Pagina-afbeeldingen
PDF
ePub

bliophiles actuels, que je m'interdis de nommer en les louant de la sorte. Je n'aurais, pour établir cette comparaison sur pièces probantes, qu'à mettre en regard des collections qu'ils ont déjà faites ou qu'ils sont en train de former, les bibliothèques, beaucoup plus nombreuses, il est vrai, et par conséquent moins choisies, qu'on peut visiter à loisir dans les anciens catalogues imprimés et dont je me souviens avoir feuilleté sur place bien des volumes, qu'on daignerait à peine maintenant honorer d'un regard. Qu'est-ce qui se contenterait aujourd'hui, par exemple, des reliures de Biziaux, de Chameau, de Bozérian, de Bradel, de Thompson, et même de Thouvenin? Qu'est-ce qui serait fier de les avoir dans ses armoires et de les montrer à tout venant comme des modèles achevés de l'art du relieur?

Dieu me garde de blâmer nos bibliophiles contemporains d'avoir à l'envi porté la valeur des beaux livres à des prix qui semblent excessifs et qui ne doivent pourtant étonner ou indigner qu'un ignorant. Ils sont, à cet égard, bien avertis, bien renseignés, et ce n'est pas à la légère qu'ils se décident à payer ces prix énormes qu'on verra peut-être grossir encore. Il n'existe, en effet, qu'un nombre restreint de livres dignes d'être achetés, pour ainsi dire, à folle enchère, et ce nombre ne saurait s'accroitre, s'il ne diminue pas d'une manière sensible, tandis que les bibliophiles sont de jour en jour plus nombreux, plus compétents et, ce qui n'est pas à dédaigner, plus riches, attendu que le niveau des grandes fortunes ne cesse de s'élever progressivement. Les bibliophiles de nos jours ne sont pas obligés de compter avec leur bourse et de se priver de tout pour acquérir un volume, comme jadis Guillaume Colletet ou l'abbé Balesdens, qui avaient au plus haut degré l'amour et la connaissance des beaux livres. Ceux qui ont la faveur ou le privilège d'obtenir de M. Trautz-Bauzonnet, le grand maître de la reliure moderne, qu'il consente à relier pour eux de préférence à tous autres, ne ressemblent guère au pauvre Puget de la Serre et au bonhomme Rangouze, qui escomptaient d'avance la munificence de leurs Mécènes ordinaires, pour faire relier magnifiquement, par le Gascon et ses émules en petits fers, de fastidieux ouvrages à dédicace. On en est venu enfin à l'âge d'or des bibliophiles, et j'aime trop les livres pour ne pas m'en réjouir.

Rendons hommage au progrès des esprits et des idées. Est-il aujourd'hui un triple sot qui oserait écrire ce qu'écrivait en l'an VI Sébastien Mercier, auteur du Tableau de Paris et membre de l'Institut national? « Les livres sont des amis qu'il faut pou« voir traiter familièrement. J'aime la lecture, et la reliure est sa

«<plus cruelle ennemie. S'il y a une profession inutile, c'est celle « des relieurs : elle ajoute à la cherté des livres et nuit à leur « usage.» Cet odieux révolutionnaire de Mercier se vantait de n'avoir chez lui que des brochures ou des bouquins déreliés, dont il avait cassé le dos, pour les lire plus facilement ! Tout vrai bibliophile frémira, en pensant aux massacres que de pareilles brutes lettrées ont exécutés bêtement et méchamment, dans un temps de désordre social, où les plus beaux livres du monde étaient mis hors la loi et livrés sans défense à la stupide férocité des bourreaux de reliures. Ne croirait-on pas que cette époque désastreuse, qui est pourtant si rapprochée de nous, voulait faire concurrence à la sauvagerie des Turcs, qui, à la prise de Bude, saccagèrent la fameuse bibliothèque du roi de Hongrie, Mathias Corvin, en déchirant les feuillets des manuscrits sur vélin pour en garnir leurs houseaux, en arrachant les velours et les draps d'or des reliures pour en couvrir la selle de leurs chevaux ? Ce sont là des souvenirs douloureux pour les bibliophiles de tous les temps et de tous les pays; mais, nous autres bibliophiles français, n'avons-nous pas des souvenirs plus récents et plus douloureux encore, en nous rappelant que les incendies de la Commune de Paris ont anéanti huit ou dix bibliothèques publiques appartenant à l'État, et avec elles le célèbre livre d'Heures de Juvénal des Ursins?

