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aristocratique de Beaumarchais, qu'il devait illustrer (1). Quatre ans plus tard, en 1761, il acheta, moyennant 85,000 francs, la charge « très-noble et très-inutile » de secrétaire du roi, et il acquit alors le droit de dire au juge Goezman, qui lui reprochait sa roture: «< Savez-vous bien que je prouve déjà près de vingt ans de noblesse; que cette noblesse est bien à moi, en bon parchemin scellé du grand sceau de cire jaune; qu'elle n'est pas, comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole, et que personne n'oserait me la disputer, car j'en ai la quittance?

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Moins d'un an après ce mariage, il perdit sa femme, le 29 septembre 1757, après huit jours de maladie. « La coïncidence, fait remarquer M. de Loménie, de la mort d'un vieillard infirme, bientôt suivie de la mort d'une femme de trente ét un ans, atteinte d'une affection déjà ancienne, et mariée à un jeune homme de vingtcinq ans dont elle était fort éprise; cette coïncidence n'avait en elle-même, physiologiquement parlant, rien d'extraordinaire; aussi ne fut-elle d'abord remarquée de personne. Ce ne fut que plus tard, lorsque la destinée de Beaumarchais devint assez brillante pour exciter l'envié, que l'on fit circuler contre lui ces atroces rumeurs d'empoisonnement, si communes au dix-huitième siècle; et lorsque par une fatalité déplorable, après avoir perdu encore sa seconde femme, il se trouva engagé dans une lutte contre des adversaires qui ne respectaient rien, ces calomnies abominables prirent une telle consistance, qu'il eut la douleur d'être obligé de s'en défendre publiquement, d'en appeler au témoignage des quatre médecins qui avaient soigné la première de ses femmes, des cinq médecins qui avaient soigné la seconde, et de prouver que la mort de Í'une et de l'autre, loin de l'enrichir, l'avait ruiné. » Ce fut à cette occasion que Voltaire dit ce mot, souvent répété : « Ce Beaumarchais n'est point un empoisonneur : il est trop drôle. » Fort jeune encore, Beaumarchais aimait, comme on l'a vu, la musique de passion; il chantait avec goût, et jouait habilement de la flûte et de la harpe, dont il perfectionna le mécanisme.

Les filles de Louis XV, Mmes Victoire et Adélaïde, tantes de Louis XVI, voulurent l'entendre; elles l'admirent à leurs concerts, et ensuite dans leur société. Le crédit très-marqué dont il jouissait auprès de ces princesses lui attira des haines secrètes. Un grand de la cour le voyant passer en habit de gala dans la galerie de Versailles, et voulant l'humilier, s'approche et lui dit : « Je vous rencontre bien à propos; ma montre est dérangée, faites-moi le plaisir d'y donner un coup d'œil. » Beaumarchais répondit qu'il avait toujours eu la main très-maladroite. On insiste, il prend la montre et la laisse tomber, en s'écriant : « Je vous l'avais bien dit! >>

(1) Il emprunta, selon Gudin, ce nom à un « très-petit fief appartenant à sa femme.

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Beaumarchais songeait alors sérieusement à employer son crédit au profit de sa fortune, et à compléter son éducation. Il y a dans ses papiers de cette époque, dit M. de Loménie, une masse de brouillons écrits de sa main, sur lesquels il jette sans ordre ses propres idées, mêlées à des citations empruntées à une foule d'auteurs sur toutes sortes de sujets; je remarque dans ces citations une certaine prédilection pour les écrivains du seizième siècle, pour Montaigne, et surtout pour Rabelais, dont le style indiscipliné, abondant, hardi, fécond en épithètes, déteint parfois, en effet, sur la prose du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, et s'y combine de temps en temps avec des formes un peu maniérées qui rappellent Marivaux.... Les premiers essais poétiques de Beaumarchais n'annoncent pas un talent bien original. Sa vocation pour la poésie et les lettres ne paraît pas encore très-prononcée. La nécessité de se pousser, de faire son chemin, d'avoir un carrosse et des revenus, lui semble plus urgente que celle de cultiver les Muses. Sous ce rapport, il pense comme son patron Voltaire, qui dit quelque part : « J'avais vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés, que j'en avais conclu dès longtemps « que je ne devais pas en augmenter le nombre. « Il faut être dans ce monde enclume ou marteau : j'étais né enclume. » On sait comment Voltaire devint marteau : un riche fournisseur, PârisDuverney, lui procura un intérêt considérable dans les vivres de l'armée pendant la guerre de 1741. Les produits de cette première opération, placés dans le commerce et bien dirigés, finirent par donner au patriarche de Ferney cent trente mille livres de rente. Il était écrit que le même homme qui avait enrichi Voltaire commencerait la fortune de Beaumarchais. » -Avis aux financiers qui désirent que leur nom passe à la pos

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térité.

