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L'objet de cette police était double; d'une part, assurer l'ordre et la tranquillité dans les provinces occupées; de l'autre, tenir en respect les populations slaves limitrophes (serbes, monténégrines, bulgares), et empêcher que de nouvelles annexions au profit de l'une d'elles, en rompant l'équilibre des races dans la péninsule du Balkan, ne compromissent l'état de choses créé par le Congrès.

En réalité, dans la pensée de la plupart des membres du Congrès, il s'agissait moins d'arracher les Bosniaques au joug ottoman que de faire échec au panslavisme moscovite.

L'intervention cependant allait se heurter à certaines difficultés pratiques qu'on n'avait pas su, ou qu'on n'avait pas voulu prévoir. L'aréopage de Berlin, lorsqu'il s'était arrêté à l'idée de placer les Bosniaques sous la tutelle de l'Autriche-Hongrie, n'avait pas jugé à propos de leur demander leur avis; à quoi bon? puisqu'on n'agissait qu'en vue de leur bien! Mais chacun entend son bien à sa façon, et certaines gens ont l'esprit si mal fait! Puis la Bosnie, ainsi que nous l'avons vu, se trouvait dans des conditions toutes différentes de celles des autres provinces turques. Les musulmans y étaient nombreux, presque aussi nombreux que les chrétiens, peu enclins à la soumission, armés jusqu'aux dents; les chrétiens scindés en deux groupes, dont le plus faible, le groupe catholique, pouvait seul être supposé animé de dispositions favorables à l'Autriche, l'autre lui était notoirement hostile. Ce n'était pas pour se donner à l'Autriche que Ljubibratitch et les autres chefs insurgés avaient pris les armes en 1875. Ce qu'ils voulaient, c'était précisément ce que redoutait lord Salisbury, constituer, par l'union de deux provinces avec la Serbie et le Montenegro, un État purement serbe, en attendant la formation de la grande unité iugoslave1. Ainsi, loin de penser à s'incorporer à l'Autriche, ils rêvaient, dans leurs visées lointaines, de s'annexer les provinces serbes de l'Autriche, la Slavonie, la Croatie, la Dalmatie. Les Bosniaques orthodoxes manifestaient, à la vérité, un certain penchant vers la Russie, mais non jusqu'à vouloir devenir ses sujets ou même ses vassaux.. Leurs chefs correspondaient avec les comités panslavistes de Moscou et de Saint-Pétersbourg, étaient au mieux avec leurs émissaires, accueillaient leurs ouvertures, paraissaient entrer dans leurs vues;

1. Voy. le Manifeste du comité central insurrectionnel, où l'on déclare « traître envers la patrie » quiconque parlera de placer la Bosnie et l'Herzégovine sous une domination étrangère. »

au fond, ils entendaient se servir de la Russie pour les aider à recouvrer leur indépendance, sauf à aviser ensuite. Ainsi ont fait les Bulgares.

Orthodoxes et catholiques détestaient les llongrois. Cette antipathie, commune à toutes les populations de la péninsule, datait de loin. Déjà, au commencement du xv siècle, un historien italien, Bruti, écrivait que, « si on leur donnait à choisir entre le Hongrois et le Turc, elles opteraient pour le Turc1. » Dans la suite, après l'union de la Hongrie à l'Autriche, il se mêla à ce sentiment un élément nouveau, le mépris du Slave pour l'Allemand, le nemtchè, « le muet ». En 1797, à la nouvelle de la bataille du Tagliamento, les Bosniaques qui suivaient avec anxiété les progrès des armées françaises en Italie, firent éclater des transports d'enthousiasme; ils applaudissaient à la défaite des Autrichiens, et demandaient tout haut leur réunion à la France 2. L'allégresse redoubla lorsque, peu après (1806), un consulat général français eut été installé en Bosnie. L'Autriche, alléguant ses anciens traités avec la Turquie, qui lui garantissaient le traitement de la nation la plus favorisée, voulut, elle aussi, se faire représenter à Bosna-Seraï. La Porte n'éleva point d'objection; mais elle déclara qu'il était hors de son pouvoir, dans les circonstances présentes, de garantir la sécurité de l'agent, et le cabinet de Vienne se vit contraint de retirer sa demande.

