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les aime. Il faut donc aimer la vérité plus que tout pour la bien connaître; parce que si on ne l'aime pas de cette sorte, il faut de nécessité qu'on aime quelque erreur au-dessus d'elle par un autre amour qui ne pourra être qu'un amour aveugle, puisqu'il s'éloigne de la lumière, et, par conséquent, il sera impossible qu'on la connaisse; car si l'on aime, par exemple, son intérêt plus que la vérité qui s'y oppose, cet amour qui est dans l'erreur, élève un nuage contre cette lumière qui le condamne; et s'il arrive qu'elle soit si forte, qu'elle ne laisse pas de traverser ce nuage par quelque rayon, comme elle n'éclairera pas assez pleinement pour persuader, on opposera quelque raison à cette fai-ble lumière qu'on ne peut couvrir; et comme on ne manque jamais de raisons, et que les plus fausses paraissent des vérités à celui qu'elles favorisent, cet amour aveugle s'y arrêtera, et l'on n'ira pas à la vérité pour la discerner, parce qu'on ne l'a pas aimée.

Que si, au contraire, on aime la vérité plus que l'intérêt, on s'élèvera jusques à elle, et on la discernera tellement dans sa lumière, qu'on ne saura être ni touché, ni ébloui d'aucun autre objet. Nous verrons tout cela dans un exemple de notre sujet.

Nous savons que parmi ces règles dont nous avons parlé, il y en a deux entre autres, dont l'une enseigne qu'il ne faut condamner personne sans l'avoir entendu, qui est le principe d'où dérivent tous les détails légitimes et l'ordre de nos procédures; et l'autre, qu'il faut rendre promptement justice pour ne pas souffrir long-temps l'injustice. Un juge désintéressé, qui, par son amour, ira jusqu'à la source et à la pureté de ces règles saus s'arrêter à son intérêt, verra clairement et sera tout persuadé qu'il faut considérer les longueurs des formalités comme un temps ennuyeux qui doit enfanter la vérité entre les parties, et non pas comme une occasion de profit, et dans cette lumière il discernera la mesure pour étendre, pour abréger ou pour supprimer tous les délais et tous les actes d'une procédure. Au lieu qu'un juge intéressé, qui n'aimera pas la pureté de ces règles, sera incapable de faire ce discernement, et sur la fausse règle de son intérêt il regardera tous les actes de chaque procès comme des occasions de gain qu'il faut embrasser, sans se mettre en peine d'avancer dans la connaissance de la vérité qu'il devait chercher.

Que s'il arrive que ce mauvais juge connaisse encore quelque rayon de cette lumière, et qu'il sache grossièrement qu'il faut garder l'ordre de la procédure; comme il ne peut se servir utilelement de cette connaissance obscure et sans amour ni discernement de la vérité, il mêlera cette petite lumière dans sa con duite, et se formera par ce mélange une image et une figure de vérité dans le mensonge qu'il embrasse, pour se flatter de la pensée qu'il a fait justice parce qu'il s'en rencontre quelque

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ombre dans son avarice, et que les formalités ont servi de prétexte et d'illusion à son intérêt.

Et tout cela, c'est une suite nécessaire de ce que ce juge n'a pas aimé la vérité; car s'il l'avait aimée et qu'il l'eût été chercher jusque dans sa source, il aurait vu d'une part ce qu'il devait faire, et de l'autre il aurait appris que dans, toute l'étendue de ces règles, il n'y en a pas une seule qui parle pour son intérêt contre celui de la justice, et qu'au contraire elles ont toutes cela de commun, d'enseigner aux juges qu'ils doivent tout abandonner plutôt que d'en blesser la moindre, car autrement, ce ne seraient ni des règles, ni des vérités, si elles pouvaient fléchir pour'si peu de chose, que pour tous les intérêts ensemble de tous les juges de

la terre.

S'il est donc très important de discerner la vérité dans les objets des passions, il est de nécessité de l'aimer au-dessus de tous ces objets, qui sont les nuages qui l'obscurcissent ou qui la couvrent, afin que son amour, plus fort qu'aucun autre, dissipe et traverse tous ces brouillards pour aller jusqu'à sa lumière, et que la connaissance qui suivra, fasse croître encore le même amour qui l'a produit; car l'amour et la connaissance de cette beauté sont comme les anneaux d'une chaîne qui nous y attache, chacun des deux étant également la suite de l'autre.

Outre cette première nécessité, il y en a un autre bien plus importante, qui oblige tous les ministres de la justice d'aimer la vérité au-dessus de tout, parce qu'ils doivent toujours être en état d'entreprendre et de quitter tout, plutôt que de l'abandonner; et que c'est elle qui doit être le motif universel et comme l'âme de leur conduite, afin que dans les occasions difficiles ils l'embrassent et la défendent au péril de tout, et que dans toute la suite de l'exercice ordinaire de leurs fonctions ils travaillent pour elle avec une fidélité et une égalité qui fasse voir que c'est elle principalement qu'ils cherchent, et que nul autre amour ne les en sépare, ni n'altère son intérêt par le mélange

d'aucun autre.

