Premièrement le dict pays est très fertile et abondant en bleds, orges et autres fruicts necessaires, grande quantité de bestial, comme bœufz, vaches, moutons, brebis, et chevaux; Sa Maiesté y pourra faire bastir une forteresse qui sera gardée par cinq cents hommes qui ne cousteront rien au Roy pour les entretenir. Au dict lieu se pourra faire provision de bleds et autres grains necessaires pour une armée, des fruits dudict pays. Le dict port est dans le royaume d'Arger, au milieu de deux Royaumes, sçavoir entre celui de Thunes et celuy d'Arger, auprès d'une grande ville nommée Constantine, ville très importante dans laquelle il y a une garnison de Turcs Jannissaires d'Alger, loing de la mer dudict port à douze lieues', pays fort fertile, et abondant aussy en bled, orge, brebis, chevaux, datilz et grande quantité d'austruches oyseaux, la plume desquels est employée à faire pennaches, comme aussi autres marchandises importantes et de grande valeur. Les habitants dudict pays (Mores), ayment et chérissent les chrestiens et particulièrement la nation françoise à cause de la tyrannie des Turcs Janissaires. Et du ponant du dict port allans vers Arger, il y a une pettite ville qu'on appelle le Coulou où il y a un chasteau, et dans iceluy une garnison de Jannissaires Turcs d'Alger. Comme aussy allant encor du costé d'Alger, il y a encor vingt trois lieues ou environ, une petite ville appelée Jegeyri, et dans icelle une garnison des Jannissaires d'Alger. D'avantage emmy ce chemin et å vingt lieues il y a un grand port nommé Bougie, ou l'empereur Charles-Quint fit bastir une forteresse pour servir de retraite à son armée, lorsqu'il y passa pour prendre Arger; cette forteresse est à présent gardée par les Turcs d'Alger. Encor en allant au dict Arger par terre ferme il y a dans les montagnes un lieu appelé le Coucou, occupé par les Mores qui 1. C'est approximativement la distance qui sépare Constantine de Philippeville. 2. Datliers, qui sont en très grand nombre dans toute l'Algérie. 3. On y fait encore la chasse aux autruches, pour avoir leurs plumes, mais leur nombre a bien diminué depuis un demi-siècle. 4. Collo, port de mer et chef-lieu de district de la province de Constantine. 5. Djidjelli, port de mer et chef-lieu de district de la province de Constantine. 6. Bougie, port de mer et chef-lieu d'arrondissement de district de la province de Constantine. 7. Kouko; voir l'article de M. Cherbonneau, Revue de géographie, tome IX, p. 130 131. font la guerre contre les Turcs d'Alger: les habitants mores désirent les chrestiens; mesmes le Roy d'Espagne y a souvent envoié des minutions de guerre. Il sont condamnez1 par un d'entre eux qui est obéy en Roy.. Après se trouve Arger à vingt lieues de ce dit lieu : c'est une ville très forte dans laquelle il y a une grande quantité de Jannissaires Turcs d'environ douze mille hommes pour la conservation du dict Arger et sont la pluspart reniez. Du costé au Levant du dict port, tirant vers Thunis environ douze lieues, il y a une petite ville nommée Bone3 dont saint Augustin estoit Evesque, laquelle fut prise et saccagée par l'armée navalle du duc de Florence en l'année mil six cents sept'; le pays où la ditte ville est située est très fertille et abondant en bleds, fruict et bestial; elle est au bord de la mer et se peut fortiffier affin qu'elle put servir de rettraite; en ce lieu il y a une garnison de Jannissaires d'Arger. 6 Après tirant vers Tunis à douze lieues est le Bastion de France, gardé par par la nation françoise (et la pluspart de Marseille,) y a environ 70 années soubz l'obéissance de Vostre Majesté; on y peschoit le corail' en grande quantité, et faisoit-on un grand négoce très important qui rapportoit grande commodité en France, et mesmes à Marseille; à cause que le traficq y estoit plus facille en sorte que c'etoit comme un pays comparé aux Indes quand le négoce y estoit ouvert, laquelle forteresse a esté abbatue et démolie par les Turcs en l'année 1604, bien qu'ils soient rebelles à leur prince. Le Grand Seigneurs a mandé à ses sujects d'Arger de permettre la réédification de la ditte forteresse pour servir (Sire) à Vostre Maiesté, à quoy ils ont désobéy; les Mores gens du pays désirent les François, les prient de vouloir restablir et continuer le commerce. En allant vers Thunis, il y une forteresse sur une isle et est à dix lieues appellée Tabarque', laquelle est soubs l'obéissance de la seigneurie de Gennes 10, avec une forte garnison d'environ deux ou 1. Corr. Commandez. 2. Alger. 3. Bóne. 4. Louis XIV y fonda un comptoir français. 5. Aujourd'hui on en voit les ruines près du port de La Calle. 6. Ce serait donc avant 1560. 7. La Calle est le centre de la pêche du corail depuis le xvI° siècle. 8. Amurath IV. 9. L'île Tabarka, où les Français ont débarqué en 1881. 