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La Géographie

Un extrait

d'une carte romaine d'état-major

Les états-majors des armées romaines avaient appris sous l'Empire à se servir de cartes géographiques pour diriger les opérations de leurs troupes. Nous avons sur ce point un témoignage décisif de Végèce 1, qui écrivit au Ive siècle son Résumé de l'art militaire. « Le général, dit-il, doit se munir d'itinéraires détaillés du pays où se fait la guerre, en sorte qu'il apprenne non seulement la distance qui sépare les lieux en nombre de pas, mais aussi l'état des chemins et qu'il connaisse par cette description fidèle les raccourcis et les tra verses, les montagnes et les fleuves. C'est ainsi que des chefs avisés ont eu des itinéraires des provinces où ils faisaient campagne, non seulement notés (adnotata) mais peints (picta) afin que, au départ, ils pussent choisir leur route à la fois par la réflexion de leur esprit et par ce qu'apercevaient leurs yeux. » Il est très vraisemblable que dans toutes les garnisons, les bureaux du commandant avaient à leur disposition des «< itinéraires peints» de la région circonvoisine et même des provinces éloignées, car les transferts de troupes le long de la frontière étaient fréquents et les chefs devaient pouvoir dresser à l'avance la liste des étapes et y faire préparer un logement et des vivres 2.

Un merveilleux hasard vient de nous rendre, sinon une de ces

1. Végèce, III, 6.

2. Ambros, Sermo, V, 2, in Psalm. 118; Vila Severi Alexandri, 45. Cf. Kubitschek, Jahresb. des Esterreichischen Instituts, t. V, p. 73 et suiv.

LA GEOGRAPHIE.

T. XLIII, 1925.

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cartes d'état-major, du moins un itinéraire qui en dérive directement. Dans les fouilles entreprises en 1923 à Sâlihîyeh, l'ancienne colonie de Doura-Europos sur l'Euphrate, on tira du sable qui remplissait une des tours de l'enceinte, des débris de boucliers ovales ayant servi à la cohorte montée d'archers palmyréniens qui défendait la place. Ces boucliers légers, suffisants pour protéger des cavaliers contre les flèches de leurs adversaires, étaient formés d'ais ajustés, sur lesquels était collée une peau, ou pour mieux dire un parchemin épais, décoré de peintures. Un lambeau d'une de ces peaux protectrices porte une liste d'étapes que son possesseur y avait fait inscrire, probablement en souvenir des longues marches qu'il avait accomplies en de lointains pays. C'est ainsi que les alpinistes font graver sur leur bâton la série des cimes qu'ils ont atteintes.

Comme le montre la planche I, le milieu du bouclier ovale est occupé par une image de la mer azurée, où voguent des vaisseaux. A droite, on distingue une grosse barque marchande avec ses agrès et, sur la poupe, la cabine du capitaine; deux grandes rames plongeant dans la mer servent de gouvernail. En face, un navire semblable, dont il ne reste que le bec de la proue, correspondait au premier. Plus bas, on distingue une chaloupe avec ses rameurs et au-dessous la tête d'autres rameurs, qui occupaient un quatrième esquif aujourd'hui disparu.

A droite, s'est conservé un morceau d'une large bordure qui faisait probablement le tour du bouclier. Sur le fond rouge, sont tracés en bleu les fleuves qui se jettent dans la mer et inscrits, en blanc, les noms grecs des stationes, où notre soldat s'est arrêté dans sa marche. Chacun de ces noms était suivi du nombre de milles qui séparait la station de la précédente - trois de ces chiffres sont encore lisibles. A côté de la plupart d'entre eux, se voit une maisonnette à pignons qui représente, à peu près comme sur la Table de Peutinger, la mansio, le gîte d'étape.

La première portion de notre liste appartient à la grande voie militaire qui, de Byzance, conduisait aux bouches du Danube. C'était la route que devait suivre pour s'y rendre une troupe venant de Syrie. Après un nom mutilé, qui est probablement celui du fleuve Panysos (Kamtchik), dont le cours est peint en bleu au-dessous, on lit clairement les premières lettres d'Odessos, c'est-àdire Varna sur la mer Noire, et l'itinéraire se poursuit par Bybona (Byzone), Kallatis et Tomea ou Tomi (Costantza) ou l'indication de u(x) (33 milles) a subsisté. Puis vient le nom de la ville

d'Istros que l'auteur de la copie a pris pour celui du Danube [loτpos Toτ(αμòs) μí(λta) μ'], bien qu'il ait ajouté immédiatement après le nom latin du fleuve [Δάνουβις ποταμός)...].

