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montrent dans la conduite de l'armée une incapacité prodigieuse. Ils n'étaient point encore arrivés au Danube que les Russes avaient déjà attaqué Hotin. Toutefois les Russes furent repoussés au premier choc au-delà du Dniester; mais le grand vizir, au lieu de les poursuivre, se dirige vers Bender et perd ainsi l'occasion la plus propice pour écraser ses ennemis. Le sultan Moustapha lui fait couper la tête et nomme à sa place Moldavantschi Ali Pascha. Celui-ci, pour ne point encourir le sort de son prédécesseur, passe le Dniester à plusieurs reprises; dans une de ses poursuites il est surpris par une pluie torrentielle qui coupe son armée en deux, et, attaqué par les Russes, il est totalement battu dans un combat des plus acharnés (17 et 18 juillet 1769); un petit nombre seulement de Turcs put échapper au massacre. La suite de cette victoire des Russes fut l'occupation des principautés roumaines.

Avant que la guerre fût déclarée, la Russie, prévoyant la possibilité d'une rupture, avait entrepris de travailler les MoldoValaques, afin de réveiller en eux les sympathies pour la Russie, lesquelles commençaient à s'assoupir à la suite de deux essais infructueux pour délivrer leur pays de la domination barbare des Ottomans. Elle envoie à plusieurs reprises des émissaires sous le masque de négociants pour exciter le peuple à la révolte et surtout à la fuite en Russie, et montrer ainsi à l'Europe à quel degré la domination turque était insupportable aux Roumains et combien ils désiraient celle de la Russie1.

Les Moldaves, voyant les Russes s'avancer de nouveau vers leur pays, envoient une députation au prince Galitzin, commandant du corps d'armée qui allait occuper la Moldavie, pour lui offrir la soumission du pays. Le prince remercie avec effusion le métropolitain pour ses félicitations et le prie de faire savoir aux habitants de la Moldavie qu'il leur arriverait bientôt des secours de la part de l'auguste et miséricordieuse impératrice. Le baron de Elmpt passe peu de jours après avec un corps d'armée en Moldavie, chasse le peu de troupes turques qui s'y trouvaient et entre à Jassy le 26 septembre 1769. « Il entra dans la ville en grande solennité, les troupes bien équipées et régulièrement disposées, se

1. Sur les émissaires Jancoroff et Tschernakapsas, voir les documents relatifs à l'histoire des Roumains, tirés des archives de Vienne par Eudoxe de Hourmouzaki, publiés sous les auspices du ministère des cultes. Bucharest, 1878, vol. VII, pag. 58 et 61.

présentant aussitôt à l'église cathédrale avec les généraux, leurs officiers, le métropolitain, les boyards et le peuple qui se trouvait présent. La croix et l'évangile étant placés sur un pupitre au milieu de l'église et les cierges allumés, le métropolitain lut à haute voix le serment, tout le monde tenant la main droite élevée avec les deux doigts (le 2o et le 3o) étendus et dirigés en haut. Après la lecture tous les assistants baisèrent la croix et l'évangile et inscrivirent leurs noms dans la feuille de serment. La même disposition fut suivie dans tous les districts, car dans chaque chef-lieu on avait envoyé de pareilles feuilles de serment, lesquelles, après avoir été lues dans l'église de chaque village, étaient signées par le prêtre, les diacres et tous les jurés; puis ces feuilles, ainsi certifiées, étaient portées à la chancellerie 1. »

La formule du serment prêté était la suivante :

« Je soussigné jure et promets devant le Dieu tout puissant et son saint Evangile que je me suis soumis de plein gré à la domination de Sa Majesté la trop miséricordieuse impératrice Catherine Alexievna, seule dominatrice de toutes les Russies, d'obéir à toutes les dispositions qu'elle jugera convenable d'introduire dans le pays, de contribuer de tout mon pouvoir à l'entretien de l'armée destinée à notre défense et à celle de notre religion chrétienne qui gémit sous le joug des Mahometans, de considérer les ennemis de l'armée russe comme les miens propres et de me conduire en tout comme un esclave fidèle, bon et soumis à Sa Majesté, ainsi qu'il convient en tout à un adorateur de la vraie religion. Pour la confirmation de ce serment j'embrasse mes propres paroles et la croix de mon sauveur. Amen! »

