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Cette rapide analyse ne donne qu'une idée imparfaite de l'œuvre de Wycherley. Elle fait cependant ressortir suffisamment la transformation subie par le plan et la conception même de Molière.

Nous avons dû laisser de côté un grand nombre de personnages et de scènes épisodiques, sans aucun rapport avec l'action. Wycherley a en effet, suivant le mot de Voltaire, entrelardé sa pièce d'une comtesse de Pimbesche, vieille plaideuse enragée, parente éloignée du capitaine, et de son fils le jeune Jerry qui est peut-être le personnage le plus stupidement grotesque qu'on ait jamais mis sur le théâtre.

Dans bien des scènes où Wycherley se moque des hommes de loi et des plaideurs, on sent l'imitation directe de Racine. L'auteur anglais s'est certainement inspiré largement des Plaideurs; cependant Lady Blackaere peut jusqu'à un certain point être regardée comme sa création propre. Pour ne pas entrelarder à notre tour cette étude de rapprochements inutiles, venons-en de suite à l'examen des principaux personnages.

Cette tâche est d'ailleurs facile, car Wycherley, suivant l'exemple de plus d'un dramaturge anglais, de Ben Jonson entre autres, a eu soin d'indiquer au début de la pièce le caractère de chaque personnage tel qu'il l'avait conçu. A la liste des personnages il a joint la définition de chacun d'eux. C'est ainsi que Manly est annoncé comme un homme d'un caractère honnête, mais grognon, délicat sur le chapitre de l'honneur, et qui a préféré vivre sur mer par haine du monde et de ses mensonges.

Mais pourquoi hait-il le monde? A-t-il été trahi par un ami? pas encore, ou du moins il l'ignore; il croit sa maîtresse fidèle; il n'est pas sur le point de perdre un procès. Enfin il n'a aucune des excuses d'Alceste. Son humeur farouche vient simplement d'un manque d'éducation. Cet homme franc n'est qu'un homme mal élevé et brutal.

Il fallait d'ailleurs que Wycherley se fût singulièrement assimilé les idées de son temps pour oser nous présenter son héros comme délicat sur l'honneur. La vengeance qu'il tire

d'Olivia est telle qu'on ose à peine y faire allusion. Célimène eût-elle trompé Alceste de la manière la plus cruelle, l'eûtelle bafoué publiquement qu'il se serait cru déshonoré en cherchant à se venger d'une femme. Mais autre temps, autres mœurs sans doute.

La différence entre le héros français et le personnage de la pièce anglaise se marque bien d'ailleurs par la différence même de leur position sociale. Alceste vit dans le monde de la cour, il y occupe un rang élevé; Wycherley fait de son principal personnage un loup de mer, un vieux dur à cuire, sans façons ni sentiments élevés. Certes la vie ne doit pas être facile à bord pour son équipage.

La misanthropie d'Alceste est due sans doute en partie à la situation pénible où il se trouve; trahi par un ami, torturé par une coquette, sur le point de perdre un procès important. Mais elle vient aussi de la foncière honnêteté et de la sincérité de son âme qui ne peut aisément se plier aux compromis qu'exige la politesse. Malgré tout il faut qu'il soit poussé à bout pour qu'il éclate; voyez par exemple la scène du sonnet. Manly au contraire est presque un matamore; il éclate à tout propos et sans propos; sa violence l'emporte sans cesse sans qu'on sache souvent pourquoi. Il prétend faire la leçon à tout le monde : « Je ne veux point de vos lisières » (1), dit-il dans sou langage imagé. Sans provocation, pour le plaisir d'être désagréable, il dit aux gens ce qu'il pense d'eux avec une franchise trempée d'eau salée (2). Sans doute il est courageux et s'est bien conduit devant l'ennemi; mais est-ce donc là une raison pour chercher querelle à chacun et lui dire des grossièretés?

En revanche il se laisse duper comme un enfant par une

(1) I'll have no leading-strings; I can walk alone, I hate a harness and will not tug on in a faction. Kiss my leader behind that another slave may do the same to me (I, 1.)

(2) Son langage est même si énergique et si indécent que Mennechet, dans l'unique traduction française de cette pièce que nous connaissions, n'a pas osé le traduire. Il a purement et simplement supprimé tous ces morceaux sans même prévenir le lecteur. Il a d'ailleurs singulièrement modifié et atténué le reste. Cff. L'homme franc, dans les Chefsd'oeuvre du théâtre anglais. Vol. V. Paris. Ladvocat. 1823.

intrigante. Les protestations de Fidelia, les preuves de dévouement qu'elle lui donne le laissent insensible, mais il a cru à la simple parole d'Olivia. Aussi Freeman le lui reproche-t-il avec franchise : « Comment vous défiez-vous tellement de l'homme qui vous dit qu'il vous aime, et non de la femme qui vous assure de son amour? »

Que dire d'ailleurs de cet amour extraordinaire ? Rien est-il plus étrange, plus invraisemblable? Qu'Alceste réponde pathétiquement aux reproches de Philinte

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on le comprend, on est ému de cet aveu de sa faiblesse. D'ailleurs peut-être Célimène au fond aime-t-elle Alceste; en tous cas elle l'estime, il lui en impose, et elle le respecte. Elle voudrait le conserver sans cependant s'engager trop ellemême. Mais comment croire que Manly aime réellement Olivia? comment un homme insulté publiquement par une femme d'une façon aussi brutale, peut-il encore conserver le moindre sentiment d'estime pour elle? Un amour sincère estil donc compatible avec sa lâche conduite ? Le principal élément de ce sentiment noble et délicat qu'on appelle l'amour n'est-il donc pas surtout et avant tout le respect pour la personne aimée ? Ce n'est pas l'amour qui fait agir Manly, mais le désir brutal qui lui brûle le sang.