Duverney avait construit, avec le concours de madame de Pompadour, l'École militaire du Champ-de-Mars; il sollicitait en vain depuis plusieurs années une visite officielle du roi, qui devait être comme une sorte de consécration de cet établissement. Froidement reçu par la reine et le Dauphin, il eut l'idée de s'adresser au jeune harpiste qu'il voyait si en faveur auprès de Mmes de France. Cette fois il réussit. Beaumarchais détermina les princesses, dont il dirigeait les concerts, à visiter l'édifice du Champ-de-Mars; et quelques jours après, Louis XV, stimulé par ses filles, vint à son tour combler les vœux de Duverney. Le vieux financier reconnaissant fit la fortune de son jeune ami, en l'engageant dans des spéculations heureuses, dont il avait avancé les fonds. Quelque temps après, Beaumarchais acheta la charge de «< lieutenant général des chasses aux bailliage et capitainerie de la varenne du Louvre. » C'était la vice-présidence du tribunal de chasses, siégeant au Louvre, et qui avait pour président le duc de la Vallière, capitaine géné

ral. Il venait chaque semaine s'asseoir en robe longue sur les fleurs de lis, et juger gravement, disait-il, non les pâles humains, mais les pâles lapins.

En 1764, on trouve Beaumarchais à Madrid, poursuivant des spéculations industrielles, et occupé à venger sa sœur cadette en faisant, par son influence, destituer et chasser de la cour Clavigo, qui avait faussé sa promesse de mariage. Il quitta l'Espagne après un an de séjour; et s'il avait échoué dans ses plans de finances, il portait dans sa tête Figaro, Almaviva, Bartholo, Basile, Rosine, ces types qui devaient le rendre riche de gloire. En avril 1768, il épousa la veuve d'un garde général des Menus-Plaisirs, madame Levêque, née Geneviève-Madeleine Watebled, qui lui apporta une brillante fortune; et, pour se consoler de la chute de son drame (les Deux Amis), il se fit marchand de bois, en exploitant avec son associé Duverney une grande partie de la forêt de Chinon, qu'il avait achetée. Après environ deux ans de mariage, Beaumarchais perdit 'en 1770 sa seconde femme, des suites de couche; et les calomniateurs ajoutaient ce second veuvage aux rumeurs répandues sur le premier.

Les longs procès que lui suscitèrent des haines implacables, imprimèrent à la vie de Beaumarchais une direction nouvelle. Dans ces luttes acharnées il fut forcé de déployer toutes les ressources de son esprit; et ayant contre lui la robe et l'épée, il s'adressa (chose jusqu'alors inouïe) à un juge invisible, quoique toujours présent, l'opinion publique.

Pour prévenir toute matière à procès, Beaumarchais avait, par un acte fait double sous seing privé, liquidé ses comptes avec le vieux Duverney. Dans cet acte, « Beaumarchais fait remise à Duverney de 160,000 francs de ses billets au porteur, et consent à la résiliation de leur société pour la forêt de Chinon. De son côté, Duverney déclare Beaumarchais quitte de toutes dettes envers lui, reconnaît lui devoir la somme de 15,000 francs payable à volonté, et s'oblige à lui prêter pendant huit ans, sans intérêts, une somme de 75,000 francs. Ces deux clauses n'étaient point encore remplies, lorsque Duverney mourut le 17 juillet 1770 (1), à quatre- | vingt-sept ans, laissant une fortune d'environ 1,500,000 francs (2). » N'ayant pas d'héritier direct, il avait choisi pour légataire universel un de ses petits-neveux, un certain comte de la Blache, maréchal de camp, qui depuis longtemps disait de Beaumarchais : « Je hais cet homme comme un amant aime sa inaîtresse. >> Cet héritier non-seulement déclare faux l'acte dont Beaumarchais demandait l'exécution, mais il tira de cette prétendue fausseté de l'arrêté de

(1) Cet épisode, revêtu des formes les plus dramatiques, se trouve dans le 4e mémoire contre Goezman.