Le baron de Elmpt, après avoir ainsi reçu la soumission du pays, demande des informations sur le nombre des districts et des villes de la Moldavie, le commerce, la quantité de produits et de provisions que le pays peut fournir, les relations entre les boyards et les paysans, les redevances payées à la Porte et au prince, et bien d'autres détails. Toutes ces informations jointes au serment rapporté plus haut prouvent jusqu'à l'évidence que la Russie avait l'intention manifeste d'incorporer les provinces roumaines à son vaste empire. Le baron de Elmpt ordonne ensuite, sous la menace de terribles châtiments, de livrer les provisions qui seraient cachées et d'empêcher l'exportation de n'importe quelle denrée qui pourrait être nécessaire à l'armée russe et demande

1. Archive roumaine, publiée en roumain par M. Kogalnitschano, p. 132.

enfin au pays de choisir un personnage du clergé et deux représentants de la noblesse pour aller porter aux pieds de la très puissante impératrice les remerciements pour la miséricorde qu'elle lui a montrée en envoyant ses armées à son secours et en le délivrant ainsi de l'esclavage.

L'impératrice Catherine, désireuse de faire connaître ses intentions à l'égard des chrétiens d'Orient, et de montrer que la guerre entreprise contre les Turcs lui donnait l'occasion de lutter pour la liberté de ses coreligionnaires, mettant ainsi en pratique la politique inaugurée par Pierre le Grand, publie un manifeste dans lequel elle s'efforce de prouver que la Porte lui a déclaré la guerre par haine pour la religion orthodoxe, et notamment à cause du secours qu'elle a fait parvenir aux dissidents en Pologne; << que la domination barbare des Turcs cherche à rejeter dans l'abîme de l'impiété l'âme des chrétiens qui vivent dans la Moldavie, la Valachie, la Bulgarie, la Bosnie, la Herzégovine, la Macédoine, et dans les autres provinces de l'empire ottoman1. >>

Les Russes, après avoir occupé la Moldavie, passent en Valachie, où ils sont appelés par Grégoire Ghyka (le même qui fut décapité en 1777) et par un parti de boyards, en tête desquels figurait le spatar Cantacuzène, l'archimandrite d'Ardgesche et le commandant de la garde albanaise du prince. Cette complicité de Ghyka avec les Russes explique seule comment il se fait que ce prince, qui avait tout le temps de se sauver en Turquie, fut pris par les Russes. Il fut conduit à Pétersbourg avec tous les honneurs dus à son rang; l'impératrice lui fait cadeau d'une précieuse tabatière en brillants, reçoit son fils dans le corps des cadets, et charge enfin ce prince d'aller à l'armée pour entamer les négociations avec les Turcs, et essayer de connaître ce qu'ils voudraient bien céder pour la conclusion de la paix. Voilà pourquoi les Russes soutiennent plus tard la candidature de Ghyka au trône de Moldavie en 1774.

Le prince de Moldavie, Grégoire Callimaque, passe aussi aux Russes et détourne les cent bourses envoyées par les Turcs pour l'achat de provisions. La Porte, prenant connaissance à temps. de sa trahison, lui fait couper la tête, et le remplace par Constantin Maurocordato qui est pris à Galatz par les Russes et amené à Jassy où il meurt bientôt après. En Grégoire Ghyka les Turcs avaient une plus grande confiance, car il avait été élevé au trône

1. Documents de Hourmouzaki, VII, p. 63.

de Valachie sur l'insistance du khan des Tatares, après l'ouverture des hostilités, au lieu du trop jeune Alexandre Ghyka, et les Turcs ne voulurent croire à sa trahison que lorsqu'il se fut laissé prendre par les Russes.