Si les bibliophiles voulaient adopter une devise unique et collective, je leur conseillerais de prendre celle d'Étienne Tabourot: A tous accords, ou celle que notre bon La Fontaine s'était donnée Diversité, c'est ma devise. On pourrait encore appliquer aux bibliophiles ce vieil adage latin: Tot libri, tot sensus. Ils diffèrent les uns des autres, en effet, par la diversité de leurs goûts, et ils s'accordent entre eux par l'objet unique de leur sympathie ou de leur passion, qui est LE LIVRE, avec toutes ses innombrables variétés. Il y a, dans l'amour des livres, le même caprice, la même folie (disent les anti-bibliophiles), que dans l'amour des femmes. Folie ou caprice, n'est-ce pas là un plaisir multiple, un bonheur toujours renaissant et perpétuel? Voilà bien l'occasion de citer ici, comme digression naturelle, quelques réminiscences d'un entretien qui s'est tenu devant moi dans un des déjeuners du dimanche que Guilbert de Pixerécourt offrai aux bibliophiles, ses rivaux et ses amis.

« Les femmes ne sont pas, ne peuvent être bibliophiles ! disait avec conviction le marquis de Chateaugiron. Taisez-vous, Chateaugiron! reprit brutalement Pixerécourt. Quand on aime les livres, on doit aimer les femmes. Hélas! murmura naïve

ment Villenave, l'élégant traducteur des Métamorphoses d'Ovide, moi, je n'aime plus que les livres! On aime les femmes plus

tôt que les livres, dit Charles Nodier, mais en revanche on aime les livres plus longtemps que les femmes. Parbleu s'écria Pixerécourt (qui avait alors plus de soixante ans), comment se consolerait-on de ne plus aimer les femmes, si l'on n'avait pas les livres? A votre avis, repris-je en osant faire tête au fougueux Corneille des Boulevards, il faudrait avoir vécu un demisiècle, pour aimer les livres? Je crois que cet amour-là est de tout âge et n'empêche pas l'autre ; au contraire. - Jeune homme! se récria Pixerécourt, vous n'avez pas voix au chapitre : vous aimez tous les livres, et nous n'aimons, nous, que les beaux livres, les livres rares et les bonnes reliures. On devient plus difficile en vieillissant et l'on mesure le plaisir à ses forces. - Je me suis demandé souvent, dit alors le plus poli et le plus aimable des bibliophiles, le marquis de Ganay, combien de volumes un bibliophile raffiné et délicat pouvait aimer à la fois! »

Il y eut un éclat de rire général, auquel le marquis s'associa de bon cœur, en nous racontant que quant à lui un seul livre, mais le plus beau, le plus extraordinaire, le plus introuvable, suffisait, pour un temps, à sa passion, et là-dessus il sortit de sa poche un volume de poésie italienne (je ne me rappelle plus lequel), à la reliure de Tomaso Maioli, le Grolier de l'Italie: «Voici, continua-t-il, l'objet spécial de mon amour actuel ; je l'ai trouvé à Florence, l'été dernier, et depuis lors il ne m'a pas quitté un moment. Le jour, je le porte sur ma poitrine, dans cette poche que j'appellerai la poche du cœur ; je l'en tire sans cesse pour le regarder, pour l'admirer, et vous avouerez qu'il mérite bien mon admiration. Je m'arrête souvent en pleine rue, afin de m'assurer qu'il est toujours là, ce cher livre, à la place que je lui ai donnée, à l'exclusion de tout autre. La nuit, il reste encore avec moi, près de moi, sous mon oreiller; je ne m'endors pas, sans l'avoir couvé des yeux, et si je m'éveille, ma première pensée est pour mon volume, que je caresse, pour ainsi dire, en le touchant avec délices. C'est bien là de l'amour et du meilleur, objecta Nodier; mais cet amour-là est-il constant? est-il éternel? Mon cher Nodier, répliqua le marquis, vous êtes, vous, un volage, un libertin en fait de livres : vous avez changé trois ou quatre fois de bibliothèque. C'est vrai, interrompit Nodier, j'ai vendu plusieurs fois les collections que j'avais formées avec tant de peine; je les ai vendues, malgré moi, bien malgré moi, je vous assure; mais j'aime encore les livres qui composaient mes collections favorites, puisque je me les rappelle tous, puisque je les regrette,

hélas ! Et moi, dit le marquis de Ganay, quand je cesse d'aimer un livre, je le fais entrer dans les rangs de ma bibliothèque et je l'oublie, pour en chercher un autre qui me plaise davantage et m'inspire un nouvel amour. Tenez, Nodier, il ne se passera guère de temps, ce me semble, avant que je me refroidisse pour mon Maioli, et je le changerai, si vous voulez, contre votre Cancionero general de 1557, ou bien contre votre exemplaire des OEuvres de Louise Labé, lequel n'est pourtant que de la seconde édition, mais dont Thouvenin a fait un véritable bijou. »