(2) M. de Loménie, 4e article sur Beaumarchais, dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1852, p. 672.

compte une créance de 139 livres. Beaumarchais gagna le procès, qui dura plus de sept ans, par un arrêt définitif du parlement de Provence en date du 21 juillet 1778; mais avant cette issue il passa par des péripéties qui piquèrent vivement la curiosité du public. Ainsi, au moment où il allait l'emporter, le duc de Chaulnes, homme violent, et jaloux d'une jolie artiste, Mlle Ménard, lui chercha querelle : « Il voulait, disait-il, tuer Beaumarchais, et lui arracher le cœur avec les dents. » Il faut lire dans l'article de M. de Loménie (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 1852, p. 685-694) ces scènes dégoûtantes, où un grand seigneur se conduisait en porte-faix, et qui furent suivies d'une procédure indigne et révoltante. Beaumarchais, au moment où il devait gagner son procès avec le comte de la Blache, fut enfermé, par une lettre de cachet, au Forl'Évêque, et n'en sortit qu'au bout de deux mois et demi d'une détention sans cause, après avoir écrit au hautain duc de la Vallière une lettre suppliante. Goezman, conseiller au parlement si décrié établi par le chancelier Maupeou, avait été chargé du rapport de l'affaire. Beaumarchais, pour obtenir des audiences du rapporteur, se décida, sur l'avis du libraire Lejay, à faire à Me Goezman un présent de cent quinze louis, dont quinze devaient être destinés au secrétaire du conseiller, et une montre enrichie de diamants. Mme Goezman accepta le présent, et promit de tout restituer, dans le cas où Beaumarchais perdrait son procès. Ce cas arriva. « La dame renvoya fidèlement les cent louis et la montre; mais Beaumarchais s'étant informé auprès du secrétaire, à qui dans le cours du procès il avait déjà donné dix louis, s'il avait reçu en plus de Mme Goezman quinze louis, apprit que cette dame n'avait rien donné au secrétaire, et que les quinze louis étaient restés dans sa poche. Irrité déjà de la perte d'un procès aussi important pour sa fortune et son honneur, il trouva mauvais que Mme Goezman se permit cette spéculation détournée, et il se décida à lui écrire pour lui réclamer les quinze louis. Cette démarche était grave; car si cette dame, refusant la restitution, niait l'argent reçu, si Beaumarchais insistait, si la chose faisait du bruit, il pouvait en surgir un procès dangereux. Ses amis cherchèrent à l'en détourner; mais la démarche, offrant des périls, offrait aussi des avantages. Persuadé, à tort ou à raison, qu'il n'avait perdu son procès que parce que son adversaire avait donné plus d'argent que lui au juge Goezman, Beaumarchais, en affrontant les dangers d'une lutte personnelle avec ce magistrat, pouvait espérer de le convaincre de vénalité, et faciliter d'autant la cassation du jugement rendu sur son rapport. L'éventualité qu'il avait prévue arriva. Mme Goezman, obligée d'avouer le détournement des quinze louis en les restituant, ou de nier qu'elle les eût reçus, prit ce dernier parti : elle déclara qu'on lui avait

en effet offert, de la part de Beaumarchais, des présents, dans l'intention de gagner le suffrage de son mari, mais qu'elle les avait rejetés avec indignation. Le mari intervint, et dénonça Beaumarchais au parlement comme coupable d'avoir calomnié la femme d'un juge, après avoir vainement tenté de la corrompre (1). »