Les députés chargés d'aller déposer l'hommage aux pieds << lumineux » de l'impératrice portaient avec eux des missives au nom du pays, dans lesquelles l'impératrice est exaltée avec un servilisme poussé jusqu'à l'adoration. La lettre moldave, après avoir élevé les hauts faits de Sa Majesté au-dessus de ceux entrepris par Constantin contre Maxence, montre comment << à l'aspect des armées éternellement victorieuses de Sa Majesté et devant l'emblème de la sainte croix, les païens furent pris d'une telle épouvante que les eaux du Dniester et celles du Danube leur semblèrent des lieux de délices et, se jetant à corps perdu dans leurs vagues, ils mesurèrent la profondeur des fleuves, devenant la proie des poissons et des oiseaux... Nous rendons grâces au ciel par des louanges et des chants continuels, et remercions la sainte Trinité, une et indivisible, parce qu'ayant pitié de nous, elle a raffermi le cœur de Sa Majesté sereine et toute puissante, afin de nous sauver de l'esclavage des Ottomans, nous adorateurs de la même foi, et comme des serviteurs très soumis et très reconnaissants, nous apportons le tribut de nos plus chaleureux remerciements pour l'accomplissement des désirs si ardemment souhaités depuis tant d'années, d'être défendus contre les périls par votre toute puissante protection. » Puis après les louanges les plus exagérées et l'élévation jusqu'aux nues de l'impératrice, la missive ajoute: « Nous, habitants de la Moldavie, apportons comme des esclaves rampants la soumission la plus servile avec toute la bonne volonté et du meilleur cœur. » Vers la fin, elle éclate en un lyrisme aussi pathétique que de mauvais goût en ces termes : << O trop miséricordieuse impératrice et trop douce maîtresse, ne nous abandonne point, nous les esclaves de ta Majesté qui partageons la même foi, ombrage-nous de ta force, etc., etc., etc., » termes par lesquels cet acte d'un servilisme tout oriental finit d'une manière tout à fait digne de son commencement. La lettre valaque, quelque peu plus courte, se distingue par les mêmes qualités et embrasse jusqu'aux « genoux et à l'empreinte des pieds de Sa Majesté impériale et seule souveraine1. »

1. Archive roumaine.

Les Turcs, informés de la soumission des Moldovalaques aux Russes, se laissent emporter par la fureur et, par un fetwa du mufti, les font déclarer traîtres et livrer au pillage des armées musulmanes, ce qui contribue à jeter encore davantage les pauvres Roumains dans les bras des Russes.

Toutefois il ne faut pas croire que ces démonstrations de la part des Roumains fussent cette fois aussi sincères qu'elles l'avaient été du temps de Pierre le Grand. Alors le contact des Russes avec les Roumains avait été pour ainsi dire idéal; les Russes avaient été considérés à travers le prisme enchanteur de l'espérance, et le contact matériel avait été évité par le désastre du Pruth, qui empêcha les Russes de pénétrer plus avant dans les pays roumains. Mais déjà dans la guerre de 1736, la conduite de Munnich avait mécontenté les boyards et donné ainsi naissance aux premières désillusions des Roumains sur le compte des Russes. Dans la guerre qui nous occupe, les Russes, mettant la main sur les deux principautés, viennent en contact direct avec les Roumains, et il était de toute impossibilité que ce choc ne produisît une note discordante dans le chant harmonieux qui semblait s'élever de toutes les poitrines, pour célébrer la très puissante impératrice.

Le mécontentement des habitants éclate bientôt pour une cause toute naturelle l'approvisionnement des armées impériales. Et il ne faut pas oublier que c'était juste le point le plus sensible pour les pays roumains; car, si ceux-ci voulaient échapper à l'esclavage turc, c'était précisément à cause des abus que la Porte commettait dans l'approvisionnement de ses troupes. Les Russes, au lieu de leur apporter un soulagement sous ce rapport, les opprimaient tout autant, sinon davantage, par les exigences des armées impériales, de sorte que ce traitement devait fatalement donner naissance à l'idée que les Roumains n'avaient fait que changer de maître, sans que leur sort s'améliorât. Dans une plainte adressée au général Romanzov, on trouve entr'autres choses << que les habitants ne se refusaient point de contribuer pour leur part à l'entretien des armées impériales, mais en connaissance de cause, avec une certaine mesure et l'ordre nécessaire; car une foule de gens prennent tout ce qui leur tombe sous la main, sans aucun scrupule, des animaux aussi bien que d'autres objets en quantité bien plus grande que celle dont ils auraient besoin et seulement en vue de gaspiller, ce qui produit partout la ruine,

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