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BIOGRAPHIE

UNIVERSELLE

DEPUIS LES TEMPS LES PLUS RECULÉS JUSQU'A NOS JOURS.

Les articles précédés d'un astérisque [*] ne se trouvent pas dans la dernière édition de la Biographie Universelle, et sont aussi omis dans le Supplément.

Les articles précédés de deux astérisques [*] concernent les hommes encore vivants.

BEAUMARCHAIS (François-Joseph de la Barre DE), littérateur français, vivait dans la première moitié du dix-huitième siècle, et résida, selon toute apparence, en Hollande. On a de lui: Lettres sérieuses et badines sur les ouvrages des savants et sur d'autres matières; la Haye, 1729, in-12; Histoire des Sept Sages par M. de Larrey, avec les remarques par M. de Beaumarchais; la Haye, 1734, 4 vol. in-12; Métamorphoses d'Ovide, traduites par du Ryer, avec remarques par de Beaumarchais; la Haye, 1744, 4 vol. in-12.

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Lelong, Bibliothèque historique de la France.

BEAUMARCHAIS (Pierre-Augustin CARON DE), littérateur célèbre, né à Paris le 24 janvier 1732 (1), mort le 19 mai 1799. Il était fils d'un horloger (2), et scul garçon dans une famille qui comptait cinq filles. Son enfance n'eut rien de cette tristesse rêveuse qui se rencontre quelquefois dans le caractère des hommes doués du génie comique : elle fut gaie, folâtre, espiègle, et la parfaite image de son esprit et de son talent (3). Il fit de médiocres études dans une institution particulière, désignée, dans le manuscrit inédit de Gudin, sous le nom d'École d'Al

(1) Caron, qui prit à vingt-cinq ans le nom de Beaumarchais, naquit dans une boutique d'horloger située rue Saint-Denis, presque en face de la rue de la Ferronnerie, non loin de cette maison du piller des Halles où l'on a cru longtemps à tort que Molière avait reçu le jour. (M. de Loménie, Beaumarchais, sa vie et son temps, dans la Revue des Deux Mondes, 1er octobre 1852, p. 33.) (2) André-Charles Caron (né le 26 avril 1698), originaire de Lizy-sur-Ourcq, près de Meaux, et appartenant à une famille calviniste, rentra dans le giron de l'Église catholique le 7 mars 1721, et épousa, l'année suivante, Marie-Louise Pichon, dont le père, sur l'acte de mariage, est qualifié bourgeois de Paris. (M. de Loménie, ibid., p. 36.)

(3) M. de Loménie, Revue des Deux Mondes, ibid., p. 38.

NOUV. BIOGR. UNIVERS. - T. V.

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fort (1). Il n'y resta que jusqu'à treize ans. Nous devons au spirituel auteur de la Galerie des Contemporains, à M. de Loménie, la publication d'une lettre inédite, mélangée de prose et de vers, que Beaumarchais écrivit, à cet âge, à ses deux sœurs en Espagne. Voici cette première production, sortie de la plume du vrai Chérubin; elle témoigne d'une rare précocité :

« Dame Guilbert (2) et compagnie,
J'ai reçu la lettre polie

Qui par vous me fut adressée,
Et je me sens l'âme pressée

D'une telle reconnaissance,

Qu'en Espagne tout comme en France
Je vous aime de tout mon cœur,
Et tiens à un très-grand honneur
D'être votre ami, votre frère.
Songez à moi à la prière.

< Votre lettre m'a fait un plaisir infini, et m'a tiré

(1) Alfort paraît être ici le nom du chef de l'institution; car l'École veterinaire d'Alfort ne fut fondée qu'en 1767, c'est-à-dire à une époque où Beaumarchais avait trente-cinq ans.

