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le vent, et l'encre se répandre comme la pluie. Pendant que sa main s'élevait et descendait en écrivant de droite à gauche, on entendait crier le papier 1.

On comprend bien que Ling fait merveilles sur les quatre sujets donnés; mais, ce qui est mieux encore, c'est que Chân-taï, loin de ressentir la moindre jalousie, reconnaît avee joie et admiration un mérite qui l'emporte sur le sien : « Mademoiselle, s'écria-t-elle en frappant sur la << table, vous avez un talent divin, un pinceau divin. Moi, Chân-taï, j'avais ་ des yeux, et je n'ai pas su vous connaître. Je suis bien coupable. »>A ces mots, elle descendit de son siége et voulut saluer Ling-kiang-sioué en se prosternant jusqu'à terre; mais celle-ci, l'arrêtant: «< Mademoiselle, lui dit«elle, je vous prie d'achever l'exécution du décret impérial; vous aurez << tout le temps ensuite de m'offrir vos civilités. » Chân-taï, en effet, envoie les quatre pièces de vers à l'empereur; il les trouve admirables 2, et, quand il en connaît l'auteur, il donne au père de Ling un titre et un emploi lucratif, sur la recommandation de Chân-taï. Ling-kiang-sioué elle-même est nommée secrétaire-femme du palais. A partir de ce moment, la fortune de la savante villageoise est faite, et les deux jeunes filles, dignes de s'entendre et de s'aimer mutuellement, ne peuvent plus se quitter; elles vivent désormais sur le pied de compagne et d'amie; car, si elles avaient voulu vivre comme sœurs, Ling eût été obligée d'adopter le nom de la famille où elle serait entrée; et, ainsi que Chântai le remarquait avec une généreuse délicatesse, lorsque Ling obtiendrait plus tard une éclatante renommée, on ne manquerait pas de dire qu'elle le devrait à ses protecteurs. Conviendrait-il de cacher sous le voile d'un honneur inutile l'éclat de son mérite personnel? Les deux amies ne prendront donc pas le nom de sœurs, mais elles n'en seront pas moins dévouées l'une à l'autre 3.

Maintenant que nous connaissons les héroïnes du roman, l'auteur

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Voir M. Stanislas Julien, Les deux jeunes filles lettrées, p. 251. - Parmi les cadeaux que l'empereur envoie à Chân-taï, il se trouve trente-six bouteilles du vin impérial. Le vin joue un grand rôle dans la vie des poëtes chinois, et c'est surtout en buvant qu'ils animent et qu'ils exercent leur verve. Naturellement Chân-taï boit moins de vin que de thé; mais c'est sans doute par une allusion aux habitudes des poëtes que l'empereur fait ce cadeau à une jeune fille. Chan-tai a joint une pièce de vers de sa façon aux vers de son amie; et, comme elle a célébré le printemps qui règne dans les trente-six palais,» l'empereur lui offre trente-six bouteilles pour remplir les tasses du printemps. (T. I, p. 267.)premières explications des deux jeunes filles sont touchées par l'auteur chinois avec une rare finesse. Dans les sociétés les plus polies, on ne saurait avoir plus de tact ni plus de convenance bienveillante. (T. I, p. 256 et suivantes.)

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nous montre les deux jeunes gens; et les événements qui les rapprochent sont aussi naturels, aussi simples que ceux qui ont mis les jeunes filles en relation. L'un d'eux, le plus âgé et le plus beau, Yên-pé-hân, est le fils d'une très-riche et très-illustre famille, et il est lui-même décoré du titre de comte; l'autre, nommé P'ing-jou-heng, est d'une obscure origine et d'un caractère indépendant et frondeur, qui le rend peu accessible aux liaisons nouvelles. Cependant, par l'intervention d'amis communs, les deux jeunes hommes se rapprochent; et, après avoir éprouvé leur mutuel talent de poésie, ils se lient d'une inaltérable amitié, que cimentent encore les succès qu'ils ont l'un et l'autre obtenus dans les concours officiels où se conquièrent les grades. Cependant la renommée de l'illustre Chân-taï est arrivée jusque dans la province reculée où ils vivent, et tous deux prennent la résolution de se rendre dans la capitale pour briguer la main de la jeune personne, qui a déclaré hautement sa résolution de ne s'unir qu'à un homme distingué par son mérite personnel. Ils se rendent bientôt à Péking, charmant la longueur de la route par les vers qu'ils composent, par le vin qu'ils boivent en quantité, comme tout bon poëte doit le faire en Chine, et par diverses rencontres littéraires, d'où ils sortent toujours victorieux. A peine arrivé dans la capitale, Yên-pé-hân aperçoit un jour, en se promenant dans une des villas impériales, une ravissante jeune fille dont il tombe éperdument épris, en échangeant avec elle des quatrains qu'ils écrivent l'un après l'autre sur un des murs de l'enclos1. Il ignore quelle est cette beauté si savante; mais, tout épris qu'il est de la belle inconnue, il n'en poursuit pas moins ses projets sur la main de Chân-taï, de concert avec son fidèle ami. Les années se sont écoulées, et actuellement Chân-taï n'a pas moins de seize ans. Sa renommée n'a fait que grandir, et il n'y a que les gens les plus habiles qui osent se mesurer avec elle.