Le procès Goezman montra Beaumarchais sous un point tout nouveau en France, c'est-àdire comme un orateur qui n'appartenait ni au barreau ni à la chaire, les deux seuls genres d'éloquence que l'on connût alors. Il faut lire ses mémoires pour voir ce que Beaumarchais a dépensé d'esprit, de saillie, de verve, d'imagination, d'ironie surtout à propos de quinze louis (2). Déjà il ouvrait une large voie aux orateurs qui devaient plus tard renverser la vieille France, qui avait l'air si bien portante encore, et qui était ruinée de toutes parts. Ce fut là une grande découverte que fit cet homme le jour où, pour entrer dans l'opinion publique qui commençait à être la reine de cette époque, Beaumarchais trouva son véritable titre dans cette société qui ne savait pas encore pourquoi elle s'intéressait à Beaumarchais. « Je suis un citoyen, s'écrie-t-il, je suis un citoyen, c'est-à-dire je ne suis ni un courtisan, ni un abbé, ni un gentilhomme, ni un financier, ni un favori, ni rien de ce qu'on appelle puissance aujourd'hui. Je suis un citoyen, c'està-dire quelque chose de tout nouveau, quelque chose d'inconnu, d'inouï en France. Je suis un citoyen, c'est-à-dire ce que vous devriez être depuis deux cents ans, ce que vous serez dans vingt ans peut-être! » A ce nom, si nouveau en 1774, la société resta attentive et muette. On comprend que Beaumarchais jouait un jeu qui n'avait encore été joué par personne. La France de ce temps-là se rappelle bien qu'elle a vu des princes du sang élever l'étendard de la révolte, des parlements s'opposer à la justice des rois, des jésuites mettre l'État à feu et à sang pour des bulles; mais ce que n'a jamais vu la France, c'est un homme tout seul, un simple accusé de la foule, un pauvre diable sans aïeux, sans entourage, sans protection, relever la tête tout à coup, se grandir à la hauteur du parlement, lui parler face à face et tout haut, et d'égal à égal. Non, la France n'avait jamais vu un spectacle pareil; et comme c'est un noble pays qui respecte tous les courages, la France applaudit au courage de ce ver de terre qui ne voulait pas être écrasé par le conseiller Goezman. Elle reconnut ce titre de citoyen que se donnait Beaumarchais, plus fier en ceci que Figaro, qui se disait fils d'un prince, et enfant perdu. De ce jour donc, Beaumarchais fut un gentilhomme : tout comme ce Montmorency qu'on appelait le

(1) M. de Loménie, ge article sur Beaumarchais, dans la Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1853, p. 150.

(2) C'est ce qui faisait alors dire aux Parisiens: Louis XV a détruit le parlement ancien; quinze louis détruiront le nouveau.

premier baron chrétien, Beaumarchais fut le premier citoyen français; et quand le parlement Maupeou, tremblant devant cette nouvelle puissance dont il n'avait aucune idée, eut rendu cet arrêt qui donnait tort à tout le monde, le public cassa l'arrêt du parlement. Tout Paris se fit écrire chez le citoyen Beaumarchais. Le prince de Conti l'invita à dîner; M. de Sartine lui-même, tout lieutenant de police qu'il était, se conduisit en homme d'esprit, et félicita le hardi plaideur. Et voilà comment le public saisit cette admirable occasion de flétrir le parlement Maupeou, qui avait remplacé les vieux parlements si respectés. Ce fut là une immense gloire pour Beaumarchais, une gloire qui a survécu aux passions de l'époque. On lira toujours avec admiration ces mémoires si remplis de faits et d'idées, à l'aide desquels la philosophie du dix-huitième siècle pénétra enfin dans la magistrature, qui était restée inattaquable jusqu'alors.

Après ce procès si plein d'incidents, Beaumarchais en eut deux autres qui ne peuvent pas soutenir de comparaison avec le premier. Le second de ces procès est le procès Bergasse. C'était en 1781. Déjà à cette époque la France était moins frivole; elle commençait à ne plus rire que du bout des lèvres. On prêtait l'oreille avec inquiétude aux grands bruits qui allaient venir. Beaumarchais, accusé d'avoir aidé à la séduction de Mme Kornmann, n'était guère digne d'intérêt pour une époque qui avait déjà mis en pièces le manteau sous lequel elle cachait ses bonnes fortunes, et qui n'estimait plus guère que les grandes passions, le dernier excès raisonnable et innocent auquel pouvait se livrer la France, en attendant les horribles et sanglants excès qui la menaçaient. Cette fois, Beaumarchais n'eut pas pour lui l'opinion, qui lui avait donné tant d'éloquence à son premier procès son rire parut déplacé, sa colère parut feinte, sa verve s'émoussa contre la parole abondante et chaleureuse de son adversaire Bergasse; puis l'éloquence de Beaumarchais, cette éloquence de la place publique, n'était plus une nouveauté; cette publicité donnée aux procès était devenue commune; enfin ce titre de citoyen français était à présent un titre vulgaire. Beaumarchais gagna son procès devant la cour, et le perdit devant l'opinion.