(2) Mme Guilbert était le nom de la sœur aînée de Reaumarchais. Elle avait épousé l'architecte Guilbert, établi à Madrid, et qui mourut fou. Veuve, sans fortune, elle revint, en 1772, en France avec ses deux enfants. Beaumarchais leur fit à tous trois une pension. Sa seconde sœur, nommée Lisette dans la correspondance de famille, fut la fiancée de Clavigo, l'héroïne de l'épisode romanesque raconté dans les mémoires contre Goezman, et dont Goethe a fait un drame. La troisième sœur, Madeleine-Françoise, fut mariée en 1756 à un horloger célèbre, nommé Lépine. De ce mariage naquit un fils, officier dans la guerre d'Amérique, mort sans postérité, et une fille mariée à un autre horloger, M. Raguet, qui ajouta à son nom celui de son beau-père, et duquel est issu M. Raguet-Lépine, ancien pair de France sous LouisPhilippe. La quatrième et la plus distinguée des sœurs de Beaumarchais s'appelait Julie; elle ne se maria jamais, et consacra sa vie entière aux intérêts de son frère, qu'elle aimait tendrement. La cinquième, Jeanne, trèsbonne musicienne, reçut de son frère, devenu homme de cour, le nom plus aristocratique de Mile de Boisgarnier. Elle épousa, en 1767, M. de Miron, qui devint secrétaire des commandements du prince de Conti, et mourut en 1773,

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d'une mélancolie sombre qui m'obsédait depuis quelque temps, me rendait la vie à charge, et me fait vous dire avec vérité

Que souvent il me prend envie
D'aller au bout de l'univers,
Éloigné des hommes pervers,
Passer le reste de ma vie.

« Mais les nouvelles que j'ai reçues de vous commencent à jeter un peu de clair dans ma misanthropie. En m'égayant l'esprit, le style aisé et amusant de Lisette change mon humeur noire insensiblement en douce langueur; de sorte que, sans perdre l'idée de ma retraite, il me semble qu'un compagnon de sexe différent ne laisserait pas de répandre des charmes dans ma vie privée.

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A ce projet l'esprit se monte,

Le cœur y trouve aussi son compte,
Et, dans ses châteaux en Espagne,
Voudrait avoir gente compagne
Qui joignit à mille agréments
De l'esprit et des traits charmants;
Beau corsage à couleur d'ivoire,
De ces yeux sûrs de leur victoire,
Tels qu'on en voit en toi, Guilbert.
Je lui voudrais cet air ouvert,
Cette taille fine et bien faite

Qu'on remarque dans la Lisette;

Je lui voudrais de plus la fraicheur de Fanchon (1);
Car, comme bien savez, quand on prend du galon...

Cependant la crainte que vous me reprochiez d'avoir le goût trop charnel, et de négliger pour des beautés passagères les agréments solides, j'ajouterai que

Je voudrais qu'avec tant de grâce
Elle eût l'esprit de la Bécasse (2).
Un certain goût pour la paresse,

Qu'on reproche à Tonton (3) sans cesse,
A mon Iris siérait assez

Dans mon réduit, où, jamais occupés,
Nous passerions le jour à ne rien faire,
La nuit à nous aimer. Voilà notre ordinaire.

« Mais quelle folie à moi de vous entretenir de mes rêveries! Je ne sais si c'est à cause qu'elles font fortune chez vous que l'idée m'en est venue, et encore de rêveries qui regardent le sexe, moi qui devrais détester tout ce qui porte cotillon ou cornette, pour tous les maux que l'espèce m'a faits. Mais patience! me voici hors de leurs pattes; le meilleur est de n'y jamais rentrer. »

Cette pièce inédite de Beaumarchais-Chérubin est doublement curieuse en ce que, cinquante ans après, elle fut ainsi commentée en marge par Beaumarchais-Géronte :

« Premier mauvais et littéraire écrit, par un polisson de treize ans sortant du collége, à ses deux sœurs qui venaient de passer en Espagne. Suivant l'usage des colléges, on m'avait plus occupé de vers latins que des règles de la versification française. Il a toujours fallu refaire son éducation en sortant des mains des pédants. Ceci fut copié par ma pauvre sœur Julie, qui avait entre onze et douze ans, dans les papiers de laquelle je le retrouve après plus de cinquante ans (4). »

et

Le jeune collégien, si précoce, interrompit ses études pour apprendre à faire des montres, ou,

(1) La troisième sœur (Françoise) de Beaumarchais. (2) Julie, la quatrième sœur.

(3) Cinquième sœur de Beaumarchais.

