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Et à vrai dire, en lisant quelques-unes de nos productions modernes trop vantées, ne penserait-on pas que du roman à l'histoire la différence n'est pas profonde? Comme si sous l'empire de nos révolutions politiques, tout était destiné à se transformer parmi nous et à subir la loi d'un nivellement universel, les genres littéraires les plus divers ont paru perdre leur physionomie propre et distinctive pour se rapprocher de ceux qui jadis semblaient les plus opposés ? La tragédie, que les vieilles poétiques représentaient comme inspirant la terreur, la comédie qui suscitait le rire, se sont confondues, et ont produit le drame qui, brisant toutes les règles et rétrogradant jusqu'à l'enfance de l'art, s'est montré à la fois larmoyant et bouffon, et a entremêlé aux ri. res et aux sarcasmes désordonnés de l'orgie le spectacle affreux des supplices et de la mort. Le roman et l'histoire, naguère organes, l'un de la fiction, l'autre de la vérité, se sont rapprochés aussi et ont semblé souvent ne former qu'une même famille, affectant les mêmes formes, propageant les mêmes doctrines, et provoquant les mêmes résultats,

Il fut des temps, sans doute, où ce mélange de vérité et de mensonge s'expliquait sans peine, et fut pour ainsi dire inévitable. Pour ceux qui les premiers essayèrent de transmettre à leurs contemporains les faits mémorables des temps qui les avaient précédés, privés de renseignements écrits, obligés de recueillir les rumeurs populaires et ces traditions incertaines qu'accueillait si complaisamment la crédulité des vieux âges; leurs récits durent en recevoir et en retracer fortement l'empreinte. Hérodote, ce naïf chroniqueur, qui fit circuler dans le monde tant de choses merveilleuses, n'en fut pas moins un grand historien, et mérita les applaudissements de la Grèce assemblée. Mais lorsque les temps fabuleux furent passés, la fiction et l'erreur durent s'évanouir avec eux, et l'histoire revêtit son caractère qui devrait être ineffaçable. Elle fut l'école de la vérité et de la vertu, et, juge plus sévère et plus incorruptible que celui qui prononçait ses arrêts sur les tombeaux des monarques de l'Egypte, elle devint la leçon des peuples et des rois.

Qu'on lise ces pages où Thucydide raconte la lutte longue et

sanglante qu'Athènes soutint contre la Grèce conjurée, où TiteLive déroule avec majesté les annales du peuple romain, où Tacite nous fait pénétrer dans les secrets du cabinet des Césars, on verra que ces grands historiens n'ont pris la plume qu'après des recherches longues et consciencieuses, auxquelles ils consacraient leur fortune et leur vie entière; bons citoyens, ils n'écrivent pour satisfaire ni leurs passions ni celles d'un parti; que le pouvoir soit un homme ou un peuple, ils n'ont pour lui ni flatteries ni injures; ils s'élèvent au-dessus des misères et des calamités qu'ils racontent pour en conjurer le retour et en faire ressortir, s'il est possible, pour l'avenir, la gloire et l'intérêt de leur patrie.

Tels étaient les modèles que l'on proposait aux historiens. L'écrivain sans doute ne peut créer; son style, dit Buffon, c'est l'homme même; mais soit qu'il aspirât à reproduire la mâle simplicité de l'un, l'ampleur et la majesté de l'autre, ou l'énergique concision du troisième, il était de ces règles que la critique et la morale avaient adoptées comme invariables et inflexibles. C'étaient la sincérité dans le récit, la gravité dans le style, la peinture de la vertu pour la louer, celle du vice pour le condamner et le flétrir. C'est, pénétrés de ces idées, que de Thou et Rollin ont parmi nous écrit l'histoire, et que Bossuet et Montesquieu nous ont laissé ces résumés immortels, modèles qu'on chercherait vainement à surpasser.

