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la maladie; les courtisans, qui venaient de souper, s'étaient retirés dans leur appartement pour prendre du repos, lorsque, sur les dix heures du soir, arrive. la nouvelle. Ce fut comme un coup de foudre les princes, les princesses, toute la cour est debout et s'empresse auprès du duc de Bourgogne, que cette mort appelle au trône. Hommes, femmes, oubliant l'étiquette et la pudeur, arrivent à demi vêtus pour se montrer au nouveau maître. Tous se précipitent pêlemêle dans l'appartement de la duchesse de Bourgogne, où se trouvaient son mari et son frère, qui pleuraient leur père. Les courtisans se tinrent à l'écart dans un profond silence, un petit nombre versant des larmes, la plupart absorbés dans les préoccupations de l'avenir. Cette scène dura près d'une heure. Tandis qu'elle se passait, le duc de SaintSimon, perdu dans la foule, étudiait les gestes, les visages, scrutait les cœurs et notait les moindres détails, pour les reproduire dans l'un de ses plus magnifiques tableaux 1.

La mort de Monseigneur enlevait le trône aux créatures de mademoiselle Choin pour le rendre au duc de Bourgogne et à ces vieillards vertueux et éminents qui avaient formé sa jeunesse : Fénelon, Beauvilliers, Chevreuse. Louis XIV, si jaloux de son autorité, proclama lui-même cette révolution. Il fit venir le duc de Bourgogne dans son cabinet, et ordonna

Nous n'avons pas essayé de refaire l'oeuvre du maître. Il faut lire dans Saint-Simon ce morceau, digne de Tacite. Voy. t. IX, p. 160.

aux ministres de lui communiquer les affaires 1. C'était comme une association à la royauté, qui rappelait les adoptions du Bas-Empire. A ce signe, tous les courtisans s'inclinèrent. Au lieu d'éviter Cambrai, comme autrefois, les officiers de l'armée du Nord s'arrêtèrent à l'envi chez Fénelon, premier ministre désigné du nouveau règne. Les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse furent l'objet des attentions les plus délicates et des protestations les plus vives. «Tout rit, tout s'empressa autour d'eux, dit Saint-Simon, et chacun avait été leur ami dans tous les temps 3. » Louis XIV avait soixante-treize ans !

La mort trompa toutes les espérances. Un soir d'hiver, au milieu des fêtes de la cour, le vendredi 5 février 1712, la duchesse de Bourgogne ressentit un léger frisson. Le lendemain elle eut la fièvre, avec une douleur si forte au-dessous de la tempe, qu'elle pria le roi, qui venait la voir, de la laisser seule. Elle ajouta qu'elle souffrait plus qu'en accouchant. En vain on employa pour la soulager le tabac et l'opium; elle tomba dans un assoupissement mêlé de fièvre et de délire. Ses femmes constatèrent avec joie sur son visage la présence de larges taches rouges. Elles croyaient reconnaître les symptômes d'une rougeole; mais cet espoir s'évanouit promptement. La fièvre continua avec une violence terrible. Les médecins

1 Saint-Simon, t. IX, p. 363.

Les choses allèrent si loin que l'archevêque, malgré sa joie, en fut peiné, dans la crainte que le roi ne le trouvât mauvais. Voy. Saint-Simon, t. IX, p. 356.

3 Saint-Simon, t. IX, p. 392.

essayèrent une saignée au pied; la saignée eut lieu, mais sans succès. Le délire survint, et après une lutte inégale eutre la jeunesse et la mort, la mort triompha. Le 12 février, à l'entrée de la nuit, la princesse rendit le dernier soupir. Le roi et madame de Maintenon s'enfuirent à Marly, si troublés, qu'ils oubliérent le duc de Bourgogne.

Accablé par les veilles et la douleur, le duc n'avait pas quitté sa femme. Au moment fatal, des gentilshommes dévoués l'entraînèrent dans sa chambre et l'y retinrent par de fausses nouvelles. Le prince tombait de fatigue; il se jeta sur son lit et y resta jusqu'au matin, gardé par ses fidèles serviteurs, MM. d'O et de Cheverny. Le lendemain, au lever du jour, ceux-ci le pressèrent de quitter Versailles. Sa chambre était située au-dessous de celle de la duchesse; ils voulaient lui épargner les préparatifs des funérailles, le bruit des marteaux clouant le cercueil. Le duc céda machinalement à leurs sollicitations, et se laissa conduire à Marly.

