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Mais l'antériorité des notions de sciences morale et sociale n'est pas une raison pour qu'on ne cherche plus à les les vulgariser, à les faire progresser. Or, c'est ce qui arrive, puisqu'on consacre moins de temps à les étudier.

Chose étrange! on semble ignorer qu'à chaque progrès, dans les sciences morales, correspond un progrès possible dans les institufions juridiques, politiques, charitables, économiques, industrielles..., comme chaque progrès des sciences physiques et mathématiques fait naître des machines et des instruments plus parfaits.

C'est ce qui explique cette transformation perpétuelle des institutions les plus simples, comme des plus compliquées : l'amélioration ou le changement des organes suffit souvent pour établir des différences profondes. Prenez ponr exemple, si vous le voulez, la plus vaste des machines sociales, un gouvernement quel que soit le type choisi, république ou royauté, vous n'en avez pas deux réalisations semblables de l'histoire. La royauté de Louis XIV diffère de celle de la reine Victoria: la monarchie du premier consul Bonaparte n'est pas celle du lord protecteur Cromwell, et les républiques de Venise ou de Rome se ressemblent aussi peu entre elles que celles des Etats-Unis ou de Suisse. Dans le même pays, le même nom abrite une organisation changeante et l'on voit que les Etats les plus stables sont historiquement ceux dont les institutions se sont le plus modifiées la constitution de l'Angleterre et

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celle de la grande république américaine subissent de vingt ans en vingt ans des changement toujours très-graves, quoiqu'insensibles peut-être pour les esprits superficiels qui s'imaginent qu'une révolution violente seule peut amener des améliorations.

Ainsi du progrès des sciences morales, il doit résulter un progrès dans les institutions: de là, une nécessité de transformations incessantes qui pourrait effrayer l'homme ami avant tout de la stabilité. Mais on ne saurait trop le répéter, ces recherches d'une condition meilleure sont une loi de notre nature à laquelle nous ne saurions échapper; il ne faut donc pas demander l'immutabilité de ce qu'il faut incessamment perfectionner. Il n'y a qu'une chose qu'on ne doit pas changer, il n'y a qu'une chose sans laquelle aucune machine, aucune institution n'est bonne, sans laquelle tous ces moules sont stériles, c'est la vertu, fille à la fois de la vérité et de la liberté, suivant le mot profond d'un grand

orateur.

Oui! mais cette vérité, la possédons-nous? Quand nous arrivons à la pratique et que notre vertu veul y réaliser la vérité dans tous les ordres, il se trouve que les sciences étudiées isolément ne nous donnent que des rayons, décomposés par l'abstraction, comme le prisme décompose la lumière du soleil.

Les nécessités de la vie et de notre nature finie ne permettent à personne d'avoir la science complète. Si les sciences mathématiques et naturelles rendent l'esprit plus étroit en le spécialisant, les

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sciences morales ne font pas autre chose elles parquent aussi l'homme dans un champ limité du monde des idées, et, en divisant sa raison, en diminuent la puissance. Chaque science ne nous apporte qu'un rayon; il est bleu, jaune, rouge, violet..., et encore de nuances différentes, de façon que l'humanité, la vie, et le monde n'apparaissent plus aux yeux du savant spécialiste que sous la couleur qui seule éclaire son intelligence. Or, pour apprécier les réalités, il faut les voir sous leur vrai jour, éclairés par la lumière pleine, par la lumière composée de tous les rayons, par la lumière blanche en un mot. Soule, elle permet à l'homme des actes harmonieux, concordants, qni ne soient en contradiction avec aucune des données dont l'ensemble constitue la vérité.

Mais qui donnera au praticien cette quantité de vérité, de lumière blanche qui lui est nécessaire dans une société où il ne est plus permis d'être seulement spécialiste? Car chacun y est appelé à être travailleur, époux, père et citoyen; car les rapports entre les hommes y sont devenus si multiples et si variés que jamais peut-être en aucun temps, la solidarité humaine n'est apparue plus évidente et plus étroite? Il n'est pas un de nos actes qui n'ait son contre-coup sur l'ensemble, de telle façon que tout en restant spécialistes, il faut que nous ayons une quantité de lumière générale proportionnée à notre action sur nos semblables.

Comment, je le répète, donner, ou maintenir, ou

développer dans l'homme ce bien suprême plus indispensable que jamais pour la vie sociale, que j'appelle la lumière blanche, mais qui pourrait s'appeler, en entendant bien les mots, sens commun ou bon sens?

Vous attendez peut-être un nom que quelquesuns murmurent sans doute: la philosophie ? Eh bien! non, ce n'est pas la philosophie, si grande qu'elle soit, qui peut accomplir cette tâche. Avant de rechercher qu'elle est la grande école du sens commun, permettez-moi de dire un mot sur les études philosophiques et sur leur rôle au point de vue de la division des esprits.

La philosophie est regardée par les meilleurs juges comme l'indispensable complément de toute instruction bien faite. Il me semble qu'ils ont raison et j'ai quelque motif pour le dire, si l'expérience personnelle sert à quelque chose J'ai eu longtemps l'horreur de la philosophie : un parti pris d'écolier, un préjugé entré dans ma cervelle d'enfant, je ne sais sous quelle influence, m'avait fait, étant encore au collège, refuser obstinément d'étudier cette science. J'en appris ce qu'il fallait pour être bachelier, et c'était bien peu, car l'examinateur me donna une bonne note parce que je lui avais dit que Descartes élait né à La Haye, en Touraine, et non à La Haye, en Hollande; un de mes amis eut une meilleure note pour avoir dit que l'insurrection était le plus saint des devoirs. Il est vrai que nous étions en 1849;

aujourd'hui on ne dit plus de ces choses aux exa

mens.

Quoiqu'il en soit, ce succès relatif ne me réconcilia pas avec la philosophie. Elle m'apparaissait comme un prétexte à tirades éloquentes, aux lieux communs, un jeu d'esprit, une gymnastique où dès le début on abordait les questions les plus complexes pour arriver au doute, parce que les termes élémentaires de ces gros problèmes n'étaient ni expliqués, ni compris. Est-ce vrai au point de vue de l'enseignement? Est-ce ainsi qu'il est fait ! Je n'ai point à le rechercher; mais j'ai à dire que mon erreur sur l'importance de cette grande étude dura quelques années et ne cessa que le jour où la philosophie m'apparut ce qu'elle est, ce qu'elle doit être : la science de l'homme. Quand je pus assister à un enseignement simple, élémentaire, socratique et arriver, sous une direction habile, à l'analyse solide et sobre des manifestations de l'âme humaine, à étudier ses lois, à comprendre enfin l'ensemble de ses directions, la méthode générale et les procédés de son activité... alors je compris combien était utile cette étude... Elle me révéla le but de l'éducation, indiquée si bien par ce mot de Montaigne : « Ce <«< n'est pas une àme, ce n'est pas un corps qu'on dresse, c'est un homme. »>

Alors, je commençais à regretter et je déplore plus que jamais la diminution incontestée des études philosophiques dans notre pays. La philosophie, si elle était travaillée sérieusement, permettrait à l'es

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