Voltaire fut le premier écrivain célèbre qui, dans un long et spirituel récit historique, fit plier les faits et les jugements au profit d'une idée exclusive et préconçue. Digne et impartial dans le Siècle de Louis XIV, il eut rarement ce double mérite dans son Essai sur les Mœurs. On rit de ce personnage de comédie qui se vante d'avoir mis en épigrammes toute l'Histoire Romaine. L'Essai d'Histoire universelle ne fut presque qu'une perpétuelle satire. J'ai pris, disait-il, j'ai pris en grippe le genre humain; il fit preuve de sentiments plus hostiles encore contre les deux puissances qui l'avaient gouverné.

Mais de nos jours il s'est élevé une école historique d'écrivains qui, s'attachant sur-tout au récit de nos discordes civiles, et foulant aux pieds l'expérience et les leçons du passé, ont remis en

question des hommes et des événements sur lesquels la conscience publique semblait avoir définitivement prononcé ses arrêts; et, soit par la peinture qu'ils ont faite des choses, soit par les jugements étranges qu'ils ont émis sur les hommes, ont produit un double désordre : désordre littéraire, en secouant le frein des règles salutaires de composition et de style dont les maîtres de l'art avaient donné le modèle, dont ceux de la critique avaient tracé les règles; désordre moral en faussant les notions communes du vice et de la vertu, en appelant l'intérêt et l'admiration sur de grands coupables, et en provoquant ainsi le retour de bouleversements et de calamités qu'on croyait pour jamais passés.

Quelles causes ont suscité ces écrivains et dirigé leur plume? Est-ce un patriotisme pur et sincère dans son principe, mais dont la raison ne modère et ne règle pas toujours l'expression? Est-ce une passion politique ardente et profonde qui égare quelquefois des esprits généreux? Est-ce un amour instinctif du désordre et des ruines auquel on ne croirait pas si l'histoire n'en fournissait de trop nombreux exemples? Non. Quelques-uns l'ont proclamé ; le patriotisme est un de ces sentiments égoïstes qui doivent s'effacer devant l'intérêt de l'humanité tout entière. Pour la passion politique, elle ne pénètre point dans leur cœur ; le progrès pacifique, et par rayonnement, est tout ce à quoi ils aspirent ; quant à l'amour du désordre, ils le repoussent avec indignation, et seraient prêts à tout sacrifier pour le surmonter et le vaincre.

On pourrait soupçonner, pour quelques-uns de nos historiens comme de nos romanciers, une passion, ou si l'on veut un besoin peu noble mais malheureusement trop réel. Quelque puissant que soit l'amour de la gloire et les aspirations de l'avenir, le présent occupe dans nos idées une large place, et, dans notre siècle, les préoccupations matérielles et financières marchent au moins de front avec celles de la renommée. Le temps n'est plus où le titre d'auteur semblait le compagnon inséparable de la modération dans les désirs, de la simplicité dans les mœurs. Le grand Corneille vivant comme un patriarche au milieu de sa famille, l'auteur de Britannicus et d'Athalie retiré dans son logement de la rue des Maçons, sont des modèles qui ont aujourd'hui peu d'imita

teurs. A part d'honorables exceptions, l'imprévoyance et la profusion paraissent inséparables du titre d'écrivain. Il semble que sous ce rapport aucun genre n'ait rien à reprocher à l'autre, et, comme ces prélats de l'ancien régime qui prêchaient le jeûne et l'humilité au sein de la bonne chère et de l'opulence, c'est au milieu des raffinements du luxe et des voluptés que nous avons vu quelquefois la démocratie la plus extrême chercher ses interprètes et ses organes. De là ce besoin, je dirais presque cette fureur, de produire et de produire sans cesse. Ne connaissons-nous pas des écrivains célèbres qui rougiraient d'être comparés aux Scudéris, mais qui leur ressemblent du moins par cette fécondité prodigieuse qui étonne et qui effraie?

