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Annamites eux-mêmes qui ne semblent placés dans leur propre pays que pour servir de coolies et d'esclaves aux Chinois; constituant enfin, au besoin, une force armée plus puissante que l'armée même du roi, ce qui leur est un argument tout à fait concluant dans les conditions que de temps à autre il leur plaît d'imposer au

royaume.

Au Tong-King, il n'existe point de ville annamite dans le sens que nous accordons à ce mot, c'est-à-dire qu'on ne voit nulle part des réunions de cases adossées les unes contre les autres et formant par leur alignement des rues, des places, etc. Il n'y a rien que des villages composés de hameaux indépendants les uns des autres. Ces hameaux, parsemés çà et là au milieu des vastes rizières qui s'étendent partout aussi loin que la vue, sont cachés à l'œil par de hautes haies de bambous et de petits bois d'aréquiers qui les dissimulent complètement. Là, chaque case est entourée de son jardin potager, plus ou moins mal entretenu, et elle est séparée par des haies de cactus et des ruisseaux d'eau croupissante de la case voisine. Ce n'est que dans les marchés situés le long des grandes routes, ou sur le bord des fleuves où viennent aborder les jonques, que l'on voit des marchands élever, pour le débit des matières alimentaires, des cases agglomérées et formant dans leur ensemble une sorte de rue rudimentaire. Mais ces marchés ne sont le siège d'aucune autorité et ils ont une réputation d'assez mauvais aloi, car c'est le refuge des gens qui n'ont pu se faire inscrire dans les villages, qui ont abandonné le tombeau de leurs ancêtres, qui n'ont pas un coin de terre à cultiver, repris de justice, débiteurs insolvables, déserteurs, contrebandiers, cabaretiers et filles publiques, tous gens taillables et corvéables à merci. Les grandes villes, que nous voyons inscrites sur les cartes du pays, sont d'immenses forteresses, siège des autorités et des forces militaires de la province. Contre les murailles extérieures de ces forteresses, il s'établit souvent quelques-uns de ces marchés composés de huttes informes, mal assises au milieu d'une boue félide. C'est là que les soldats de la citadelle trouvent leur logement ou leur nourriture et ce sont eux qui font vivre cette réunion de boutiques, toutes les fois, du moins, qu'ils ne s'enivrent pas de sam-chou, et ne démolissent pas ensuite l'établissement du cabaretier.

Il existe pourtant des villes, et des villes considérables, avec de

hautes maisons à terrasses, des rues dallées et quelquefois couvertes, avec des magasins somptueux et de précieux ameublements, mais ce sont des villes purement chinoises où les Annamites n'entrent qu'a titre de domestiques ou de coolies. Le Chinois a traité l'Annam en pays conquis qu'il ne devait plus quitter. Il a fait du Tong-King une succursale de la Chine et il s'y établit comme chez lui. Il y construit de grandes et somptueuses maisons, de vastes el solides magasins. C'est lui qui a donné à Ha-Noï, à Nam-dinh, à Son-tay, à Haï-duong, à Haï-phong, l'importance qu'ont aujourd'hui ces villes, et c'est lui qui, avec son besoin continuel de s'établir et de bâtir, a fait surgir au Tong-King cette foule de briquetiers et de tuiliers annamites, pauvres gens qui d'ailleurs travaillent assez mal. C'est le Chinois qui au moment de la récolte s'en va de village en village acheter les riz disponibles pour les entasser dans ses magasins où il apporte également les tissus de soie et de coton. l'écorce de cannelle, l'huile d'anis, les vernis et les gommes, etc. C'est le Chinois qui frête les bateaux à vapeur et les jonques qui viennent de Hong-Kong charger ces marchandises et lui apportent en échange la faïence, le coton filé, le bois de santal, le fer, les médecines chinoises, l'opium, le poivre et le thé. Ce sont eux qui servent d'intermédiaires pour le transit des marchandises qu'on envoie du Yun-nan aux provinces maritimes de la Chine, et ils ont créé à Ha-Noï et à Haï-phong des dépôts importants de ces marchandises.

L'Annamite du village que la curiosité ou les affaires amènent dans la ville chinoise et qui s'arrête saisi de respect et d'admiration devant ces vastes établissements où s'agitent cent coolies, où sont entassées les matières les plus précieuses, où l'on manie les piastres avec des pelles, ne peut manquer de considérer le Chinois comme le seigneur tout-puissant d'une terre dont lui-même ne serait que le serf. C'est qu'à la large et bonne figure et au teint coloré du négociant chinois il ne peut opposer que ses dents noires, sa peau jaune et parcheminée, sa figure longue et osseuse sur laquelle les pommettes des joues font saillie; à sa forte constitution et à la puissance de sa taille, il n'oppose qu'une taille exiguë et frêle, la maigreur de son corps et les formes anguleuses de toute sa personne; à ses habits luxueux, il n'oppose que son invariable costume de couleur sombre et indécise, qui n'est jamais lavé; et tandis que le Chinois passe fier et hautain sans quitter son chemin devant