(4) M. de Loménie, dans la Revue Des deux Mondes, 1er octobre 1852.

comme il disait plus tard, «< à mesurer le temps. »> Mais un penchant irrésistible pour la musique, joint à des goûts moins innocents, lui fit bientôt négliger sa profession. Son père feignit alors de le chasser du logis, mais sans l'abandonner tout à fait à lui-même. Le jeune Caroh promit d'être plus sage à l'avenir, et, piqué d'honneur, se livra avec ardeur à l'étude de l'horlogerie. A vingt ans il se fit connaître par l'invention d'une nouvelle espèce d'échappement; « première preuve, dit La Harpe, et premier essai de cette sagacité naturelle qui peut s'étendre à tout. » Cette invention fut assez importante pour qu'un horloger alors célèbre, Lepaute, la lui disputât (Mercure, sept. 1753). Le différend fut porté devant l'Académie des sciences, qui décida en faveur du jeune Beaumarchais (1). Ce premier succès lui valut le titre d'horloger du roi, et lui donna ses entrées à la

cour.

« Dès que Beaumarchais parut à Versailles, dit Gudin (papiers inédits), les femmes furent frappées de sa haute stature, de sa taille svelte et bien prise, de la régularité de ses traits, de son teint vif et animé, de son regard assuré, de cet air dominant qui semblait l'élever au-dessus de tout ce qui l'environnait, et enfin de cette ardeur involontaire qui s'allumait en lui à leur aspect. » La femme d'un contrôleur clerc d'office s'éprit du séduisant horloger, et, pour avoir l'occasion de faire plus ample connaissance, elle lui porta une montre à arranger. « Le jeune artiste, continue Gudin, brigua l'honneur de reporter la montre aussitôt qu'il en aurait réparé le désordre. Cet événement, qui semblait commun, disposa de sa vie et lui donna un nouvel être. » Au bout de quelques mois, M. Franquet (c'était le nomn du contrôleur) reconnut que ses infirmités l'empêchaient de remplir convenablement sa charge: il la céda an jeune Caron, moyennant une rente viagère. Ce dernier, renonçant à sa profession, fut investi de la charge de contrôleur clerc d'office par brevet du roi, en date du 9 novembre 1755 (2). Deux mois après son entrée à la cour, il épousa Mme Franquet devenue veuve; et dès 1757 il ajouta au nom de Caron le nom plus

(1) Le rapport, fait au nom de l'Académie par Camus et Montigny, est en date du 4 mars 1754. On y lit « que le sieur Caron doit être regardé comme le véritable auteur du nouvel échappement de montres, et que le sieur Lepaute n'a fait qu'imiter cette invention; que l'échappement de pendule présenté à l'Académie le 4 août. par le sieur Lepaute, est une suite naturelle de l'échappement des montres du sieur Caron, et que, dans l'application aux pendules, cet échappement est inférieur à celui de Graham, mais qu'il est, dans les montres, le plus par. fait qu'on y ait encore adapté, quoiqu'il soit en même temps le plus difficile à exécuter. »>

(2) Les attributions de cette charge sont ainsi définies dans l'Etat de la France pour 1749: « Les contrôleurs clercs d'office font les écrous ordinaires et cahiers extraordinaires de la dépense de la maison du roi. Ils ont 600 livres de gages, dont ils ne touchent que 450, et des livrées en nature, environ 1500 livres. Les contrôleurs sont du corps du bureau dans les repas et festins extraordinaires où le bâton n'est pas porté; ils servent la table du roi l'épée au côté, et mettent eux-mêmes les plats sur la table. »

«<< Sa

aristocratique de Beaumarchais, qu'il devait illustrer (1). Quatre ans plus tard, en 1761, il acheta, moyennant 85,000 francs, la charge « très-noble et très-inutile » de secrétaire du roi, et il acquit alors le droit de dire au juge Goezman, qui lui reprochait sa roture: vez-vous bien que je prouve déjà près de vingt ans de noblesse; que cette noblesse est bien à moi, en bon parchemin scellé du grand sceau de cire jaune; qu'elle n'est pas, comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole, et que personne n'oserait me la disputer, car j'en ai la quittance?

