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PRONONCÉES

PAR J. DOMAT,

DANS LE TEMPS QU'IL EXERÇAIT LA CHARGE D'AVOCAT DU ROI AU SIEGE PRESIDIAL DE CLERMONT.

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HARANGUE

Prononcée aux assises de l'année 1657.

CETTE Coutume que nous renouvelons toutes les années, est aujourd'hui bien éloignée de son origine, et du dessein des lois qui l'ont établie. On convoquait autrefois les assises, pour y faire la lecture des ordonnances, et pour obliger les juges d'y venir répondre de leurs jugemens : mais c'était en un temps où les lois n'étaient pas encore si multipliées, que la lecture en fût longue, ni le souvenir difficile, et où les juges portaient eux-mêmes la peine de leur injustice. Maintenant il est arrivé, par un effet bizarre du déréglement ordinaire dans la condition de toutes les choses humaines, que la multiplication des abus, ayant donné sujet à la multiplicité des lois, et celle des lois ayant encore produit de nouveau, par une malheureuse fécondité, des désordres encore plus grands, il n'a plus été possible, ni de lire les lois, ni d'en punir les violemens.

Ainsi les rèmèdes cédant au mal, ces assemblées qui étaient destinées à la réformation des désordres et des abus, et qui étaient considérées comme une espèce de spectacle, où l'on faisait voir la justice à tout le monde, en la faisant sentir publiquement aux mauvais juges, ne servent plus qu'à la seule curiosité, et l'on n'y vient plus qu'avec le même esprit qu'on apporte aux occasions les moins sérieuses, de sorte que cette disproportion, qui se rencontre entre l'attente de ceux qui viennent nous écouter, et le dessein que nous devons avoir dans nos remontrances, serait un juste motif de nous tenir dans le silence.

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Ce n'est pas sans sujet que Dieu demande aux juges l'amour de la vérité, qui peut être appelée, selon que nous la concevons une lumière qui éclaire l'entendement, et le persuade par ellememe avec une clarté si pure, si manifeste, et toujours si égale et si invariable, qu'aussitôt qu'elle lui paraît, il l'embrasse comme son objet sans aucun mélange ni d'erreur ni de doute, et

sans aucun embarras de raisonnement. Par exemple, dans la justice dont nous parlons, cette lumière qui nous enseigne que nous ne devons pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu'on nous fit, est une vérité à laquelle on consent en même temps qu'on l'a connue, et c'est aussi l'une des règles de la justice; de même tous les autres préceptes de la justice, qui participent de cette clarté et de cette certitude, sont des vérités dont tout le monde est convaincu, et des règles sur lesquelles on est jugé ou juste ou injuste, selon qu'on s'y attaché, ou qu'on s'en éloigne; et parce que ces règles sont immuables et demeurent toujours les mêmes, soit qu'on s'en approche, ou qu'on s'en éloigne, il faut qu'elles soient quelque chose de plus relevé que l'esprit de l'homme qui est si changeant; ainsi, elles ne peuvent être que Dieu même.

Aussi est-il certain qu'il n'y a que Dieu seul qui soit toute vérité et toute justice, parce que la vérité est une règle et un modèle qui ne peut changer; et il n'y a que Dieu qui ne change point, et qui est l'idée et le modèle de toutes choses. Car, pour ne toucher que ce qui regarde notre sujet, lorsque Dieu, par exemple, établit l'ordre général de tout l'univers, et qu'il ordonne des devoirs de l'homme, il le fait en lui proposant sa loi, qui est la vérité, ce qu'un père de l'église a dit en ces deux paroles, la loi de Dieu, c'est la vérité, et la vérité c'est Dieu méme, Aug. 4. Conf. c. 9; et cette loi s'appelle justice. Ainsi, cette justice est la vérité; et si nous voulons monter jusques à la source, cette vérité c'est Dieu mème; mais pour descendre de cette loi et de cette justice universelle, qui comprend en général tous les devoirs de l'homme, à la justice dont nous pensons nous dispenser à cause de l'enchaînement où sont toutes les lois entre elles, de remarquer la disposition de l'ordre où Dieu a placé l'homme parmi le reste des créatures.

Cette disposition est telle que tous les hommes ensemble font une société naturelle, où tous sont destinés à une fin qui leur est commune; cette fin de l'homme, c'est la vérité, ou Dieu mème qui la règle, et qui le dispose de telle sorte, qu'il est au-dessous d'elle, parce qu'elle est au-dessus de tout, et qu'en même temps il est au-dessus de tout le reste des créatures, qui lui sont soumises autant par la nécessité que par la dignité de sa condition, comme des moyens qui lui sont donnés pour le conduire à cette fin.