Les deux jeunes gens, qui se donnent pour de pauvres et ignorants bacheliers, ne sont pas effrayés, et ils parviennent jusqu'au ministre, père de Chân-tai, grâce à l'intermédiaire d'un vieux bonze dont ils ont gagné l'amitié. Le père autorise l'entrevue; mais Chân-taï et son amie,

les

Les deux jeunes filles lettrées, t. II, p. 70 et 84. Il paraît que c'est, en Chine, une manière assez habituelle de se faire des déclarations d'amour. Un des amants écrit des vers sur une muraille; l'autre amant y répond; et les allusions que vers renferment apprennent comment ils sont reçus et compris de part et d'autre. Cette fois la demoiselle de la villa a le soin de faire effacer d'abord les vers du jeune homme avant d'écrire les siens, afin que personne ne devine qu'elle répond; mais, comme les nouveaux vers sont sur les mêmes rimes, le jeune homme ne s'y trompera pas.

qui ont été si souvent importunées par des sots, veulent essayer d'un stratagème pour éprouver le mérite réel des nouveaux venus. Elles se déguiseront toutes deux en servantes aux habits de couleur bleue, et elles composeront sous ce costume emprunté. Si elles sont vaincues, leur amour-propre sera ménagé, puisqu'on ne saura pas qui elles sont; si elles triomphent, les importuns seront profondément humiliés, puisque ce seront de simples servantes qui l'auront emporté sur eux. Quand les jeunes gens se présentent, on leur dit que mademoiselle Chân est indisposée, et qu'elle a commis deux servantes pour leur répondre et lutter à sa place. Ils doivent subir ce contre-temps assez peu flatteur; et Yén-pé-hân, amené dans le pavillon oriental de la maison, y concourt dans quatre ou cinq pièces de vers avec une jeune fille vêtue de bleu, tandis que P'ing-jou-heng subit la même épreuve dans le pavillon occidental avec une autre jeune fille revêtue d'un costume semblable. La lutte est vaillamment soutenue de part et d'autre; mais les bacheliers sont moins forts que les deux demoiselles; et ils se retirent assez confus, malgré tout le talent qu'ils ont déployé. Ils doivent, d'ailleurs, se trouver heureux d'en sortir à si bon marché, car mademoiselle Chân-taï n'est pas toujours aussi indulgente, et parfois elle a montré une sévérité implacable envers ceux qui ont abusé de son temps1.

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Il semble donc que tout est perdu pour les présomptueux jeunes gens, et les voilà qui partent de la capitale pour se consoler de leurs espérances déçues; mais un incident les y ramène le président du concours où ils ont acquis leur titre de bachelier a transmis sur eux un rapport très-favorable à l'empereur; celui-ci les a fait mander l'un et l'autre à la cour. Cependant, mortifiés d'une défaite infligée par des servantes, ils déclinent l'honneur que le Fils du Ciel veut leur faire, et ils s'excusent en prétextant les études auxquelles ils sont forcés de se livrer pour se préparer au grade de la licence. Une fois ce grade obtenu, les deux amis, qui ont été portés les premiers sur la liste, doivent revenir dans la capitale pour y prendre le grade de docteurs. Cependant un jeune noble que Chân-taï a éconduit et le mauvais poëte Song-sîn, qui cherche toujours à se venger, ont ourdi une trame odieuse; comme ils ont su que Chân-taï a reçu chez elle des jeunes gens, ils l'accusent auprès de l'empereur d'une conduite coupable, et les deux amis sont

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L'auteur chinois place ici en contraste une scène où Chân-laï châtie rude. ment de sa propre main, et avec le sceptre d'or que l'empereur lui a remis, un noble qui prétendait sottement à sa main, et qui l'avait trompée en lui offrant comme de lui des vers qu'il avait copiés. (Les deux jeunes filles lettrées, t. II, ch. XVII et xvIII.)

arrêtés et chargés de chaînes pour avoir outragé la morale, en excitant une demoiselle au vice par des vers licencieux. Heureusement que c'est l'empereur lui-même qui doit les juger; ils comparaissent devant le Fils du Ciel; là, tout s'explique, et le juge qui, dès longtemps, a conçu une vive bienveillance pour ces jeunes gens, qui sont les deux premiers dans le grand concours des docteurs, termine leurs infortunes en les mariant aux deux jeunes filles. Yên épouse Chân-taï, qu'il adorait sans savoir qui elle était; et P'ing épouse la compagne de Chân-taï, à qui il s'était fiancé sans la connaître autrement que par sa renommée. Les deux couples, au comble de leurs vœux et de la faveur impériale, pardonnent généreusement à leurs ennemis, qui demandent l'oubli de leurs fautes et de leurs calomnies 1.

