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de 400 à 500 mille piculs de grains déclarés en douane, et la quantité de riz passant en contrebande est pour le moins aussi considérable.

Pour faire régner une bonne police au milieu d'une si forte population, pour assurer la levée régulière des troupes et la juste répartition des impôts, il a fallu y établir un vaste réseau administratif. Tu-Duc possède, en effet, une armée administrative bien autrement instruite et dissiplinée que son armée militaire. On peut être certain de trouver chez tous les mandarins qui composent l'administration civile une connaissance parfaite de la langue annamite, des caractères chinois et des questions administratives, toutes choses qui ne peuvent être bien appréciées que de ceux qui se sont livrés à ces études et ont pu se rendre compte par eux-même de leur aridité et de leur complication; aussi sont-ils les maîtres réels de l'Annam. Nous avons dit rapidement comment avait été organisé le système administratif, nous n'y reviendrons pas ici. Si l'on en excepte les frontières soumises à mille influences, la population toute entière reconnaît l'autorité des fonctionnaires du roi. Les gens du peuple tournent bien en ridicule les travers de leurs fonctionnaires, mais en leur présence ils s'étendent devant eux à plat ventre et deviennent leurs plus humbles esclaves. Il semblerait donc que, pour obtenir quelque chose, on ne saurait mieux s'adresser qu'à l'administration et que, pour occuper le pays, on ne saurait mieux faire que d'occuper les postes administratifs. Eh bien! il n'en est rien, car à côté de l'influence annamite se dresse bien plus puissante et bien moins contestée encore l'influence chinoise.

Pour se rendre un compte exact de cette situation, il faut se rappeler quelle est la vie de l'Annamite et quelles en sont les ressources. L'Annamite se nourrit de riz, d'alcool de riz, de poissons salés et de fruits. La population se divise donc en cultivateurs et en pêcheurs. Le but qu'ils poursuivent en travaillant n'est point d'arriver à la fortune ou même à une certaine aisance. Ils ne travaillent que tout juste pour se nourrir eux et leur famille, pour acquitter les redevances en nature, s'acheter un costume neuf pour la fin de l'an et réaliser quelques ligatures d'économie pour mener joyeuse vie pendant les fêtes du Têt. Ces fêtes passées, ils se remettent au travail. Les prévisions ne vont jamais au delà de l'année courante; on

1. Le picul est l'unité de poids pour les riz; il vaut environ 63 kilogrammes.

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ne tarderait pas à signaler l'Annamite assez ambitieux pour thésauriser et il serait aussitôt l'objet des exactions des mandarins qui sauraient le plonger bien dans la plus extrême misère. D'ailleurs, pourquoi économiser? Les lois somptuaires sont sévères. Un ke-quan, un keao' et un turban, le tout en étoffe sombre et commune, tel est le costume invariable de l'Annamite. Les cultivateurs les plus riches n'usent qu'un seul de ces costumes par an; encore, le turban, la partie la plus coûteuse de cet habillement, dure-t-il plusieurs années. Quant aux habitations, ce sont des huttes basses avec la terre pour plancher, des murs en torchis et une toiture composée avec de la paille de riz et des feuilles de bananiers. Un lit de camp recouvert d'une natte en forme généralement tout l'ameublement. Il n'appartient pas aux Annamites de loger dans des maisons en briques qui sont le partage exclusif des plus grands mandarins. Est-ce pour sa vieillesse qu'économiserait l'Annamite? Mais ses enfants sont là et il compte sur eux. Les familles sont nombreuses et la terre est si fertile que l'Annamite n'a jamais songé à apporter le moindre calcul dans la propagation de l'espèce. Il n'y a point de célibataire, et la famille sans enfant est un fait extrêmement rare et que nous n'avons jamais vu; c'est dans tous les cas un grand malheur qui fait considérer cette famille comme maudite du ciel. La loi elle-même exempte de l'impôt l'homme qui a atteint soixante ans. Il y a cependant, dans des villages importants, des Annamites réputés riches. Ce sont ceux dont les terres plus étendues produisent une quantité de riz plus grande que celle qui est nécessaire à la subsistance de la famille. Mais cette richesse même ne leur est point profitable, car dès lors ils négligent la terre, en laissant une partie en friche, abandonnant les rizières à elles-mêmes, assurés que la seule fertilité du sol sans le secours du travail de l'homme leur fournira toujours une récolte suffisante. La grande propriété n'est donc qu'un prétexte de paresse. Leurs richesses ne se trahissent d'ailleurs qu'à leur mort, car en présence même du cadavre, ainsi le veut la coutume, les héritiers et leurs meilleurs amis font, pour honorer sa mémoire, un festin mémorable où ils

1. Le Ke-quan est un large pantalon retenu autour du corps par une ceinture. Le Keao est une sorte de blouse en étoffe légère, que l'on porte assez courte au TongKing, mais très longue en Cochinchine.