Thouvenin est mort, et sa réputation n'a pas survécu à Charles Nodier qui l'avait inventée; tous ces bibliophiles, qui déjeunaient le dimanche chez Pixerécourt en parlant de livres et de reliures, ne vivent plus que dans le souvenir de quelques rares représentants de la bibliophilie de 1830. Je suis forcé d'avouer que, sauf deux ou trois exceptions, ils n'étaient pas à la hauteur des bibliophiles d'aujourd'hui, et que leurs collections de livres reliés par Koehler, Vogel, Thompson, Thouvenin, etc., ont été bien inférieures à celles qui se sont faites depuis ou qui sont en voie de formation. Est-il un des anciens membres de la Société des Bibliophiles français, qui ait possédé, comme un des rois de la bibliophilie contemporaine, CENT VOLUMES AYANT COUTÉ UN MILLION et valant peut-être davantage? Sans doute les beaux livres ne se vendaient pas alors ce qu'ils se vendent à présent, car il ne faut pas oublier que la vente de la bibliothèque de Pixerécourt n'a produit que 64,000 fr.; la vente de la dernière bibliothèque de Charles Nodier, 60,000 fr.; les ventes successives de la prodigieuse bibliothèque dramatique de Soleinne, 140,000 fr., tandis que les bibliothèques de M. Double et de M. le baron Pichon ont atteint, chacune, le chiffre de 400,000 fr., qui serait bien dépassé à cette heure ; tandis que les ventes de Yéméniz, Lebeuf de Montgermont, Emmanuel Martin, Benzon, Turner, etc., ont quintuplé la valeur des beaux livres; tandis que la première vente de l'immense bibliothèque d'Ambroise Firmin-Didot vient de réaliser, avec quelques centaines d'articles hors ligne, la somme de 940,000 fr., qui annonce deux ou trois millions pour la totalité de cette vente mémorable. Nous sommes loin de compte avec la bibliothèque du duc de La Vallière, dont les 5,668 articles ne produisirent que 464,677 livres en 1783.

Les bibliothèques, il faut le répéter, ne se ressemblent pas plus entre elles que les bibliophiles entre eux. Chaque catalogue de bibliothèque ou plutôt de collection, qu'on met en vente avec plus ou moins d'empressement de la part des amateurs et des

libraires, accuse cette divergence complète et permanente dans les goûts bibliophiliques, qui ne sont pas exempts des influences de la mode. Ainsi, comme je l'ai déjà dit à regret et presque avec colère, il n'y a plus, il n'y aura plus de véritables bibliothèques chez les particuliers : les grands amas de livres effrayent, gênent et n'ont pas de place réservée dans l'hôtel le plus vaste et le mieux aménagé! On les juge, d'ailleurs, inutiles autant qu'incommodes, et on ne leur permet de s'accroître et de se déployer que sous la poussière des établissements publics. Enfin, proclamons-le hautement, nous ne pouvons citer, en France, que deux bibliophiles qui aient conservé la tradition des grandes bibliothèques et qui ne leur mesurent ni l'espace, ni la dépense, ni les recherches, ni la curiosité, sans leur sacrifier toutefois la passion des beaux livres. Ces deux bibliophiles, nommons-les, puisque quiconque s'occupe de livres rares et de belles reliures les nommerait aussitôt, d'après le simple signalement de possesseur d'une grande bibliothèque; ce sont Mer le duc d'Aumale et M. le baron James de Rothschild.

Le premier, il est vrai, n'a pas transporté à Paris même la magnifique bibliothèque qu'il avait réunie en Angleterre, au château de Twickenham, et qu'il n'a cessé d'enrichir et d'augmenter depuis avec le même zèle bibliographique : cette bibliothèque est déjà, dit-on, installée dans le château neuf de Chantilly que S. A. R. a fait rebâtir exprès pour y placer ses livres, ses tableaux et ses collections d'art. Quant au second bibliophile, créateur d'une grande bibliothèque, il fait bâtir aussi pour elle et il lui consacre exclusivement une splendide construction, qui devra renfermer 100,000 volumes et davantage, tous choisis de main de maître et dignes de prendre place dans ce musée de livres, où sera déposée, comme une arche sainte, la petite armoire de Boule contenant les CENT VOLUMES qui ont coûté UN MILLION. Certes, les bibliophiles s'inclineront avec respect devant cette noble et généreuse passion des livres, mais il en est bien peu qui se hasarderont à suivre, même de loin, un si glorieux exemple.

En dehors de ces deux grandes bibliothèques, après lesquelles on peut citer encore avec confiance celle du savant président de la Société des bibliophiles français, il n'y a donc, chez tous nos bibliophiles, que des armoires de livres, des collections admirables, il est vrai, exquises, précieuses à tous égards, mais dont le nombre des volumes ne s'élève pas, en général, au-delà de 2 à 300, et dont la valeur totale représente une somme très-respectable. Ainsi, je possède un tout petit Catalogue anonyme, tiré à 22 exemplaires et intitulé: Mes livres, 1864-1874, et je ne com

« VorigeDoorgaan »