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Moins d'un an après ce mariage, il perdit sa femme, le 29 septembre 1757, après huit jours de maladie. « La coïncidence, fait remarquer M. de Loménie, de la mort d'un vieillard infirme, bientôt suivie de la mort d'une femme de trente ét un ans, atteinte d'une affection déjà ancienne, et mariée à un jeune homme de vingtcinq ans dont elle était fort éprise; cette coïncidence n'avait en elle-même, physiologiquement parlant, rien d'extraordinaire; aussi ne fut-elle d'abord remarquée de personne. Ce ne fut que plus tard, lorsque la destinée de Beaumarchais devint assez brillante pour exciter l'envié, que l'on fit circuler contre lui ces atroces rumeurs d'empoisonnement, si communes au dix-huitième siècle; et lorsque par une fatalité déplorable, après avoir perdu encore sa seconde femme, il se trouva engagé dans une lutte contre des adversaires qui ne respectaient rien, ces calomnies abominables prirent une telle consistance, qu'il eut la douleur d'être obligé de s'en défendre publiquement, d'en appeler au témoignage des quatre médecins qui avaient soigné la première de ses femmes, des cinq médecins qui avaient soigné la secondé, et de prouver que la mort de l'une et de l'autre, loin de l'enrichir, l'avait ruiné. » Ce fut à cette occasion que Voltaire dit ce mot, souvent répété : « Ce Beaumarchais n'est point un empoisonneur : il est trop drôle. » Fort jeune encore, Beaumarchais aimait, comme on l'a vu, la musique de passion; il chantait avec goût, et jouait habilement de la flûte et de la harpe, dont il perfectionna le mécanisme.

Les filles de Louis XV, Mmes Victoire et Adélaïde, tantes de Louis XVI, voulurent l'entendre; elles l'admirent à leurs concerts, et ensuite dans leur société. Le crédit très-marqué dont il jouissait auprès de ces princesses lui attira des haines secrètes. Un grand de la cour le voyant passer en habit de gala dans la galerie de Versailles, et voulant l'humilier, s'approche et lui dit : « Je vous rencontre bien à propos; ma montre est dérangée, faites-moi le plaisir d'y donner un coup d'œil. » Beaumarchais répondit qu'il avait toujours eu la main très-maladroite. On insiste, il prend la montre et la laisse tomber, en s'écriant : « Je vous l'avais bien dit ! »

(1) II emprunta, selon Gudin, ce nom à un « très-netit fief » appartenant à sa femme.

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Beaumarchais songeait alors sérieusement à employer son crédit au profit de sa fortune, et à compléter son éducation. Il y a dans ses papiers de cette époque, dit M. de Loménie, une masse de brouillons écrits de sa main, sur lesquels il jette sans ordre ses propres idées, mêlées à des citations empruntées à une foule d'auteurs sur toutes sortes de sujets; je remarque dans ces citations une certaine prédilection pour les écrivains du seizième siècle, pour Montaigne, et surtout pour Rabelais, dont le style indiscipliné, abondant, hardi, fécond en épithètes, déteint parfois, en effet, sur la prose du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, et s'y combine de temps en temps avec des formes un peu maniérées qui rappellent Marivaux.... Les premiers essais poétiques de Beaumarchais n'annoncent pas un talent bien original. Sa vocation pour la poésie et les lettres ne paraît pas encore très-prononcée. La nécessité de se pousser, de faire son chemin, d'avoir un carrosse et des revenus, lui semble plus urgente que celle de cultiver les Muses. Sous ce rapport, il pense comme son patron Voltaire, qui dit quelque part : « J'avais vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés, que j'en avais conclu dès longtemps « que je ne devais pas en augmenter le nombre. « Il faut être dans ce monde enclume ou marteau : j'étais né enclume. » On sait comment Voltaire devint marteau : un riche fournisseur, PârisDuverney, lui procura un intérêt considérable dans les vivres de l'armée pendant la guerre de 1741. Les produits de cette première opération, placés dans le commerce et bien dirigés, finirent par donner au patriarche de Ferney cent trente mille livres de rente. Il était écrit que le même homme qui avait enrichi Voltaire commencerait la fortune de Beaumarchais. » -Avis aux financiers qui désirent que leur nom passe à la postérité.