2. Le torchis est un système de bambous entrecroisés, recouverts de terre glaise délayée et mélangée avec des herbes pour la rendre plus solide, une fois sèche. La plupart des habitations ainsi construites offrent une solidité satisfaisante.

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épuisent toutes leurs ressources et dans lequel les plats et les alcools de riz doivent d'autant plus abonder que les propriétés que laisse le défunt sont plus considérables. C'est après le festin que le défunt se trouve rangé parmi les autres ancêtres défunts dont le culte constitue le respect, l'union et l'autorité de la famille, et qui est en réalité la seule religion universellement établie dans toute l'étendue de l'Annam à l'exclusion de toute autre.

Le caractère de l'Annamite varie selon qu'il habite la campagne ou les environs des grandes forteresses; mais partout et à tous les âges, un air chagrin et triste semble être le caractère dominant de la race. Au fond il est moqueur et gouailleur. Quand il se repose dans les champs ou sur le seuil de sa case, le soir, après une journée de travail, il se livre volontiers à l'étude des charades et des énigmes. Il accueille alors avec de francs éclats de rire les jeux de mots bien réussis, et sur sa figure jaune et parcheminée l'on voit se dessiner un sourire sardonique quand l'un d'eux a lancé en sa présence quelque épigramme bien tournée contre les mandarins. Mais que ces mêmes mandarins viennent à passer, il n'est pas de pose humiliante que ne prennent ses administrés; ils reçoivent la cadouille sans murmurer et subissent les injustices les plus criantes sans élever une réclamation ou une plainte. Ils se consolent le soir des avanies de la journée par un bon mot, et quand ils ont tourné en ridicule les travers et les défauts du mandarin absent, ils se croient assez vengés. Aux environs des grandes forteresses, la moquerie se tait et le rire disparaît. L'Annamite a un air composé, prétentieux ou méfiant, selon la place qu'il occupe. C'est qu'autour de lui se trouvent les mandarins avec leur interminable escorte de secrétaires et de domestiques et que ces gens constituent pour lui autant d'espions. Il sait qu'il n'est pas besoin d'une parole imprudente, mais seulement d'un haussement d'épaules ou d'un mouvement de tête mal interprété, pour attirer sur lui une peine capitale. Aussi marche-t-il d'un air composé et embarrassé, tenant les yeux à terre et ne les relevant qu'avec défiance. S'il parle, ce n'est que par paroles entrecoupées, aussi indécises que ses gestes et au milieu desquelles il est difficile de saisir la véritable expression de sa pensée. Cette crainte innée chez lui et cette contrainte

1. La cadouille est un rotin flexible qui, appliqué d'une certaine façon sur la partie postérieure des Annamites, leur inculque les principes du Code pénal et le respect de l'autorité.

perpétuelle lui a donné lui a donné ce regard faux qui frappe l'Européen et lui fait mal augurer tout de suite des relations qu'il est appelé à avoir avec cette population abâtardie.