Pour comprendre le besoin de cet amour, il faut seulement faire une réflexion, que l'expérience peut rendre également facile à tout le monde. Que l'objet que l'on aime au-dessus de tout, ne manque jamais de faire deux choses sur la volonté; l'une, qui l'attire si puissamment par son amour, qu'elle ne saurait s'arrêter sur aucun objet qui fût incompatible avec celui que nous supposons qu'elle aime plus que tous les autres; et l'autre, qu'il se rend le maître absolu de tous les mouvemens de la volonté, qui tous se portent vers cet objet par une pente générale et continuelle qui se découvre dans toute la conduite de la vie.

Ainsi, si un homme aime le bien plus que toutes choses, il faut de nécessité qu'il laisse périr son ami, et qu'il s'expose soi

mème plutôt que son bien, autrement ce ne serait pas le bien qu'il aimerait plus, et il faut encore que cet amour paraisse dans toute la suite des actions, qui ne manqueront pas de tendre ou à l'augmenter ou à la conservation de ce bien.

De même, au contraire, si l'on aime la vérité par dessus tout, on sera en état de quitter tout, plutôt que de l'abandonner, et l'on sera encore dans cette disposition générale de travailler toujours pour elle dans toutes les rencontres où il s'agira de son intérêt; et s'il arrivait autrement dans l'un et l'autre de ces deux exemples, il ne serait pas véritable, comme nous l'avons supposé, qu'on aimât ou le bien ou la vérité au-dessus de tout; car enfin, si l'on aime quelque chose plus que tout le reste, on ne va jamais proprement que là, et l'on y va de toutes ses forces.

Et cette grande puissance de l'objet qu'on aime, vient de la nature de l'amour; parce que, comme l'amour est le poids de la volonté, quelque part qu'elle aille, c'est toujours ce poids qui l'y porte; et si elle va vers son centre qui est cet objet, il faut qu'il l'y porte de toute sa force, sans qu'aucune résistance puisse arrêter la rapidité de son mouvement, et lors même que cet objet lui est ravi, sa pente ne s'arrête pas, il le cherche encore à travers de tous les obstacles; et selon les diverses impressions dont il sera touché dans les états différens où cet objet se rencontrera, cet amour qui est le maître, ou plutôt qui est lui-même tous les mouvemens de la volonté, en prendra toutes les figures; et soit qu'il poursuive dans le désir, soit qu'il combatte ses ennemis dans la colère, ou de quelque autre mouvement enfin qu'il s'anime, c'est toujours l'amour qui court à son centre. Comme l'eau qui sort de la terre par toutes les sources pour couler par les rivières jusqu'à la mer, quelque impression et quelque détour qu'elle reçoive de toutes les choses par où elle passe, c'est toujours la même eau qui coule à la mer.

Cette puissance si souveraine de l'amour, qui le rend le principe et la source de tous les mouvemens de l'âme, et qui le met au-dessus de tout ce qui n'est pas son dernier objet, est si grande, que l'écriture la compare à celle de la mort (1), pour nous faire entendre que rien n'est plus fort que l'amour, et qu'il est invincible comme la mort même.

Que si cette force est capable des entreprises et des prodiges que nous voyons dans l'amour funeste des avares, des ambitieux, et de tout le reste des hommes passionnés, elle doit être bien plus grande encore et plus naturelle dans l'amour de la vérité; car il faut remarquer que cette force est un effet de l'attache à l'objet qu'on aime, et que plus on est esclave de cet objet, plus aussi est-on détaché et comme élevé au-dessus du reste; de sorte que plus il y a de stabilité dans l'objet où l'on s'attache, plus il y a (1). Cant. 8. 6.

de même plus de fermeté et plus de force dans l'amour; et c'est pourquoi quand cet amour s'unit à la vérité qui est son repos, il devient immuable comme elle; et autant qu'il en est esclave, autant devient-il libre en soi-même par une générosité invincible, qui le rend capable de tout entreprendre pour elle, et par une fermeté inébranlable qui lui fait mépriser toutes les difficultés et tous les obstacles qui pourraient naître pour l'en séparer.

Et c'est pour cela qu'il est dit divinement dans l'évangile, qu'il n'y a que la vérité seule qui délivre et qui rende libre Joan 8. 32. et seq., parce qu'elle seule est au-dessus de toutes choses, et qu'on ne peut s'y attacher sans entrer dans la participation de son indépendance et de son repos; et comme la liberté civile est de demeurer dans sa patrie sous la domination de son souverain, et que c'est une servitude d'en être banni; de même la liberté naturelle est proprement dans la vérité qui est comme la patrie de l'âme, et hors de laquelle elle tombe dans l'esclavage.

