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Cette confirmation de ses thèses consistait en allégations d'autorités aussi nombreuses que variées. Tiraqueau citait pêle-mêle les philosophes et les poêtes, les historiens et les orateurs, Tite Live et Cicéron, Platon et Pétrarque, Ezéchiel et Properce. L'ouvrage s'augmentait ainsi considérablement. De 27 feuillets que comportait la première édition il passait à 276.

Ainsi se querellaient les légistes du cercle de Fontenay! Que faisaient cependant nos deux moines, frère Pierre Amy et frère Rabelais? Liés avec l'un et l'autre adversaires, ils les admiraient également. En tête de la seconde édition du De legibus connubialibus, on lit un compliment de Rabelais à Tiraqueau, en vers grecs: si ces lois, dit ce quatrain, édictées par le jurisconsulte poitevin étaient de Platon, y auraitil parmi les hommes quelqu'un de plus illustre que Platon? Et frère Amy, dans un quatrain latin, renchérissait sur cet éloge, proclamant par la même occasion son admiration pour le savoir de Rabelais, son compagnon d'études (1). Celui que tu loues, affirme-t-il, ne peut être que docte; il l'est d'autant plus que c'est toi, ô Rabelais, qui le loues!

Tiraqueau ne restait pas sans répondre à de tels témoignages d'estime et de sympathie. Il glissait parmi ses allégations et références des éloges de Rabelais et d'Amy. il nous donne, en passant, un renseignement sur les exercices auxquels se livrait Rabelais dans sa cellule du Puy-SaintMartin: il y avait traduit le second livre d'Hérodote. Sans doute cette traduction était-elle en latin, puisqu'elle était destinée à combler une lacune de la translation latine entreprise et laissée inachevée par l'humaniste italien Laurent Vallat. En tout cas, elle était élégante et Tiraqueau tient, ce propos, à rendre cet hommage à Rabelais que son éru

(1) « Quem, Rabelaese, probas graio latioque polite
Eloquio, rerum qui monumenta tenes

Doctum quis neget esse? Probe mihi cognitus idem
Doctior hoc multo est, quod, Rabelaese, probas. >>

dition dans les deux langues grecques et latine, ainsi que dans toute sorte de doctrine, était bien supérieure à ce que l'on pouvait attendre d'un homme de son âge et surtout d'un moine cordelier. « Franciscus Rabelaesus Minoritanus, vir supra aetatem praeterque ejus sodalicii morem, nè nimiam religionem dicam, utriusque linguae omnifariaeque doctrine peritissímus (1) ».

A cette érudition, qui devenait encyclopédique, le cénacle de Fontenay apportait sa contribution. Il exerça d'abord sur la culture de Rabelais une influence particulière. A cette époque, il n'y avait pas pour l'humanisme français d'orientation générale. Dans le trésor des lettres grecques et latines, nos érudits choisissaient pour leurs études, qui les poètes, qui les philosophes, qui les historiens, au gré des circonstances, des relations, des goûts personnels. Il était naturel que les légistes qui s'intéressaient professionnellement à l'homme, à ses mœurs et à ses coutumes fussent sollicités généralement par les moralistes, les orateurs et les historiens. A Fontenay-le-Comte, Plutarque et Lucien étaient particulièrement en faveur (2). Or, ce sont précisément les moralistes, Plutarque par exemple, et Lucien qui sont le gibier » de Rabelais (3). Des poètes, à part quelques exceptions, il n'a cure. A cette direction spéciale de sa curiosité de lettré, il est vraisemblable que le commerce des légistes de Fontenay ne fut pas étranger.

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Sur une question en particulier, celle de la faiblesse naturelle de la femme, ses idées concordent avec celles de Tiraqueau. Lorsqu'il fera du troisième livre de Panlagruel une longue consultation sur le mariage, il se souviendra des arguments allégués en faveur de cette thèse dans le De legibus

(1) Voir fo LXXIV, v°.

(2) Voir De legibus connubialibus, éd. de 1524, fo CXVIII, 1o.

(3) Sur les lectures de Rabelais, voir mon ouvrage, L'œuvre de.. Rabelais (sources, invention et composition), chap. VI. L'humanisme

connubialibus, dont une troisième édition parut précisément en 1546, en même temps que le Tiers Livre; et l'on a pu montrer qu'une bonne part de sa documentation sur les femmes et le mariage se trouve dans l'ouvrage de Tiraqueau (1).

Ce fut donc pour Rabelais une heureuse fortune que la rencontre de ces légistes, qui travaillaient à faire bénéficier les sciences juridiques de leurs études latines et grecques. Encouragé par Guillaume Budé, stimulé par les familiers du docte Tiraqueau, loué par celui-ci, il s'essayait, en traduisant Hérodote, aux travaux de l'humanisme, ne nourrissant d'autre ambition que de devenir un « abîme de science (2) ». La félicité de cette existence laborieuse fut troublée vers la fin de 1523.