Son dernier procès, à proprement dire, n'est qu'une affaire comme toutes les affaires d'argent. Il s'agissait de quinze mille fusils achetés en Hollande pour le compte de la république, retenus en Hollande faute de payement, et que Beaumarchais, disait-on, voulait vendre aux ennemis de la république. Cette fois ce n'est plus l'ennemi de Maupeou, de Goezman ou de Bergasse, ce n'est plus l'écrivain satirique, infatigable, disant tout parce qu'il n'a peur de rien; c'est un plaideur modeste, réservé, respectueux devant son juge. Beaumarchais, par son activité prodigieuse, sut se multiplier à l'infini. Les États

Unis venaient de se détacher de l'Angleterre; il conçut le dessein de les approvisionner. Il eut longtemps à lutter contre la circonspection du comte de Maurepas, principal ministre, qui ne voulait rien hasarder, et contre les obstacles de la politique anglaise. Il fallait des fonds très-considérables: Beaumarchais vint à bout de disposer de ceux d'autrui. Plusieurs de ses vaisseaux furent pris, trois entre autres en un seul jour en sortant de la Gironde; mais le plus grand❘ nombre arriva chargé d'armes et de munitions de toute espèce; et c'est ce qui lui procura une opulence très-grande pour un particulier. Beaumarchais sut en faire bon usage, contribua à des établissements utiles, à celui de la caisse d'escompte, formée à l'instar de la banque d'Angleterre, mais avec la disproportion que comportait la différence des gouvernements; à celui de la Pompe à feu, qui a fait tant d'honneur aux frères Perier, mais qui rencontra des contradicteurs et des obstacles; à l'entreprise enfin des eaux de Paris, qui lui valut une violente diatribe de Mirabeau.

Ce fut dans cet intervalle que Beaumarchais parvint à faire représenter (le 27 avril 1784), au Théâtre-Français, son Mariage de Figaro. Figaro est une biographie tout entière. D'abord ce héros, pauvre barbier de village, déclame contre l'inégalité des conditions, comme déclame J.-J. Rousseau, mais plus directement et plus à brûlepourpoint. Bientôt, de pauvre barbier qu'il était, Figaro devient un homme du tiers état; il a grandi avec le peuple. Il ne débite plus de maximes philosophiques, parce que le peuple n'en est plus aux maximes philosophiques, mais à l'action. Le Mariage de Figaro, n'est-ce pas la lutte heureuse du peuple contre l'aristocratie, du valet contre le maître? Almaviva est un grand seigneur très-bien fait, très-spirituel, très-généreux, un Castillan, en un mot. Comment est-il joué par Figaro? Figaro lui dispute ses amis, Figaro est sur le point de lui enlever même madame la comtesse; Figaro n'a qu'à vouloir, mais Figaro ne veut pas ! Dans la pièce de Beaumarchais, Figaro est un honnête homme renforcé : honnête homme avec tout le monde, fidèle et dévoué; aventurier d'abord, excellent mari, excellent fils ensuite. Enfin, au dernier acte de ce grand drame, dans la Mère coupable, Figaro est tout à fait devenu ermite; c'est un véritable saint, digne d'être canonisé. Vous savez que ce qu'il y eut de plus difficile, ce ne fut pas d'écrire le Mariage de Figaro, quoique la chose eût été impossible à tout autre qu'à Beaumarchais; ce fut de le faire jouer. Tout l'ancien régime chancelant s'opposait à la représentation de ce drame, qu'il savait par cœur pour en avoir entendu parler confusément, et qui semblait l'épouvanter comme le prélude de la révolution. Le roi Louis XVI, roi malheureux, qui prévit tous ses malheurs sans avoir le courage d'y mettre obstacle, s'étant fait lire le manuscrit, s'écria que la pièce ne serait jamais jouée sous

son règne : voilà pourquoi peut-être elle fut jouée six mois plus tard (1). La représentation du Mariage de Figaro est un des faits les plus importants de la révolution française.