Il ne faut pas aller bien loin pour en trouver la preuve. Voyez l'entretien de Manly et de Fidelia qui voudrait le détacher de son amour pour Olivia en lui remettant sous les yeux la conduite qu'elle a tenue:

<«< N'avez-vous pas dit, Monsieur, que votre honneur vous était plus cher que la vie? Et vous voudriez que je vous le fasse perdre en allant porter de votre part des protestations d'amour à la plus infâme, la plus fausse...

Manly (l'interrompant) :... Et la plus belle de toutes les femmes. >>

On le voit, c'est la beauté extérieure d'Olivia qui seule l'attire. Ce n'est plus l'amour qui a pris possession de son cœur, ou

plutôt c'est l'amour tel qu'on le comprenait et qu'on le pratiquait à cour de Charles II.

Cette altération de la conception première de Molière suffisait à elle seule pour dénaturer complètement le caractère du Misanthrope.

Si le caractère d'Alceste a subi une telle transformation dans les mains de Wycherley, celui de Célimène n'a pas été ennobli, loin de là. Tout d'abord il faut bien remarquer en passant que la coquette française n'est pas mariée. Si elle aime à se voir entourée d'admirateurs, c'est son droit après tout, et c'est par son esprit au moins autant que par sa beauté qu'elle cherche à les retenir. Mais la Célimène anglaise n'est pas spirituelle. La fine fleur de l'esprit français s'est fanée sur le sol anglais. Quoi de plus spirituel que la scène des portraits? Célimène tient le dé de la conversation, et les petits marquis ne sont là que pour lui donner la réplique et exciter sa verve par leurs louanges, comme le leur reproche justement Alceste.

Wycherley a voulu reproduire cette scène, mais, ne pouvant donner de l'esprit à Olivia, il lui donne en échange de la méchanceté, de la grossièreté.

Nous ne sommes plus à la cour de Versailles; par moment on se croirait dans un mauvais lieu. La conversation prend de temps à autre une tournure tellement étrange qu'il faut vraiment la lire dans l'original pour s'en faire une idée.

Que peut-il y avoir de spirituel dans un passage comme celui-ci :

Novel. « Je vous disais, Madame, que j'ai été traité avec toute la politesse imaginable chez Lady Autumn. Mais la dégoûtante vieille au haut bout de la table...

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Olivia. Rappelle la coutume des Grecs de mettre des têtes de morts sur la table des banquets... elle ressemble à un vieux carrosse repeint...

Novel. Il y a aussi Lady France qui est aussi laide...

Olivia.

Novel.

Olivia.

Que la fille légitime d'un bourgeois...

Il y a aussi Lady Betty.

Elle est aussi sale et malpropre qu'une Irlandaise élevée en France. »

Cela n'est ni spirituel ni flatteur pour nous. Un instant après on parle à Olivia de Lady Grideline. « Celle-là, dit-elle, n'a jamais mal parlé de quelqu'un, il faut l'avouer. Elle est dans la conversation aussi muette qu'un lourdaud de campagne amoureux; sa société vaut celle d'une horloge ou d'un baromètre. Elle n'ouvre la bouche que pour dire quelle heure il est; s'il fait froid ou chaud; s'il tombera de la neige ou de la pluie.

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Nous voilà bien loin du fameux :

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Quel pauvre esprit de femme et le sec entretien ! »

La différence entre l'héroïne de Molière et celle de Wycherley apparaît encore bien nettement dans la manière dont chacune s'y prend pour retenir autour d'elle ses amoureux. Il suffit de rapprocher les lettres de Célimène à Oronte et à Acaste de celles qu'Olivia adresse à Lord Plausible et à Novel. Les deux lettres de Célimène sont gracieuses et spirituelles; elle semble sacrifier les autres rivaux à son correspondant, sans cependant trop s'avancer elle-même, et surtout sans rien promettre de précis.

Voici celle d'Olivia à Plausible:

« Mon cher Lord, vous m'excuserez de ne pas vous avoir tenu parole; car c'était pour vous obliger et non vous offenser. Je n'étais sortie que pour désappointer Novel, et pensais vous rencontrer dans le salon de la reine. Je vous y ai attendu avec autant d'impatience que quand il me fallait souffrir les visites de Novel. C'est le fat le plus impertinent qui ait jamais aspiré au titre d'homme d'esprit. Il n'est pas capable, je l'espère, de vous inspirer de la jalousie; c'est à cause de vous, et de vous seul, que j'ai congédié un vieil amoureux, et que je suis prête à renoncer au monde entier. Brûlez cette lettre, mais conservez dans votre cœur l'amour que vous témoigne

Votre OLIVIA. »

Elle est prudente, on le voit; car elle veut qu'on brûle sa lettre. C'est peut-être pour qu'il ne la montre pas à Novel, qui a reçu la sienne, conçue dans les mêmes termes. Les

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