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RAPPORT SUR LE PRIX Eugène PELLECAT

Par M. SAMUEL FRÈRE.

MESSIEURS,

Ce n'est pas une question neuve que celle de savoir si l'aisance est utile ou nuisible au développement de l'éducation artistique. Depuis le temps qu'on en parle, on aurait bien dû en donner la solution!

Selon les uns, rien n'est plus précieux que l'école de la pauvreté pour un jeune peintre bien doué. « Là où il y a gêne, il n'y a pas plaisir ! » vérité à double tranchant! La gêne n'est pas un plaisir, soit, mais c'est une cause de profit moral pour cet étudiant qui va nécessairement peiner, au lieu de bâiller aux corneilles.

La gêne l'oblige à un labeur incessant. Elle lui épargne le trouble des distractions et des tentations offertes à l'argent. Elle trempe son âme comme un glaive d'acier fin. Elle soumet son esprit de persévérance à une épreuve décisive, ainsi qu'on crible le grain. Si l'artiste sort victorieux de ce dur traitement, c'est qu'il est un fort, un vaillant, une personnalité. Sûrement, il comptera plus tard parmi les hommes utiles à la cause commune. S'il succombe, au contraire, c'est tant mieux; l'armée de la palette et du ciseau ne

saurait profiter du recrutement d'un soldat débile et mou, d'un vaincu par avance. Ainsi raisonnaient jadis les parents chinois, quand ils jetaient, rien que pour voir, leurs nouveau-nés dans l'eau glacée!

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Selon les autres, il est beaucoup moins nécessaire de soumettre les jeunes au régime dit de la vache enragée. La gêne, répondent-ils, paralyse les premiers efforts à l'heure où les facultés et les sentiments ne sont pas encore munis d'une armure défensive. Elle gèle les premiers bourgeons du génie; elle oblige celui sur lequel elle abat ses griffes redoutables à perdre son temps et ses forces dans des luttes matérielles et mesquines. Il sort de là, meurtri au midi de la vie, quand il aurait besoin de manier l'épée d'un bras robuste. Væ victis? C'est bientôt dit! mais ne voyez-vous pas, que s'il avait été aidé et nourri, ce déshérité, ce poitrinaire, il eût, à vingt-cinq ans, figuré avec honneur à l'avant-garde des combattants d'élite. M. Ingres, qui s'y connaissait en hommes, qui fut un vrai père pour ses élèves, et sauva Hyppolyte Flandrin du besoin et en même temps de l'obscurité, avait une façon paradoxale de soutenir cette thèse bien humaine. Il proposait de n'admettre les jeunes gens aux études de l'art que s'ils justifiaient de 1,500 francs de rente. Autrement, disait-il, on en fera des manoeuvres, des coureurs de cachet, des professeurs de petites filles !

Le moyen est peut-être excessif, mais l'idée part d'une conception juste. Un apprenti menuisier de dix-huit ans, qui gagne ses premiers sous, s'apprend par ses travaux de débutant à devenir patron; un peintre, au con

traire, contraint de donner des leçons, de dessiner des prospectus ou de colorier des photographies pour être sûr de manger avant de se coucher, désapprend ce qu'il sait, et n'apprend pas ce qu'il ne sait pas. Dans cette galère, la main, le goût, les inspirations, les traditions saines, tout s'oblitère, tout s'en va en charpie ! Et celuilà, remarquez-le bien, est encore parmi les heureux, car il vit, et c'est déjà quelque chose. Mais à côté de lui il y a tous ceux qui n'ont rien, ni les leçons, ni les prospectus, ni les photographies coloriées. Cependant, à celui-là, il faut suivre des cours, faire des avances, acheter des couleurs et des toiles, aller de temps en temps à Paris se retremper dans un courant plus vivant, payer des modèles, payer ses tramways ou son chemin de fer pour gagner le beau site à étudier, payer ses cadres, sa terre glaise, ses outils, son marbre, la location de son atelier, payer tout et toujours et ne rien recevoir tant que le public et la critique ne l'auront pas diplômé. Que quelques-uns de ces naufragés surnagent à force de faire la planche, ça peut se voir, encore est-il que, si on lui avait lancé à temps une ligne ou une bouée, il se serait séché plus tôt.

