». La légende du fanatisme cruel qu'on a soigneusement entretenue n'est, il le démontre, qu'une légende. Tout au contraire, les Turcs« sont moins scrupuleux que les Grecs et que beaucoup d'autres nations; ils permettent que les Grecs chrestiens facent leurs prières sur la terre sellée (de Lemnos) en leur

1. Livre III, et passim.

présence, et eux-mêmes assistent et aydent aux Grecs...; ils font des aumosnes aux caloières (moines) grecs... ; le Grand-Turc laisse vivre les patriarches grecs en leur religion, moyennant qu'il en ait le tribut; il laisse les nations chrétiennes de toute confession et de tous pays, jusqu'à plus de douze, se tenir au Saint-Sépulchre, y avoir chacune une chapelle à part soy entretenue par les princes de leurs provinces, les religieux de toutes les susdictes nations entrer léans et sortir quand ils veulent sans rien payer...; en un mot, les Turcs ne contraignent personne de vivre à la mode turquoise, aïns est permis à un chacun vivre en sa loy ». Ils n'ont même pas commis ces actes de brigandage, ces sottes destructions qui ont tant ému l'Europe chrétienne au temps où les savants grecs vinrent chercher refuge en Occident. « Les Turcs ont tousiours eu ceste coutume que quelque chasteau ou forteresse qu'ils ayent jamais pris est demeuré au mesme estat en quoy ils l'ont trouvé car ils ne démolissent jamais rien des édifices et engraveures. » A Rhodes, par exemple, les bastiments des chevaliers tant francoys que d'autre nation sont encore partout en leur entier; les Turcs n'ont rien osté des armoiries, peinctures, sculptures, et engraveures et escriteaux qu'ils y ont trouvé ». Enfin, au lieu de cet isolement farouche où l'on croyait que les Turcs aimaient à vivre en Europe, où le vulgaire se persuadait que les rois chrétiens, sauf le roi de France, tenaient à honneur de les laisser, que trouve Belon, et que rapportet-il?«Que toutes les républiques et grands seigneurs d'Europe ont leurs ambassadeurs à Constantinople et principalement quand la paix est universelle entre les princes, et que les ambassadeurs tant des républiques comme des seigneurs chrétiens, comme celui de France, de Venise, de Ragouse, Chio, Florence, Transylvanie, Hongrie et autres, se tiennent communément en Pére, excepté celuy de l'Empereur qui est logé dedans la ville de Constantinople. » Il trouve des consuls de Florence à Alexandrie, de Venise à Candie, à Rhodes, à Alexandrie, à Rosette, à Damas. Il est témoin de la considération dont jouissent près de la Porte les envoyés de France, M. d'Aramont, si libéral envers ses compatriotes et si influent auprès du sultan, le comte Jacques de Cambray qui fait l'intérim de l'ambassade pendant que d'Aramont accompagne le sultan contre le sophi de Perse, M. de Fumet, qui visite tout l'Orient en même temps que Belon, avec une garde de janissaires fournie par le sultan. «Nous le trouvasmes, dit Belon, à Constantinople estant pour lors ambassa

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