C'est de cet ordre qu'il est dit dans la sagesse, que toutes choses ont été faites avec poids, nombre et mesure, Sap. 11. 21; car le poids dans les hommes, c'est l'amour qui leur est donné pour les porter à cette fin; et, dans toutes les autres créatures, le poids, c'est la pente qui les porte chacune en leur lieu, pour conserver l'ordre naturel de tout l'univers, afin qu'elles se trouvent en leur

place lorsque l'homme, pour qui elles sont faites, en aura besoin. Le nombre se remarque dans la multitude nécessaire de tout ce qui compose cet univers; et la mesure, c'est la règle de l'usage que l'homme doit faire de toutes les créatures qui sont pour lui.

Maintenant, on peut voir que les vérités ou les lois qui règlent cet ordre, font cette justice dont nous parlons, et dont il est dit dans un prophète, que la justice s'établit dans le poids et dans la mesure, Isaiœ 28. 17; car, ce sont ces vérités qui montrent à tous les hommes en général et en particulier ce qu'il faut faire pour conserver leur société, lorsqu'elles enseignent dans ces premières notions communes à tout le monde, que tous doivent vivre dans l'ordre, que personne ne doit troubler les autres dans le leur, et qu'il faut que chacun dans le sien ait la liberté de l'usage des moyens qui lui sont nécessaires pour aller à la fin, ce que nos lois, dans leur manière, expriment ainsi, mais toujours dans le même sens : vivre dans l'honnêteté, ne faire mal à personne et rendre à chacun ce qui lui appartient, § 3. de just, et jur.; ce qui fait les premiers préceptes de la justice.

Mais comme la vérité ne paraît jamais mieux que par l'opposition du mensonge, pour voir plus clairement l'étendue et la nécessité de ses préceptes généraux, il faut voir les désordres qui s'y opposent, et qui font le sujet de la justice qui nous occupe.

Le premier désordre qui arrive dans cette société universelle, et qui est la source de tous les autres, est que la plupart s'égarent dans la recherche de la fin, et qu'au lieu d'aller à la vérité par le poids de leur amour dans la mesure de l'usage des moyens qui les y conduisent, ils s'arrêtent sur ces moyens; et parce qu'ils y trouvent quelque vestige et quelque caractère de la vérité, qui en est le modèle, ils s'attachent à ces beautés particulières par où ils devaient seulement passer; et au lieu de s'en servir dans la mesure pour la nécessité qu'ils en ont, ils en veulent jouir sans bornes pour le plaisir qu'ils y rencontrent; et comme ils ne trouvent dans aucune de toutes ces choses la félicité qu'ils y cherchent, c'est une suite toute naturelle que le besoin qu'ils en ont, le plaisir qu'ils y goûtent, et la recherche inutile du repos qu'ils n'y trouvent pas, forment une soif inquiète qui les tourne vers. tous ces objets, et les attache en cent manières différentes à tous ceux où ils trouvent quelque complaisance. Or, comme presque tous les hommes sont dans le même égarement et dans la mème inquiétude, et qu'il faut que les volontés, qui sont dans cette soif malade, sortent de nécessité comme au dehors, pour aller chercher cette vaine félicité, lorsque les uns se la proposent dans les plaisirs, les autres dans les honneurs, et la plupart dans tous les deux, et dans tout le reste de ce qu'ils aiment, il arrive que toutes ces volontés, sortant comme hors d'elles pour aller à cette

recherche, elles se rencontrent dans le chemin, et, selon la force et l'attache différente de tous ces amours égarés, les uns ravissent ou diminuent l'honneur, le plaisir ou le bien des autres, qui sont tous ces moyens et tous ces objets; et par ce combat intérieur, qui est une suite infaillible du premier renversement de l'ordre, les liens de la société naturelle sont brises, la mesure et le poids sont dans le déréglement et la décadence, et toutes les vérités qui réglaient l'ordre sont violées lorsque presque tous sortent de leur place, troublent les autres dans la leur, et se ravissent la liberté et l'usage de leurs moyens.