Si cette facilité est déplorable pour tous les genres, elle l'est sur-tout pour l'histoire. Là, ce n'est plus l'œuvre capricieuse de l'imagination du poète et du romancier, c'est la voix sévère de la réalité qui doit se faire entendre; et pour la connaître, lorsqu'on veut être original et vrai, que de recherches à faire ! que de matériaux à consulter! Pour l'extérieur, ces ouvrages et ces récits de l'étranger qu'il faut confronter aux nôtres; ces correspondances diplomatiques si longues, si contradictoires et quelquefois si trompeuses; pour l'intérieur, ces écrits contemporains, dictés souvent par la haine ou par l'amitié ; ces mémoires où l'auteur se met en scène, et ramène à lui tous les faits qui l'entourent; ces pamphlets éphémères, mais qui ont eu sur l'événement du jour une influence quelquefois décisive et fatale; ces nombreux journaux où le faux et le vrai si souvent se confondent; il faut tout voir, tout contrôler, tout peser; pour l'écrivain consciencieux, le travail est long et difficile; mais chez celui qui écrit pour produire, l'unité de plan est une chimère, la sobriété du style est impossible, les faits lui échappent et la vérité s'évanouit.

Plus malheureux encore est l'historien que le journalisme a saisi et dont il fait sa proie. Chaque jour il lui faut découper un fragment historique et le livrer à la circulation. Il voudrait en vain se reposer; marche, lui dit le journaliste. Mais j'ai une recherche à faire, un fait à vérifier, un point à éclaircir. Marche toujours, tu chercheras après. N'avions-nous pas raison de dire,

Messieurs, que le roman et l'histoire avaient des points frappants de ressemblance, et le roman même ne gagne-t-il pas à la comparaison? En effet, qu'un romancier multiplie ses créations journalières, que son imagination s'épuise à créer des scènes et à produire des inventions bizarres, c'est un mal, sans doute; mais enfin, disposant de ses personnages, il les peint au gré de son caprice, il inspire pour eux ou l'admiration ou le mépris; maître absolu des événements, il en précipite ou en ralentit le cours. Si son fil est embarrassé ou perdu, il aura toujours assez d'adresse pour le débrouiller ou le ressaisir, et, lorsqu'après avoir longtemps suspendu l'impatience ou l'émotion du lecteur, il juge convenable d'arriver au dénouement, suivant le caractère du héros ou le goût du public, ou son propre caprice, il le fera joyeux ou funèbre, il finira par le mariage ou le suicide. Mais pour l'histoire, il en est autrement. N'est-ce pas une chose profondément triste de voir des hommes de talent et de génie même, dont le public a accueilli les œuvres avec enthousiasme, et auxquelles il a payé un tribut qui n'était pas exclusivement celui de l'admiration, toujours aux prises avec l'exigence d'une prodigalité imprévoyante et fastueuse, se mettre à la solde d'un journal, s'obliger par contrat à lui livrer chaque jour un tronçon d'histoire dans lequel il faudra bien mettre du nouveau, n'en fût-il plus, accueillir l'anecdote vraie ou fausse pour peu qu'elle soit piquante, sacrifier enfin à cet incessant besoin de curiosité et d'émotion qui peut seul réveiller nos esprits blasés ? Un Italien du XVI. siècle écrivait l'histoire de son temps; il avait, disait-il, une plume d'or pour les princes qui payaient largement ses faveurs, une plume de fer pour ceux qui ne les payaient pas. On lui reprochait souvent d'altérer la vérité : « Qu'importe, disait-il, je sais bien qu'aujourd'hui on ne me croit pas, mais on me croira dans cent ans. » Certains historiens de nos jours pourraient dire le contraire : Je sais bien qu'on ne me croira pas dans cent ans, mais qu'importe si l'on me croit aujourd'hui, si j'ai une plume d'or pour les personnages qui plaisent à mon journal et à ses lecteurs, et une plume de fer pour leurs ennemis. Quelle estime réelle et durable peut d'ailleurs s'attacher à des ouvrages qui, destinés à retracer une

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