Les choses n'ont guère changé aujourd'hui. Les Bosniaques ont hérité de leurs aïeux le misogermanisme inné en quelque sorte chez le Slave. Je n'ai pas vu, écrivait en 1855 M. Massieu de Clerval, un Slave qui, à quelque degré, n'obéît à ce sentiment ins tinctif; c'est quelque chose comme le préjugé de la couleur aux colonies. >

A Vienne, non plus qu'à Pesth, on ne pouvait guère s'abuser à cet. égard; et comme rien ne semblait moins improbable qu'une résistance de la part des Bosniaques, on ne voulut point lui laisser let temps de s'organiser. Le principiis obsta est un axiome en politique aussi bien qu'en médecine, et Machiavel l'eût inventé à défaut d'Hippocrate. On se rappelait ce qu'il en avait coûté à la Turquie

1. « Ut si Mosis (les habitants de l'ancienne Mésie, la Bulgarie actuelle) data optio esset, parere Turcæ quam regi hungaro mallent. ». Cf. mon article, Musulmans et chrétiens, dans la Revue de juillet 1877.

2. Lettre de l'ambassadeur de la République à Constantinople, Aubert-Dubayet, au ministre des relations extérieures, 25 avril 1797.

pour ne l'avoir pas mis en pratique. Si l'Europe en 1875 eût permis au sultan d'occuper Cettinié et, en 1876, de faire marcher son armée sur Belgrade, il n'y aurait point eu de guerre turcorusse en 1877. L'intervention de l'Europe, au lieu de circonscrire le terrain de la lutte, n'avait fait que l'élargir, et ainsi s'était vérifiée cette parole d'un diplomate: « que la question d'Orient est avant tout une question d'Occident. »

Pendant qu'on négociait à Berlin, l'Autriche, comme si elle eût connu à l'avance le résultat, massait des régiments en Bosnie et en Dalmatie. Le 29 juillet, les ratifications du traité venaient à peine d'être échangées, les premières colonnes passèrent la Save à Brod et pénétrèrent en Bosnie. Deux jours après, la 18° division (général lovanovitch) franchit la frontière herzégovinienne près de Ljubuska. Un manifeste identique, contresigné par le général Philippovitch, commandant en chef le corps d'occupation, annonçait aux habitants des deux provinces que les troupes impériales et royales entraient dans le pays non pour le conquérir, mais pour y rétablir l'ordre et la paix.

Les districts qui bordent la frontière au nord et à l'ouest sont en grande partie catholiques: ils furent occupés sans coup férir. Mais quand les Autrichiens voulurent pénétrer plus avant dans l'intérieur, ils se trouvèrent tout à coup en présence de bandes armées qui leur barraient le passage. Il fallut disputer le terrain pied à pied. En moins de deux semaines, la Bosnie et l'Herzégovine, de Zvornik et de Bihatch au Montenegro, se couvrirent de guérillas. Vers le milieu d'août, on évaluait à près de 60 000 le nombre des insurgés, musulmans et chrétiens, qui tenaient la campagne. Des luttes sanglantes s'engagèrent sur divers points et ne se terminèrent pas toujours à l'avantage des envahisseurs. Sérajévo, Trébigné, durent être emportés d'assaut. Ce qu'on avait regardé au commencement comme une simple promenade militaire était devenu une véritable guerre. Interrompue durant quelques semaines après la prise de Sérajévo, la lutte reprit avec plus d'acharnement au commencement de septembre. De 40 000 hommes qu'elle comptait au début, l'armée d'occupation avait été portée à 160 000. L'insurrection ne pouvait résister à un pareil déploiement de forces. Après la capitulation de Bihatch, la prise de Zvornik où s'était concentré le principal corps des insurgés de l'est, la défaite des bandes herzégoviniennes à Klobuk, à Livno, à Bilek, elle parut,

sinon comprimée, du moins réduite à l'impuissance. Les Herzégoviniens firent leur soumission les premiers; puis les Bosniaques (9 novembre, -12 décembre). On leur imposa pour première condition de rendre leurs armes. Beaucoup s'y refusèrent et gagnèrent, qui (les musulmans) la Turquie, qui la montagne où la résistance se prolongea durant des mois, des années. Aujourd'hui encore, elle n'a point totalement cessé.

Le moment était venu pour l'Autriche de procéder à l'exécution du mandat qu'elle avait reçu de l'Europe. Nous avons vu que ce mandat se résumait en deux points: organiser, au dedans, un pouvoir fort, obéi par tous, capable de mettre fin à l'anarchie endémique dont souffrait le pays; au dehors, opposer l'action conservatrice de l'Autriche au panslavisme russe et à la politique

annexionniste des Serbes.