A cette époque, la Faculté de théologie de Paris, ou, comme l'on disait alors, la Sorbonne, du nom du collège où se réunissait ordinairement le conseil de cette Faculté, fut alarmée par la publication des commentaires d'Erasme sur le texte grec de l'Evangile de saint Luc. Le lutheranisme, qui datait d'une demi-douzaine d'années à peine, commençait à s'infiltrer en France. Ses thèses principales offraient beaucoup de rapports avec les idées du doyen des humanistes français, Jacques Lefèvre d'Etaples. Celui-ci professait que l'Ecriture est le seul fondement de la doctrine du Christ, que les dogmes sont l'œuvre des hommes, que nous ne sommes pas «< justifiés » par les œuvres, mais par la foi, qu'au reste une seule chose importe: le retour à l'Evangile. De là le nom d'Evangélisme donné à cet ensemble d'aspirations et d'idées.

Or, la plupart de nos humanistes étaient des Evangéliques; ils affectaient, en outre, le mépris le plus superbe pour la

(1) Voir Barať, article cité.

(2) Expression que Rabelais emploie à propos de son géant, au chap. VIII du Pantagruel.

scolastique et ses suppôts. La Sorbonne les tenait donc pour suspects. Il lui parut qu'il y avait du danger à leur laisser commenter le texte grec de l'Ecriture, comme Erasme venait de le faire, et elle conçut le projet d'interdire en France l'étude de la langue grecque (1).

Par suite de cette résolution, les moines du Puy-SaintMartin confisquèrent les livres grecs de Pierre Amy et de Rabelais. On imagine l'émotion de nos deux hellénistes! Jusqu'alors la discipline monastique avait été pour eux fort douce: Amy, nous l'avons vu, pouvait quitter le cloître pour aller résider à Saintes! Cette mesure de rigueur leur sembla intolérable. Pierre Amy, affolé, songea bientôt à s'enfuir. Avant de se décider, suivant un usage renouvelé de l'antiquité, il consulta l'avenir en ouvrant au hasard les œuvres de Virgile. Il tomba sur ce vers du troisième chant de l'Enéide:

Heu! fuge crudeles terras! fuge littus avarum!

Il suivit le conseil du sort et partit, échappant sain et sauf, nous dit Rabelais, de l'embuche des farfadetz, c'est-à-dire des Cordeliers (2).

Il se réfugia vraisemblablement au couvent des bénédictins de Saint-Mesmin, près d'Orléans. De là il passa en Suisse où il mourut, ayant adhéré, semble-t-il, au luthéra

nisme.

Dans leurs tribulations, les deux amis ne trouvèrent d'abord de réconfort que de Guillaume Budé, qui les soutenait en leur montrant le triomphe prochain des bonnes lettres

(1) Guillaume Budé démontrera quelques années plus tard aux théologiens que le grec n'est pas nécessairement un « errorum seminarium », dans son livre De litterarum recte instituendo, Paris, Josse Bade, 1532.

(2) Tiers Livre de Pantagruel, chap. X. L'usage de consulter Virgile pour connaître le sort se maintint jusqu'à la fin du siècle.

Voir à ce sujet une lettre curieuse de Nicolas Rapin à Agrippa d'Aubigné dans un article que j'ai publié sur des Poêmes inédits de Nicolas Rapin

sur l'ignorance. « Quel outrage on a fait aux Muses, écrivaitil à Pierre Amy, en vous tracassant pour le zèle que vous apportez à l'étude du grec! Comme on voudrait pouvoir châtier ces supérieurs de couvent qui cultivent l'ignorance sous le nom d'orthodoxie!... Ce sont les dernières œuvres d'Erasme, déclare-t-il, qui ont provoqué cet assaut des théologiens contre la langue grecque. Heureusement, ceux-ci n'ont plus aucun crédit à la cour et rien désormais n'arrêtera la renaissance des lettres.

Cette lettre nous apprend que le 25 février 1524 (1), Rabelais et Pierre Amy étaient séparés. Où était Rabelais? Quel parti prenait-il, en butte aux avanies et à la suspicion des moines ses confrères? Vraisemblablement il courbait le dos sous l'orage et il y aurait quelque rigueur à se scandaliser de son attitude. Rabelais était prêtre: devait-il donc pour l'amour du grec entrer en rebellion contre ses supérieurs f aller au besoin jusqu'à l'apostasie? Il préféra patienter. Il s'en trouva bien. Au bout de quelque temps, ses livres grecs lui furent rendus. Craignant toutefois qu'ils ne lui attirassent de nouveaux ennuis de la part des Franciscains, il se résolut à quitter leur ordre pour passer dans celui des Bénédictins. Ce n'est point que les disciples de saint Benoit fussent alors plus cultivés que les Franciscains: mais il y avait à trois lieues de Fontenay, à Maillezais, une abbaye bénédictine, dont le supérieur, Geoffroy d'Estissac, s'intéressait aux lettres. Rabelais se plaça sous sa protection et entra dans son monastère. Une vie nouvelle allait commencer pour lui, plus large, plus facile, sinon plus féconde pour son développement que ses années de moinage chez les frères mineurs.

Il resta en relations avec les membres du Cénacle de Fontenay. Peu à peu ceux-ci se dispersèrent. Amaury Bou

(1) M. Arthur Tilley me paraît avoir prouvé qu'il faut assigner la date de 1524 à cette lettre, contrairement à l'opinion de M. Delaruelle. (Répertoire..., p. 199) qui proposait 1523. Voir R. E. R., t. VI, p. 45. La date de la seconde lettre de Budé à Rabelais.

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