Au delà, l'itinéraire se continue dans la Russie méridionale par une route que n'indique aucune autre source. Il nous conduit d'abord à Tyra, placé à 84 milles du Danube (près d'Akkerman

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sur le Dniester), puis à Borysthène ou Olbia (près de Nikolaïev sur le Dnieper) et aboutit à Chersonnèse (Sébastopol en Crimée).

De cette grande place commerciale et militaire, nous sommes transportés à Trapézous (Trébizonde), port d'attache de la flotte du Pont-Euxin, et arrivons enfin à Artaxata (Ardachar en Arménie). La suite, dont il ne reste malheureusement que les vestiges de lettres douteuses, devait indiquer par quelle voie notre archer était revenu sur l'Euphrate, où un reste de son bouclier devait être découvert seize siècles plus tard.

Car ce curieux débris doit dater des derniers temps de l'occupation de Doura-Europos par les Romains, c'est-à-dire de la première moitié du IIIe siècle. Les indications qui y sont notées ne conviennent

qu'à l'époque des Sévères ou au temps immédiatement postérieur. Nous essayerons de montrer ailleurs avec quelque détail les conclusions historiques qu'on en peut tirer 1; mais il nous faut dire ici au moins quelques mots de l'intérêt qu'offre au point de vue géographique ce document unique en son genre.

car celui d'Istros

les fautes d'ortho

Le nom de xvous donné au Danube est dû à une confusion avec la ville homonyme graphe commises dans d'autres mots, la notation des distances en milles et non en stades, tout prouve que notre liste remonte à un original latin, dont elle est une traduction maladroite. C'est manifestement un extrait d'un de ces itineraria picta que le gouvernement impérial mettait à la disposition des officiers de son armée'. La seule carte routière du monde romain que nous possédions est, on le sait, la Tabula Peutingeriana, copie exécutée au XIe siècle d'un original antique. Étirée en longueur pour pouvoir être roulée en volumen, cette carte déforme entièrement la configuration réelle des pays qui y sont représentés, mais elle donne l'indication des mers et des terres, des fleuves et des montagnes, comme le demande Végèce, à côté des voies impériales avec leurs étapes et leurs distances en milles. Ces voies nous sont connues en outre, au moins en partie, par l'Itinéraire d'Antonin, qui n'offre qu'une sèche énumération des stationes suivies chacune d'un chiffre, sans aucune illustration. Plus maigre encore est la liste de noms géographiques que le Cosmographe de Ravenne a extrait au vIIe siècle d'une carte analogue à la Table, mais en omettant la notation du nombre de milles. L'étude de ces trois sources a conduit à la conclusion qu'elles dérivent toutes d'une carte du monde romain exécutée sur l'ordre de l'empereur Caracalla et qui était le pendant de la célèbre Forma Urbis, du grand plan de Rome, gravé sur marbre entre 203 et 208 après J.-C. et dont les fragments sont conservés au musée du Capitole.

La découverte inattendue qui vient d'être faite à Sâlihiyeh

1. Cf. Syria, t. V [sous presse].

2. Cf. S. Ambroise, l. c. : Miles qui egreditur itinerarium ab imperatore accipit. 3. Kubitschek Jahres. hefte, l. c., et Realencyclopädie s. v. ‹ Karten » col, 2 113 et suiv. Ces conclusions sont acceptées et précisées par Cuntz, Die Geographie des Ptolemaeus, 1928, p. 137. Le schéma de la filiation des documents cités est de suivant :

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semble confirmer ces conclusions. Les sables de la Syrie viennent de nous rendre ce qu'on n'eût pas osé espérer : un document géographique à peine postérieur au règne de Caracalla et qui occupe pour ainsi dire une position intermédiaire entre la Table et l'Itinéraire. Comme la Table, il indique au moins approximativement la mer, la terre et les fleuves, il dessine à côté de la station le bâtiment de la mansio. D'autre part, les noms y sont disposés en colonne, chacun étant suivi d'un nombre de milles, comme dans l'Itinéraire. Il est à peine douteux qu'il dérive indirectement de la même carte officielle que l'une et que l'autre. Ce pauvre lambeau de parchemin, qui a miraculeusement échappé aux vers et à la pourriture, est ainsi un document fort intéressant pour l'histoire de la géographie antique. Il nous permet de nous rendre mieux compte de ce qu'étaient ces « itinéraires peints » dont se servaient, pour la conduite des opérations, les états-majors de l'armée impériale.

M. CUMONT.

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