Le début de Beaumarchais dans la carrière littéraire fut un drame en cinq actes, Eugénie, dont le sujet est tiré d'un voyage que l'auteur fit en Espagne pour venger l'honneur d'une sœur outragée. Dans ce voyage, il eut à combattre un ennemi d'autant plus redoutable qu'il joignait à toutes les ressources de la fourberie les armes que procurent les puissantes protections: il ne cessa pas de le poursuivre, et son courage, inspiré par l'amour fraternel, est sublime lorsqu'il s'adresse au roi d'Espagne lui-même pour arriver jusqu'au traître qu'il veut déshonorer pour le punir. Eugé nie, représentée le 29 janvier 1767, fut sifflée d'abord; mais l'auteur y fit de grands changements, et à la seconde représentation la pièce fut vivement applaudie. Ce fut un des premiers essais du drame dont on a depuis tant abusé. « Je lirai Eugénie, écrivait Voltaire en 1774, ne fûtce que pour voir comment un homme aussi pétulant que Beaumarchais peut faire pleurer le monde. » Lessing a traduit Eugénie sur la scène allemande, sous le titre de Clavigo. - Les Deux Amis, ou le Négociant de Lyon, autre drame en cinq actes, joué le 13 janvier 1770, se traîna péniblement jusqu'à la dixième représentation. L'auteur s'en consola en disant qu'il avait, sur ses tristes confrères de la plume, l'avantage de pouvoir aller au théâtre en carrosse. « Dans le drame d'Eugénie et dans celui des Deux Amis, dit M. Sainte-Beuve, Beaumarchais n'est encore que dramaturge sentimental, bourgeois, larmoyant, sans gaieté, et procédant de La Chaussée et de Diderot. Celui-ci même ne l'avoue point pour élève et pour fils, et Collé, qui se connaît en gaieté, ne devine nullement en lui un con

(1) A la cour, Beaumarchais avait pour lui le comte de Vaudreuil et la société de madame de Polignac, favorite de Marie-Antoinette. Les premières réprésentations se firent secrètement à Paris, sur le théâtre des Menus-Plaisirs. Beaumarchais paya seul tous les frais qu'avaient exigés les répétitions de son œuvre, et qui se montaient à 10 ou 12,000 livres. « C'est donc, dit Grimm, sur un théâtre appartenant à Sa Majesté que le sieur Caron a tenté de faire représenter une pièce que Sa Majesté avait défenduc, et l'a tenté sans autre garant de cette hardiesse qu'une espérance donnée, dit-on, assez vaguement par Monsieur (Louis XVIII), ou par M. le comte d'Artois (Charles X), qu'il n'y aurait point de contre-ordre. » Beaumarchais et ses protecteurs prirent un moyen terme. La pièce, après quelques légers changements, fut jouée à Genevilliers, chez le comte de Vaudreuil (septembre 1783). Pendant près de deux ans la pièce fut ballottée par la censure et par l'autorité; enfin le roi, à qui l'on fit croire que l'auteur avait supprimé tout ce qui pouvait blesser le gouvernement, permit la représentation au Théâtre-Français le 27 avril 1784. Louis XVI se flattait que tout Paris allait être bien attrapé en voyant un ouvrage mal conçu et sans intérêt, depuis que toutes les satires en avaient été supprimées. «El bien, dit-il à M. de Montesquiou qui partait pour voir la comédie, qu'augurez-vous du succès? - Sire, j'espère que la pièce tombera. - Et moi aussi, répondit Louis XVI. » Monsieur, frère du roi (depuis Louis XVIII), pensa aussi assister à la chute de la pièce.

frère et un maître (1). » Cinq ans après, Beaumarchais prit sa revanche par le Barbier de Séville (23 janvier 1775), dont nous avons déjà parlé. Ce Figaro qui passe par tant de métiers; qui a tant d'expédients pour se tirer des embarras où le jette la fortune; qui par son adresse cxécute tout ce qu'il entreprend, et fait des autres tout ce qu'il veut; qui dans toutes les conditions est libre, gai, moqueur, et se console de tout en faisant la barbe à tout le monde, c'est l'auteur lui-même, qui, Chérubin à treize ans, devint Figaro à quarante. — Dans Tarare, pièce en cinq actes, jouée pour la première fois sur le théâtre de l'Opéra le 8 juin 1787, Figaro est changé en soldat de fortune, qui renverse le tyran Ater et gouverne à sa place. C'est le témoignage de cette pièce, qui pourtant n'eut aucun succès, que Beaumarchais invoqua, dans sa requête à MM. les représentants de la Commune de Paris (Paris, in-8°, 1790), pour montrer qu'il avait préparé la révolution. En 1792, Beaumarchais fit jouer la Mère coupable, déjà mentionnée, où il eut tort de revenir au genre larmoyant, dans lequel il s'était essayé d'abord. Il se venge dans cette pièce de Bergasse, son adversaire, en lui donnant un rôle de fourbe.