Avant tout, il importait de se concerter avec la Porte, afin d'établir nettement la situation de l'Autriche-Hongrie dans les provinces occupées.

A Berlin, lorsque l'Angleterre avait proposé, d'accord avec le comte Andrassy et le prince de Bismarck, d'appeler les Autrichiens dans la Bosnie-Herzégovine, la Turquie avait protesté, mais faiblement et comme pour la forme, soit qu'elle eût conscience de son isolement et de l'inutilité de ses efforts pour faire changer une résolution arrêtée à l'avance, soit qu'au fond elle attachât une médiocre importance à la possession directe de ces provinces qui lui avaient coûté jusqu'ici plus qu'elles ne lui avaient rapporté. Pourvu qu'un terme fixe fût assigné à l'occupation', -ce que le traité de Berlin laissait dans le vague, que la souveraineté du sultan fût expressément réservée, elle consentait sans trop de peine à céder au vœu des puissances. Peut-être aussi comptait-elle un peu sur l'opposition des Hongrois qu'on savait peu favorables à l'intervention, sur la résistance des Bosniaques, et que l'affaire n'irait point toute seule, comme on paraissait le croire à Berlin.

Lorsque cette résistance s'organisa, la Turquie ne bougea pas,

1. Livre jaune, p. 133.

2. Le grand vizir, Savfet pacha, allait plus loin. Dans un grand conseil tenu le 27 juillet en présence du sultan, il demandait que la Bosnie et l'Herzégovine fussent cédées à l'Autriche à titre définitif. « Aussi bien, disait-il, il est inutile de s'abuser et de jouer sur les mots. Occupation veut dire annexion. Cédez une partie pour sauver le tout. Abandonnez la Bosnie-Herzégovine à l'Autriche, à la condition qu'elle assume la portion de la dette afférente aux deux provinces et tâchez d'obtenir d'elle en retour qu elle vous garantisse par un traité l'intégrité du reste de vos possessions européennes.

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en apparence du moins. Elle ne parut point chercher à accroître les embarras de l'Autriche, elle ne fit rien pour les diminuer. A la nouvelle du passage de la Save, elle ramena en arrière, dans la direction de Novi-Bazar, les rares bataillons qu'elle avait en Bosnie. A part quelques déserteurs, les bandes de Hadji-Lodja, d'Azir, de Aga-Kaditch, composées en majeure partie de musulmans indigènes, d'Albanais, d'anciens bachi-bouzouks, ne comptaient point parmi elles de soldats de l'armée régulière. On y voyait quelques officiers européens (italiens, polonais, hongrois), qui avaient été autrefois au service du sultan; mais ils l'avaient quitté depuis longtemps.

Le sultan n'intervint ostensiblement dans la lutte que par l'envoi à la reine Victoria d'un télégramme, par lequel il la priait d'interposer ses bons offices à Vienne en vue de faire cesser l'effusion du sang. Il aurait voulu que les troupes impériales ne dépassassent pas Banialuka. Il était trop tard; l'Autriche était trop engagée pour reculer, quand même elle l'eût voulu. Mais, une fois établie à Sérajévo et maîtresse, - ou à peu près, des deux provinces, elle sentit d'elle-même la nécessité de régulariser sa prise de possession, au moyen d'une entente avec la Porte.

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Il y avait, en outre, à régler la question du district de NoviBazar, que le traité de Berlin avait laissé en dehors des territoires qui devaient être occupés par l'Autriche-Hongrie, celle-ci s'étant seulement réservé le droit d'y tenir garnison et d'y avoir des routes militaires et commerciales: les deux gouvernements devaient s'entendre ultérieurement sur les détails.

Des pourparlers s'engagèrent à Constantinople et aboutirent à la convention du 21 avril (1879).

On en connait la substance. Elle comprend deux parties distinctes: l'une relative à l'occupation du sandjak de Novi-Bazar, où l'Autriche se réserve la faculté de faire entrer des troupes conjointement avec celles de la Porte et après accord préalable avec celle-ci; l'autre relative à la Bosnie-Herzégovine, où la convention juxtapose, en fait, deux souverainetés, celle de l'empereur d'Autriche et celle du sultan, le premier prenant en main l'administration pour un temps indéterminé, le second, conservant sur les deux provinces un droit

1. On sait quelle est, au point de vue stratégique et commercial, l'importance de ce district qui s'étend entre la Serbie et le Montenegro, dans la direction du sud-est jusqu'au-delà de Metrovitza, tête de ligne actuelle du chemin de fer qui relie la Bosnie à Salonique.

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