10. Les Gênois ont cédé Tabarka à la France en même temps que la Corse (1768). trois cents hommes; au surplus, de terre ferme y a autre garnison, mais ils sont Jannissaires Turcs souldoyez aux despens de ceux de Tabarque. Et encore vers Thunis il y a un port dans une rivière appelée Beserty', ou ceux de Thunis en font arcenal, et y tiennent les galeres, et est distant de Thunis d'une journée. D'advantage allant vers Thunis, il y a un grand port appellé Portofarina près de Thunis, il est loing de là de cinq à six lieues, et tout auprès de lå et dans le golfe y est le cap de Cartage ou le Roy Sainct Louis fut avec une armée; c'est proche de Thunis, à trois lieues, et tout proche de là est la forteresse de La Goulette3 que l'Empereur Charles-Quint fit bastir au voiage qu'il fist, lors qu'il prit le Royaume de Thunis, où il y a grand estang qui contient six lieues de rondeur. La forteresse est scituée au bord de la mer à trois pettites lieues de Thunis; cette forteresse au dit port est facille à saisir. Sa Maiesté peut dresser une forteresse au dict port et y pourra tenir une garnison de cinq cens hommes et plus s'il est besoin, avec deux vaisseaux de guerre, pour garder les ports de la coste de Provence, que les Corsaires d'Alger et de Thunis viennent ravager, et prendre les navires de Marseille et autres, à cause de quoy les habitans et négociateurs ont ressenti de perte de plus de dix à douze millions dans peu d'années. Et pour faire les provisions nécessaires, l'autheur de cet advis dit que Sa Maiesté pourra tirer touttes les années plus de XXX mille escus qui seront employez à l'entretien de la ditte forteresse. Sera le bon plaisir du Roy donner le commerce et trafficq commun et paisible de l'enlèvement de touttes sortes de marchandises à l'autheur de cet avis, et ses associez pour cinquante années, sans que personne y puisse traffiquer que ceux de la Compagnie, durant le dict temps, laquelle demande il supplie très humblement Votre Maiesté luy vouloir octroyer. Pendant laquelle négociation et commerce le dict autheur dict que par le moyen de la connoissance et intelligence qui s'est déjà acquise dans les dittes villes et ports de Bône, La Calle et Astourou au Royaume d'Alger, il est non seulement facile à la puissance de 1. Bizerte, un des ports importants de la Tunisie. 2. Porto -Farina, port à l'entrée du golfe de Tunis. 3. La Goulette, port fortifié à peu de distance de Tunis. 4. Tunis est en effet bâtie au fond d'une lagune, à quelques kilom. de la mer. 5. Stora, port de mer à 3 kilomètres de Philippeville. 5 Sa Maiesté se saisir du dict Royaume, mais encor des Royaumes de Thunis, et de Tripoli, de Barbarie, avec un nombre de vingt-cinq galères et dix vaisseaux armez de dix mil hommes qui passeront par toutte la Barbarie, ayant saisi laquelle armée se forte d'autant pour attaquer Arger, duquel indubitablement on se fera maistre vu la bonne volonté des Mores et ceux du pays. Et affin que cet louable entreprise (qui ne peut estre qu'agréable à Dieu) ne soit trouvée difficille à sa ditte Maiesté et son conseil, le dict auteur diet qu'il proposera un moyen à sa ditte Maiesté pour la perfection des dittes Galères et vaisseaux, armement et nourriture de la ditte armée qui ne coustera rien à Sa Maiesté, ains se prendra sur le publicq par une assignation si douce qu'on ne s'en appercevra pas, sauf qu'il sera nécessaire pour payer la ditte armée que Sa Maiesté fournisse pour la paye des soldats jusques à ce qu'elle soit estendue dans la Barbarie, où elle trouvera assez de quoy se payer non avec violence, mais avec impositions qui se feront sur les ports en passant les marchandises. Le dict auteur pour toutte récompense requiert qu'il plaise à Sa Maiesté luy octroyer la charge de receveur général des dicts deniers à raison de deux solz pour livre qui seront payez par les debteurs; et d'estre pourvoieur de l'armée avec ses associez, et capitaine d'une galère pour eslever ses enfants, et encore de faire édifier les dittes galères et vaisseaux en tenant bon controolle de la despence d'iceux. Et par ce que, pour l'intelligence que le dict autheur a pour avoir esté nourry tant dans le Royaume d'Arger, Thunis et Tripoli de Barbarie qu'en la ville de Marseille, et Marseille et Provence luy convient faire et entretenir une grande despence, qu'il plaise à Vostre Maiesté luy accorder une pension telle qu'il luy plaira pour la perfection et accomplissement d'une si bonne et si saincte œuvre, Sa Saincteté y contribuerait volontiers si elle en est requise. Faute d'avoir executté cette entreprise, la ville de Marseille et marchans d'icelle sont en perte depuis dix ans en çà de plus de douze millions plus que bastans de subjuguer ces trois Royaumes, outre la perte infinic d'honnestes hommes capables au service de Vostre Maiesté, joinct que ce mois d'octobre dernier, en hayne de la justice que vostre parlement de Provence a faict exécuter à mort quelques voleurs de mer, ceux de Thunis sont tenus courir, s'estans 1. Le souverain pontife était alors Urbain VIII. 2 saisis de deux forteresses de Porqueyrolles1 et Gien au dict Provence et faict plusieurs ravages et esclaves. BLAISE REIMOND MÉRIGON de Marseille. On voit par ce document que l'auteur, loin d'entrevoir dans ce projet la seule réalisation d'un dessein politique, y cherche surtout et avant tout son propre intérêt et celui de la ville où il réside, Marseille. Mais là n'est point la question: indépendamment de ce point de vue personnel, il nous a semblé que cette pièce pouvait avoir de l'intérêt. HENRI STEIN. 1. Porquerolles, petite île faisant partie de la commune d'Hyères (Var). |