Outre les pièces de théâtre ci-dessus mentionnées, Beaumarchais a publié : Mémoires contre les sieurs Goezman, la Blache, Marin, d'Arnaud; Paris, 1774 et 1775, in-8° : dans ces mémoires l'auteur s'agrandit au point de faire de sa cause celle de tous ses lecteurs; ils sont d'un genre et d'un ton qui n'ont pas de modèle; Mémoire en réponse à celui de Guillaume Kornmann; Paris, 1787, in-8°; moire en réponse au manifeste du roi d'Angleterre (sans date). on fut surpris qu'un simple particulier asât répondre en son nom à la déclaration de guerre d'un souverain, et surtout de ce que le ministère français permît d'abord la publication de cet écrit, qu'un arrêté du conseil supprima ensuite; Mémoires à Le Cointre de Versailles, ou Mes six époques; Paris, 1793.

On doit aussi à Beaumarchais la collection complète des œuvres de Voltaire. Il y dépensa une somme immense, et paya au libraire Panckoucke 200,000 francs les manuscrits de Voltaire, qu'il avait achetés de madame Denys, nièce de l'auteur; il fit acheter en Angleterre les poinçons et les matrices des caractères de Baskerville, regardés, avant ceux de Didot, comme les plus beaux de l'Europe. Il fit reconstruire dans les Vosges d'anciennes papeteries ruinées; il y envoya des ouvriers pour y travailler, suivant les procédés de la fabrication hollandaise, au papier destiné à cette édition, et fit l'acquisition d'un vaste emplacement au fort de Kehl, alors abandonné, où il établit son imprimerie. Mais cet établissement ne produisit qu'une édition

(1) M. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VI,'p. 170; Paris, 1853,

commune et fautive, d'où les associés furent loin de retirer le profit qu'ils attendaient. Malgré cet échec, Beaumarchais était possesseur d'une fortune immense au commencement de la révolution; ce qui l'exposa aux soupçons et aux attaques quand la révolution eut éclaté. En vain s'efforça-t-il de donner des preuves de son dévouement aux intérêts publics; en vain essaya-t-il de se faire remarquer par le don patriotique de 12,000 livres dans la première commune provisoire dont il était membre: il ne put même se concilier la faveur populaire en sacrifiant une somme aussi considérable pour faire rentrer en France 60,000 fusils. Accusé calomnieusement, par Chabot et par Le Cointre (le 28 novembre 1793), d'avoir voulu livrer des armes aux émigrés, il fut forcé de fuir : il erra en Hollande et en Angleterre, revint en France pour être emprisonné à l'Abbaye, et n'échappa à la mort que par l'intervention de Manuel, procureur de la commune de Paris. Il mourut subitement et sans souffrances, à l'âge de soixante-neuf ans.

Peu de littérateurs ont été aussi diversement appréciés que Beaumarchais: Les critiques qui adoptent franchement les principes de la révolution l'élèvent jusqu'aux nues; ceux, au contraire, qui repoussent ces principes, le traitent de rimeur médiocre et d'homme détestable. On devra à M. de Loménie le travail le plus judicieux, le plus impartial et le plus complet sur Beaumarchais. Ce travail est fait sur des documents inédits, sur des papiers autographes de l'auteur même de Figaro, et sur des manuscrits de Gudin, sauvés de la destruction et de l'oubli (1).

Les œuvres de Beaumarchais ont été publiées par Gudin de la Brenellerie, Paris, 1809, 7 vol. in-8°; et par Furne, Paris, 1827, 6 vol. in-8°, avec une notice de M. Saint-Marc Girardin. M. de Loménie pourrait seul aujourd hui donner une édition complète des œuvres de Beaumarchais. [Enc. des g. du m., avec des addit. considérables.]

X.

La Harpe, Cours de littérature. Cousin d'Avallon, Vie privée, politique et littéraire de Pierre-Au gustin Caron de Beaumarchais; Paris, 1802, in-12. M. Villemain, Cours de littérature française au dixhuitième siècle. M. Saint-Marc-Girardin, Essais de littérature et de morale. - MM. Berville et Barrière, Mémoires relatifs à la révolution. M. Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t VI. M. de Loménie, Beaumarchais, sa vie et son temps, dans la Revue des Deux Mondes (1er et 15 octobre, 1er et 15 novembre 1882, 1er janvier 1853).

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