J'ai dû nécessairement omettre dans cette analyse bien des détails instructifs et piquants, qui peignent les mœurs chinoises d'une manière exacte et frappante. Il faut lire ces détails dans le livre lui-même, où ils ont un charme rare de naturel et de naïveté. La société du Céleste Empire nous y apparaît comme très-polie et même très-raffinée; elle est soumise à une hiérarchie puissante et respectée, qui s'étend depuis l'empereur jusqu'au dernier des fonctionnaires, et qui, à tous les degrés, n'est fondée que sur le mérite constaté par des examens et des concours publics. La capacité semble le seul titre aux emplois; et, comme elle est viagère par la nature même des choses, ils le sont comme elle. La naissance ne confère aucun privilége que celui de la richesse dans les familles qui ont su l'acquérir; mais les riches et les nobles même qui sont sans talent sont voués à l'obscurité commune, et on ne leur épargne pas le ridicule quand à l'ignorance ils joignent des prétentions. Au contraire les hommes de mérite, quelle que soit leur origine, sont élevés aux honneurs par les grades mêmes qu'ils conquièrent dans des luttes officielles. Sans doute il y a place encore pour la faveur et l'intrigue2; mais le champ en est singulièrement restreint, et il n'y a peutêtre jamais eu de gouvernement où l'on se soit imposé de si étroites et

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'Je dois passer une foule de péripéties dont le détail ne pourrait trouver place dans cette analyse, mais qui contribuent à varier le récit. Ces intrigues sont aussi compliquées que dans nos romans modernes; et le dénouement chinois est amené d'une façon plus naturelle et plus claire qu'il ne l'est habituellement par nos auteurs.Lorsque l'empereur, sur la recommandation de Chân-taï, accorde au père de son amie un titre et une place à la cour, ce n'est pas une pure faveur destinée à récompenser le talent des deux jeunes personnes, et à leur faire plaisir. Le père de Ling-kiang-sioué est le plus riche fermier de son village; et, dès qu'il avait eu remarqué l'intelligence précoce de sa fille, il avait tout fait pour la cultiver, quoique

de si sages limites dans la distribution du pouvoir et des fonctions administratives. Mais ces caractères, dès longtemps signalés, du gouvernement chinois, exigeraient une étude spéciale, dont ce n'est pas ici le lieu, et qui ne trouverait pas d'éléments suffisants dans un roman, quelque remarquable qu'il soit. Je me borne donc à deux faits qui me semblent en ressortir avec une particulière évidence: c'est la culture générale des lettres et la haute position des femmes dans le monde où elles vivent.

Je ne crois pas qu'au xvr siècle notre Europe offrît nulle part un spectacle pareil. Bien des souverains s'illustraient alors par la protection des lettres et des sciences qui venaient de renaître, et auxquelles la récente découverte de l'imprimerie donnait la plus puissante impulsion. Il y avait des cours intelligentes et généreuses, où l'on se faisait gloire d'assurer un splendide asile aux hommes distingués; mais ce n'étaient toujours là que des exceptions honorables. Parfois même ce n'étaient que des fantaisies princières, illustrant un règne et périssant sous le règne qui suivait, parce que le successeur avait un caprice différent, Les savants et les lettrés étaient toujours très-peu nombreux, et ils n'avaient sur la société qu'une influence très-indirecte. Au contraire, en Chine, l'imprimerie est, à l'époque de notre roman, connue depuis un millier d'années; l'intelligence nationale n'a jamais eu d'éclipse comme celle qui s'étend, pour nous, de la chute de l'empire romain à la prise de Constantinople par les Turcs; les lettres sont honorées de temps immémorial, et tous ceux qui s'y livrent avec une aptitude naturelle ont le droit certain de parvenir aux postes les plus élevés. Mais les lettres ne servent pas seulement à faire la fortune des gens; et, bien qu'elles puissent recevoir cette profitable application, elles ont toutefois par elles-mêmes un but plus haut. Leur véritable objet est d'éclairer et d'étendre les esprits. Aussi, là où les lettres ne sont cultivées que pour elles seules, voyons-nous bientôt, à côté du monde officiel, se former ce monde des intelligences, où les choses du goût sont appréciées non pour ce qu'elles rapportent, mais pour leur beauté et pour leur délicatesse. Je ne dis pas que la poésie chinoise, telle qu'elle est dans ce roman, doive toujours nous agréer autant que la nôtre; mais elle atteste un raffinement que nous n'avons jamais dépassé, et, bien que ce raffinement puisse ne pas nous plaire, il est fait pour nous

ses trois fils, beaucoup moins bien doués fussent demeurés dans leur ignorance. Ling le Richard, comme on l'appelle, est, dans son genre, un homme distingué, qui est en état de justifier les honneurs dont il est l'objet.

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