les mandarins annamites qui, allant au trot de leurs porteurs et au son de leur tam-tam, n'ont que des sourires pour lui, l'Annamite, du plus loin qu'il les aperçoit, n'a qu'à quitter la route au plus vite ou à se jeter sur les côtés à plat ventre devant ces mêmes mandarins qui n'ont pour lui qu'un regard sévère. Il est vrai qu'au milieu de cette population chinoise, il y a des insurgés et des rebelles, des Taï-pings et des Miao-tze, des Pavillons noirs et des Pavillons jaunes, des gens expulsés de Canton et de Hong-Kong, des contrebandiers et des pirates qui ne voudraient pas pour beaucoup effectuer leur rentrée en Chine. Mais le Tong-King est une terre hospitalière qui est ouverte à tous les fils du Céleste - Empire, et pourvu qu'ils aient de la fortune pour s'établir négociants ou de l'intelligence pour le devenir plus tard, ou de l'audace pour se faire pirates on ne leur demande pas leur état civil. Ils sont les banquiers de l'Annam et, à ce titre, la considération et l'impunité leur sont accordées. Tous les mandarins annamites, avec leurs titres pompeux et leur suite nombreuse, n'en sont pas moins des gens ruinés, sans fortune et presque sans appointements. Pour comble de malheur, tous naissent avec la passion du jeu, et ils semblent consacrer leur existence à cette occupation ruineuse. Pour satisfaire cette passion, ils vendent tous leurs meubles et les cadeaux du roi et leurs fines incrustations, écorce de canelle et défenses d'éléphants, bronzes anciens et broderies de soie, tout cela s'en va chez le brocanteur. Bientôt ils s'endettent et c'est aux Chinois qu'ils demandent de l'argent. Ceux-ci se font longuement prier, puis enfin ils consentent à livrer des sommes minimes. Ils abandonnent généralement l'argent qu'ils prêtent, mais ils savent se le faire rendre en avantages réels qui augmentent leur puissance, leurs privilèges et leurs immunités.

Il existe au Tong-King des fermes importantes. Les deux plus considérables sont celles de l'opium et des alcools de riz. Par un édit royal très ancien, ces fermes doivent être concédées à des Annamites à l'exclusion de tout étranger. En 1835, quand les Minhhuongs ou métis chinois et annamites furent assimilés aux Annamites, par un édit de Minh-Mang, ils accaparèrent ces fermes; mais ni les uns ni les autres n'avaient des fonds assez considérables pour acquitter auprès du gouvernement les sommes du fermage, approvisionner la ferme et fournir à l'entretien d'une administration très étendue. Le fermier titulaire fut donc autorisé, par ordonnance du

roi, à s'adjoindre un bailleur de fonds qui prendrait le titre de directeur de la ferme, mais ne serait point officiellement reconnu pour tel par le gouvernement annamite. Or le bailleur de fonds fut toujours un Chinois, et c'est ainsi que les Chinois détiennent effectivement toutes les fermes du Tong-King. Ce n'est point ici le lieu de dire quel parti la mauvaise foi annamite a su tirer de ce compromis administratif. Nous nous réservons de raconter plus tard l'histoire d'Ang-Chi-Lock, le dernier directeur de la ferme d'opium du TongKing, dont l'assassinat judiciaire par les autorités annamites d'Haiduong a causé l'an passé, dans tout l'Extrême-Orient, une émotion qui ne s'est point encore calmée.

Quelque avantageuse et brillante que fut devenue leur position, les Chinois ne s'en sont point contentés. Ils ont encore appelé du Quang-Si des soldats réguliers de l'empereur et ils les ont établis dans toutes les forteresses du Nord du Tong-King. A côté du mandarin militaire annamite, ils ont installé le mandarin militaire chinois. C'est, disent-ils, pour protéger le commerce contre la piraterie et le roi Tu-Duc contre les rebelles, et à ce titre le gouvernement annamite leur alloue une solde plus considérable que celle des soldats annamites eux-mêmes. Il manquait à l'Annam ce dernier affront de se voir protéger par les débris des bandes des Taï-pings. Notre intervention au Tong-King les a fait fuir d'Ha-Noï, mais ils se sont réfugiés non loin de là, et ce sont les autorités militaires chinoises qui font encore la loi dans les forteresses de Lang-Son, de Cao-bang, de Tai-nguyen, de Tuyen-Quan, d’Hung-Hoa, de Sontay, etc. Les malheureuses populations annamites de ces pays, ruinées par le passage continuel des troupes, ne savent plus distinguer les pirates de ceux qui sont censés les protéger contre la piraterie. Entre les rebelles de Li-ung-Choï, les Pavillons noirs de Luu-Vinhphuoc et les troupes impériales de Phong-ti-taï, elles ne peuvent pas établir une grande différence, puisque tous sont indistinctement une cause de ruine pour elles. Pourtant au milieu de ce va-etvient perpétuel de bandes armées, ce sont les rebelles qui auraient encore leur sympathie. Ceux-ci, en effet, luttant dans un pays dont ils voudraient s'emparer pour s'y établir solidement, sont désireux de se concilier la population et de ne pas épuiser les ressources du sol. Aussi ne réquisitionnent-ils que ce qui leur est nécessaire et payent-ils les matières alimentaires toutes les fois qu'ils le peuvent. Mais les troupes impériales et les Pavillons noirs, soldats

mercenaires à la solde de l'Annam, recrutés parmi les volontaires du Quang-Si et les pirates du fleuve Rouge pour poursuivre les rebelles, détruisent tout sur leur passage pour le seul plaisir de détruire et changent en solitudes profondes des districts entiers qui naguère étaient encore riches et populeux.

Nous dirons, dans la suite de ces études, quelles sont les relations que la population chinoise du Tong-King a conservées avec la cour de Péking, dans quelles limites celle-ci compte les protéger contre nous, dans quelle mesure elle pourra un jour se rallier à notre cause et quelle est enfin l'origine historique de cette fameuse suzeraineté de la Chine autour de laquelle on fait aujourd'hui tant de bruit.

CHARLES LABARTHE.

REVUE DE GÉOGR.

JUILLET 1883.

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