Il arriva comme ivre de douleur, retenant les larmes qui roulaient dans ses yeux, le regard fixe, le visage couvert de plaques rouges pareilles à celles de la duchesse. Son geste était saccadé, sa voix éteinte; la mort semblait le conduire. Le roi était encore couché.

Les courtisans qui attendaient dans l'antichambre envisageaient le prince avec effroi, mais en silence, sans oser l'aborder. Il attend avec eux le lever, debout et muet. Après quelques instants, un gentil

homme vient l'avertir que Louis XIV s'éveille et le demande. Le duc, absorbé dans ses réflexions, ne l'entend pas. Le gentilhomme répète : le prince reste encore immobile. Son ami, le duc de Saint-Simon, suffoqué lui-même par la douleur, le prend alors par le bras, et, avec quelques paroles affectueuses, le mène doucement jusqu'à la porte de son aïeul. Le prince se laisse guider sans une parole. Arrivé près de la porte, il adresse à Saint-Simon un long regard de remerciment et entre 1.

Le roi était couché. Dès qu'il aperçoit son petit-fils, il lui tend les bras et le serre avec effusion contre son cœur. Tous deux restent quelques instants embrassés, en mêlant leurs larmes. Tout à coup, Louis XIV remarque ces taches rouges; il s'alarme et mande les médecins. Ceux-ci arrivent, trouvent de la fièvre au duc et le conjurent de prendre du repos. Il obéit, et se couche pour ne plus se relever. La fièvre redouble, les taches couvrent tout son corps, la soif le dévore, un feu intérieur brûle ses entrailles. Égaré par la souffrance, il s'écrie qu'il meurt empoisonné. Cette parole augmente la terreur. La fièvre cependant persiste et use ses dernières forces. Dans la nuit du 17 au 18 février, il perd connaissance, et le lendemain,

1 Nous ne pouvons nous empêcher de citer ici Saint-Simon. Son récit touche au sublime:

En le pressant de la sorte, dit-il, je pris la liberté de le pousser doucement; il me jeta un regard à percer l'âme, et partit. Je le suivis quelques pas, et m'ôtai de là pour prendre haleine. Je ne l'ai pas vu depuis. Plaise à la miséricorde de Dieu que je le voie éternellement où sa honté l'a sans doute mis! » Mém. de Saint-Simon, t. X, p. 193.

après quelques heures d'agonie, il rend doucement son âme à Dieu. On vit alors un spectacle bien rare dans les cours: tous les assistants éclatèrent en sanglots. La France semblait mourir avec ce jeune homme, qui l'avait tant aimée '. Saint-Simon le compare à Marcellus, et répète presque les paroles de Virgile: «La terre, dit-il, n'en était pas digne; il était mûr pour l'éternité. » Mais la mort n'était pas rassasiée. Le Dauphin laissait deux petits enfants, l'un de cinq, l'autre de deux ans. Elle fouilla dans leurs berceaux, enleva l'aîné, le duc de Bretagne, quelques jours après son père 2, et quant au plus jeune, le duc d'Anjou, elle ne le lâcha qu'épuisé 3.

A ces morts si rapides succédèrent d'épouvantables accusations. Les médecins chargés de l'autopsie avaient déclaré que les entrailles de la duchesse de Bourgogne présentaient quelque chose d'anormal; que le cœur du duc était tombé en morceaux dans leurs mains. Les courtisans rappelèrent les détails de ce triple holocauste, invoquèrent les décisions de la science et les répandirent avec de perfides commentaires. Le peuple, toujours prêt à soupçonner ses maîtres, les accepta. Le crime parut constant: il y

1 a Vous venez donc d'enterrer la France, » dit Saint-Simon au duc

de Beauvilliers le lendemain des funérailles. V. t. X, p. 297.

38 mars 1712.

3 Plus tard Louis XV.

Nous n'avons pas besoin de dire qu'elles étaient calomnieuses : le duc et la duchesse de Bourgogne moururent d'une fièvre pourprée qui ravageait alors la France.

Saint-Simon, t. X, p. 238-42.

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