Il n'est pas besoin maintenant de venir à des exemples particuliers, nous voyons assez dans cette idée générale, qui est l'égarement des volontés et la source de toutes les injustices, et nous voyons en même temps qu'elles ont tout cela de commun, qu'elles sont comme autant de fausses règles opposées à celles de la vérité. Il n'est pas nécessaire non plus de venir au particulier des autres préceptes de justice qui dérivent de ces premiers que nous avons touchés, il suffit de remarquer que ces premiers principes qui, par leur clarté, persuadent l'entendement, sont en même temps comme des sources de lumière, d'où découlent toutes les lois particulières, qui règlent l'ordre dans les diverses occasions, et qui, toutes, ne paraissent et ne sont en effet véritables que dans la dépendance et dans la participation de la vérité de ces premiers, qui se font voir par elles-mêmes, et font voir les autres en elles, comme cette lumière corporelle qui nous éclaire se voit ellemême par elle-même, et nous fait voir tout le reste que nous voyous, sans qu'il soit possible de rien voir que dans elle et par elle seule.

Et il est si certain que toutes les lois particulières sont des suites de ces premières vérités, que la contrariété même qui se trouve entre elles selon les temps et selon les lieux, en est un effet; car cela mème est encore une vérité, que, selon les temps et selon les lieux, il faut différemment ou permettre ou défendre la même chose.

Tellement que, comme il n'y a aussi qu'une seule lumière pour tous les yeux, il n'y a aussi qu'une seule vérité et une seule justice pour tous les esprits; et comme l'œil ne peut rien voir sans la lumière, il n'y a point aussi de connaissance certaine, ni de précepte de justice, dont la vérité ne soit la forme et le modèle.

Il est donc vrai que la justice en elle-même est la vérité, et pour en donner une preuve qui ne laisse plus aucun doute, nous l'avons dans l'écriture, qui nous apprend que la justice de l'ange et de l'homme était de demeurer dans la vérité, et que leur injustice a été de s'en éloigner; aussi nous voyons que l'iniquité s'appelle mensonge dans le langage de l'écriture, Joan. 8. 44.

et que, pour condamner ce mensonge, il n'y a que la vérité seule qui est offensée qui puisse juger, Joan. 14. 6.; c'est pourquoi elle dit d'elle-même dans l'évangile, que tout jugement lui a été donné, Joan. 5. 22., parce que pour juger il faut être au-dessus de ce que l'on juge, et que dans l'ordre que nous avons dit, elle seule est au-dessus de toutes choses.

De même encore dans la justice que nous exerçons, il n'y a qu'elle seule qui soit la justice, et qui puisse juger, parce que toutes les injustices particulières, qui découlent de la première, sont aussi comme elle des éloignemens de la vérité; c'est pourquoi, lorsque Moïse donna des juges au peuple juif, exod. 18. 21, il choisit des hommes qui fussent remplis et animés de la vérité, Joan. 18. 38; et, par la même raison, en un sens contraire, nous voyons que ce mauvais juge, qui demandait ce qu'elle était, fut indigne de la connaître parce qu'il ne l'aimait pas, et n'en faisait pas la règle de ses jugemens.

Mais comment se peut-il faire que cette vérité, qui est la règle éternelle et immuable, et qui est elle-même le principe et la fin de tout, ne nous tienne pas dans l'ordre qu'elle nous prescrit, et où il lui serait facile de nous maintenir ? c'est pour nous faire voir que ce n'est pas à elle, mais que c'est à nous à qui cet ordre est nécessaire; et c'est pour cela qu'elle en confie la conduite aux hommes, et leur sert de modèle s'ils veulent la regarder et l'aimer assez pour la suivre. Il est donc nécessaire que les ministres de la justice soient amateurs de la vérité, parce que c'est leur devoir de s'attacher à la règle, et de se mettre de son côté, afin de se rendre inflexibles comme elle, et de l'appliquer dans les rencontres où il est besoin de remettre l'ordre troublé. Et si un père de l'église a dit excellemment que notre vertu est l'ordre de l'amour, nous pouvons dire que notre justice est l'amour de l'ordre, comme elle est l'amour de la vérité qui le dispose; mais nous pouvons dire encore que, sans cet amour, on est incapable d'entrer dans les moindres fonctions de la justice. Et s'il ne nous est pas possible de le donner à ceux qui pourraient ne le pas avoir, nous espérons du moins de montrer l'indispensable nécessité qu'en ont tous ceux qui participent à ce ministère; et que mème ce n'est pas assez qu'ils aiment la vérité s'ils ne l'aiment au-dessus de tout.

La première nécessité qu'il y a d'aimer la vérité sur toutes choses, est la même nécessité qu'il y a de la bien connaître. Il est important de la bien connaître, afin de la discerner de l'injustice pour ne prendre jamais le change, et ne se pas imaginer qu'on la suit, lorsqu'on ne suit que sa passion; mais pour la connaître de cette manière, il est plus nécessaire encore de l'aimer, qu'il n'est nécessaire de connaître les autres choses avant qu'on

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