Maintenant nous voyons quelle est l'importance d'avoir un bon ou mauvais amour, et d'aimer ou la vérité ou quelque autre chose que ce puisse être; car selon les conditions que nous avons vues, si l'amour qui domine l'esprit du juge, est celui de la vérité; ce sera un amour clairvoyant qui saura toujours séparer la justice de son intérêt; ce sera un amour égal et fécond, qui portera tous ces mouvemens à l'équité contre l'injustice, ce sera un amour libre au-dessus de tout, que ni les promesses, ni les menaces ne pourront fléchir Eccle. 7. 6., parce que le bien où il est uni, est plus aimable que tout ce qu'on pourrait lui promettre, et que la perte en est plus à craindre que tous les maux ensemble dont on pourrait les menacer, et ce sera un amour enfin invisible comme la mort, et qui ne pourra céder à nul autre amour, et qui rompra tous les obstacles de l'iniquité, selon la parole de l'écriture.

Voilà le caractère de l'amour de la vérité, et la règle certaine du devoir des juges, sur laquelle chacun peut voir s'il est digne de porter ce nom. Encore que notre dessein ne soit pas de marquer ici ni les personnes, ni les choses en particulier pour ce qui pourrait être du devoir des juges, qui sont appelés à cette assemblée, nous ne pouvons dissimuler en général que la plupart ne nous paraissent pas animés de l'amour de la vérité; car si cet amour est clairvoyant pour la discerner, et agissant pour travailler toujours pour elle, ceux qui ne la connaissent point quand elle est séparée de leur intérêt; ceux qui n'ont de la joie que dans la multitude des procès, et dans les longueurs de la chicane qu'ils fomentent; ceux qui se rendent l'animosité des parties intéressées,et qui pour les différends indignes d'occuper un juge, instruisent des procès dans toutes les formes; ceux qui protégent les mauvais plaideurs, comme l'appui de leur famille; ceux qui

consomment en frais de chicane et en droits injustes l'orphelin, la veuve et le pauvre; ceux qui se rendent eux-mêmes parties sous prétexte d'intérêt public, pour venger leur injure particulière, et qui laissent le crime impuni s'ils ne trouvent pas leur compte dans la poursuite du châtiment; et tous ceux enfin qui travaillent dans leur ministère, comme dans un métier et dans un commerce, tous ceux là n'ont point l'amour de la vérité, parce qu'ils aiment leur intérêt, et que sans la discerner, c'est pour eux-mêmes qu'ils travaillent, et non pas pour elle, ou plutôt ils travaillent pour eux contre elle.

Et pour voir encore les autres marques de cet amour, si c'est un amour libre au-dessus de tout, inflexible aux promesses et aux menaces, à l'espérance et à la crainte ceux qui par l'espérance de quelque établissement de fortune, ou même de quelque présent, retiennent la vérité dans l'injustice: ceux qui trahissent leur devoir, et qui abandonnent l'honneur de leur charge par la crainte de déplaire à un Seigneur; ceux qui n'ont pas la force de résister au puissant injuste, qui veut ravir le bien du plus faible; et tous ceux enfin qui craignent ou qui espèrent quelque autre chose que la vérité; tous ceux là n'ont point son amour, et sont indignes de la défendre, comme ils sont incapables de rendre justice Rom. 1. 18.; car s'il arrive que quelquefois, et que même le plus souvent ils fassent justice, ce sera quand il n'y aura ni crainte, ni espérance qui s'y opposent, et quand leur intérêt se trouvera joint à celui de la vérité; mais dans le moment que ces intérêts seront divisés, il est indubitable qu'ils suivront toujours le leur comme le plus aimé. Mais encore lors même que l'on fait justice, la manière est le plus souvent une injustice; car au lieu de la rendre promptement comme on le doit, la plupart la font acheter aux parties par la longueur d'une procédure, qui est leur partage, comme s'ils la mettaient en commerce, parce que l'amour de l'intérêt, qui règne dans l'esprit de ces mauvais juges, ne manque pas de se répandre, dans chaque action; mais s'il se découvre à chaque démarche, et s'il fait trébucher le juge, lors même que l'intérêt s'accorde en quelque façon avec la justice, ce même amour le fera tomber lorsque dans les rencontres importantes qui ne manqueront pas d'arriver, il faudra se donner sans partage ou à la vérité, ou à l'intérêt; car alors le plus fort emportera l'autre, et la nécessité du choix entre les menaces ou les promesses d'une part, et la vérite seule de l'autre, découvrira la faiblesse du cœur du juge. C'est donc principalement pour ces occasions singulières que les ministres de justice se doivent préparer, parce que dans le grand renversement où sont toutes choses, comme il ne leur est pas possible de les remettre, quand ils auraient assez de zèle pour l'entreprendre, ce leur est une obligation très étroite d'embras

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