Les braves gens, partisans de la théorie raisonnée du sauvetage ont commencé par assurer, autant que possible, la gratuité à l'éducation artistique. De là, la création de nos établissements régionaux de peinture et de sculpture. De là, notre école de Rouen, où les meilleurs professeurs forment d'excellents élèves, sans toucher à leur bourse. Seulement, cette protection a une fin. A la sortie de l'école, l'artiste se retrouve seul.

C'est là vraiment le moment solennel! le moment du début de la lutte, des dépenses et des mises de fonds, la période de vingt à trente ans, où tous les estomacs ne peuvent pas digérer cette vache enragée si vantée tout à l'heure! alors quoi?

C'est bien simple, répondent les malins, Changez de métier, faites-vous cordonnier ou maçon pour avoir crédit chez le boulanger. Cette volte-face sera du reste fort utile à la société qui s'enrichira ainsi d'une paire de bottes de plus ou d'un moellon de surcroît. La France ne mourra pas de se voir privée de vos statues et de vos fresques rentrées, qui eussent constitué tout au plus des objets de luxe!

Que répondre, Messieurs, à cette fallacieuse invite? Je m'en doute un peu, mais, rassurez-vous, je ne vous promènerai pas dans les jardins de l'amplification, en reprenant ici la défense de l'art et de la mission des artistes. La justification de leurs droits, devant un auditoire éclairé comme celui-ci, tournerait au lieu commun. Nous sommes tous d'accord; l'artiste a le droit de vivre en tant qu'artiste. J'en appelle à l'ombre glorieuse de notre Poussin et de notre Géricault!

Telle était aussi l'opinion de l'homme de goût et de bien, auquel nous devons la fondation des prix que l'Académie décerne ce soir pour la première fois. M. Eugène Pellecat, lui aussi, était artiste, mais il était riche. M. le conseiller Pellecat, dont les études sur la galvanoplastie sont bien connues de vous, fut heureux de voir son fils Eugène s'intéresser aux questions d'esthétique. Il lui donna les moyens de s'installer à Paris

pour y suivre les cours de l'Ecole nationale des BeauxArts à l'atelier de Gérome, Eugène Pellecat était considéré comme un amateur en passe de devenir professionnel; il aimait surtout le paysage, et il laissa dans ce genre d'agréables toiles dénotant un sens assez pénétrant de la nature, un peu dans la manière de Boudin.

C'est ainsi qu'il entra en contact avec des camarades moins fortunés que lui-même. Il fut témoin de leurs efforts, de leurs tentatives avortées, faute d'argent noblement, il ne se contenta pas de les plaindre, il les aida de sa bourse avec une discrétion et une délicatesse rares. Il voulut enfin faire plus. Par son testament, il confia à l'Académie un capital suffisant pour nous permettre d'attribuer chaque année deux sommes de mille francs à deux jeunes artistes méritants. C'était là sa pensée dominante, puis, entraîné par son cœur, il voulut, dans la formule de sa volonté, employer des termes autorisant l'Académie à élargir, quand elle le croira utile, le terrain où elle recherchera ses candidats, en dehors au besoin de la carrière artistique: notre Compagnie sera ainsi à même de désigner, à quelque profession qu'ils appartiennent, deux jeunes gens de Rouen ou du département (ce sont les propres expressions du testament) jugés avoir le plus de mérite, et qu'il est utile d'encourager dans leur carrière. >>

Pénétrée des intentions du fondateur, intentions pleinement confirmées d'ailleurs par Mme Eugène Pellecat, sa veuve, l'Académie se trouvait en 1910 en pré

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