Pas d'industrie dans le pays, car je ne compte point pour telle les incrusteurs, brodeurs sur laine, tuiliers et fabricants de moustiquaires, qu'on rencontre çà et là au coin de certaines villes. Le roi l'a complètement ruinée en réquisitionnant, pour son compte personnel, tous les ouvriers du royaume qui se distinguent dans une spécialité quelconque, malheureux, qui dans la force de l'âge se trouvent condamnés à un travail forcé sans gloire et sans rétribution, et qui, une fois vieux, se voient jeter à la rue sans ressource. Aussi la petite industrie se cache-t-elle et les talents naissants s'étouffent-ils d'eux-mêmes. Quant au commerce, ils ne s'y livrent point, car il faut pour cela des capitaux, des avances et du crédit, et ils n'ont rien de tout cela. Mais c'est ici qu'intervient le Chinois. En Chine, l'homme multiplie toujours, instinctivement, sans calcul et sans relâche; les terres sont couvertes de maisons et les maisons pleines d'enfants. Nulle part l'homme n'a plus aveuglément compté sur la nature et la fertilité du sol pour nourrir sa famille et nulle part peut-être la nature n'a si bien répondu aux désirs de l'homme. En certains endroits où la population est quatre et cinq fois plus dense que chez nous, le Chinois vit avec tous ses enfants, alors que, sur le sol de France, avec notre civilisation raffinée et nos besoins chaque jours accrus, nous parvenons à peine à vivre, nous qui n'avons déjà plus d'enfants. Mais, chose étrange, au milieu de cette population si considérable, il ne surgit jamais d'homme extraordinaire : c'est le triomphe de la médiocrité heureuse. A défaut d'intelligence supérieure, le sens pratique et l'esprit de calcul y sont universellement répandus et les enfants s'ingénient à commercer et à gagner à un âge où les nôtres songent encore à jouer. Leur amour du sol natal est instinctif, aveugle et absolu, et il n'est pas une autre nation qui en offre un exemple aussi frappant. Pourtant, en face de cette multiplication toujours croissante de l'espèce sur un territoire qui reste toujours le même, ils reconnaissent l'obligation d'aller demander à d'autres terres le pain dont ils doivent se nourrir. Ils émigrent jeunes et s'en vont dans tous les pays où l'on peut gagner de l'argent en travaillant. Ils portent avec eux leurs dieux, leurs coutumes, leurs habitudes, sans jamais rien prendre de la religion, des mœurs ou de la langue

de la nation au milieu de laquelle ils s'établissent, vivant toujours en étrangers au milieu des pays étrangers. Ils fournissent un travail incessant et avantageux, se soumettent aux plus rudes labeurs, endurent les privations les plus pénibles, toujours soutenus par l'idée de retourner dans leur pays dès qu'ils auront réalisé quelques économies. Ils sont une plaie pour les pays où ils émigrent, non seulement parce qu'ils fournissent le travail à un prix inférieur aux ouvriers européens et américains qui, avec leurs besoins plus nombreux, ne peuvent point lutter avec leurs prix, mais encore parce qu'ils thésaurisent pour le dépenser plus tard en Chine, tout ce qu'ils gagnent à l'étranger: c'est là ce qui les distingue de tous les autres peuples émigrants.

Le territoire de l'Annam était l'un des premiers qu'ils devaient exploiter, et ils l'avaient en effet envahi, à une époque où l'Australie et la région Ouest des États-Unis, où ils devaient pulluler plus tard, n'étaient point encore conuues. L'Annam se trouvait sur leurs frontières, les produits du sol étaient les mêmes que dans les provinces les plus fertiles du Céleste-Empire, il y avait chez les deux peuples quelque chose de semblable dans l'organisation politique et leur manière de vivre, et si leurs langues parlées s'écartaient considérablement l'une de l'autre, leurs langues écrites du moins, se rapprochaient sensiblement. De plus, les relations entre les deux pays étaient fréquentes. On voyait souvent, dans les provinces du midi de la Chine, passer des ambassadeurs annamites qui allaient se jeter aux genoux du Fils du Ciel, pour implorer des secours en faveur de leur roi au milieu des guerres civiles qui ne cessaient de désoler leur royaume. L'empereur leur envoyait des soldats; mais ceux-ci après avoir guerroyé quelque temps, s'établissaient dans le pays pour y faire du commerce. Ce qu'ils racontaient de la fertilité du sol et de la faiblesse du gouvernement, auquel ils imposèrent facilement leurs volontés, engagea un grand nombre de leurs compatriotes à venir s'y fixer, et dès lors, ils ne tardèrent pas à devenir ce qu'ils sont encore aujourd'hui un État dans l'État, en possession de son organisation municipale et de ses congrégations, de la seule justice desquelles ils relèvent pour les crimes ou délits qu'ils peuvent commettre, possédant toutes les fermes importantes du royaume, centralisant tous les capitaux en numéraire et en nature, indépendants des tribunaux et de l'administration annamite, mille fois plus considérés et respectés par cette administration que les

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