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Duverney avait construit, avec le concours de madame de Pompadour, l'École militaire du Champ-de-Mars; il sollicitait en vain depuis plusieurs années une visite officielle du roi, qui devait être comme une sorte de consécration de cet établissement. Froidement reçu par la reine et le Dauphin, il eut l'idée de s'adresser au jeune harpiste qu'il voyait si en faveur auprès de Mmes de France. Cette fois il réussit. Beaumarchais détermina les princesses, dont il dirigeait les concerts, à visiter l'édifice du Champ-de-Mars; et quelques jours après, Louis XV, stimulé par ses filles, vint à son tour combler les vœux de Duverney. Le vieux financier reconnaissant fit la fortune de son jeune ami, en l'engageant dans des spéculations heureuses, dont il avait avancé les fonds. Quelque temps après, Beaumarchais acheta la charge de «< lieutenant général des chasses aux bailliage et capitainerie de la varenne du Louvre. » C'était la vice-présidence du tribunal de chasses, siégeant au Louvre, et qui avait pour président le duc de la Vallière, capitaine géné

ral. Il venait chaque semaine s'asseoir en robe longue sur les fleurs de lis, et juger gravement, disait-il, non les pâles humains, mais les pâles lapins.

En 1764, on trouve Beaumarchais à Madrid, poursuivant des spéculations industrielles, et occupé à venger sa sœur cadette en faisant, par son influence, destituer et chasser de la cour Clavigo, qui avait faussé sa promesse de mariage. Il quitta l'Espagne après un an de séjour; et s'il avait échoué dans ses plans de finances, il portait dans sa tête Figaro, Almaviva, Bartholo, Basile, Rosine, ces types qui devaient le rendre riche de gloire. En avril 1768, il épousa la veuve d'un garde général des Menus-Plaisirs, madame Levêque, née Geneviève-Madeleine Watebled, qui lui apporta une brillante fortune; et, pour se consoler de la chute de son drame (les Deux Amis), il se fit marchand de bois, en exploitant avec son associé Duverney une grande partie de la forêt de Chinon, qu'il avait achetée. Après environ deux ans de mariage, Beaumarchais perdit 'en 1770 sa seconde femme, des suites de couche; et les calomniateurs ajoutaient ce second veuvage aux rumeurs répandues sur le premier.

Les longs procès que lui suscitèrent des haines implacables, imprimèrent à la vie de Beaumarchais une direction nouvelle. Dans ces luttes acharnées il fut forcé de déployer toutes les ressources de son esprit; et ayant contre lui la robe et l'épée, il s'adressa (chose jusqu'alors inouïe) à un juge invisible, quoique toujours présent, l'opinion publique.

Pour prévenir toute matière à procès, Beaumarchais avait, par un acte fait double sous seing privé, liquidé ses comptes avec le vieux Duverney. Dans cet acte, « Beaumarchais fait remise à Duverney de 160,000 francs de ses billets au porteur, et consent à la résiliation de leur société pour la forêt de Chinon. De son côté, Duverney déclare Beaumarchais quitte de toutes dettes envers lui, reconnaît lui devoir la somme de 15,000 francs payable à volonté, et s'oblige à lui prêter pendant huit ans, sans intérêts, une somme de 75,000 francs. Ces deux clauses n'étaient point encore remplies, lorsque Duverney mourut le 17 juillet 1770 (1), à quatre-❘ vingt-sept ans, laissant une fortune d'environ 1,500,000 francs (2). » N'ayant pas d'héritier direct, il avait choisi pour légataire universel un de ses petits-neveux, un certain comte de la Blache, maréchal de camp, qui depuis longtemps disait de Beaumarchais : « Je hais cet homme comme un amant aime sa inaîtresse. >> Cet héritier non-seulement déclare faux l'acte dont Beaumarchais demandait l'exécution, mais il tira de cette prétendue fausseté de l'arrêté de

(1) Cet épisode, revêtu des formes les plus dramatiques, se trouve dans le 4e mémoire contre Goezman.

(2) M. de Loménie, 4e article sur Beaumarchais, dans la Revue des Deux Mondes, 15 mai 1852, p. 672.

compte une créance de 139 livres. Beaumarchais gagna le procès, qui dura plus de sept ans, par un arrêt définitif du parlement de Provence en date du 21 juillet 1778; mais avant cette issue il passa par des péripéties qui piquèrent vivement la curiosité du public. Ainsi, au moment où il allait l'emporter, le duc de Chaulnes, homme violent, et jaloux d'une jolie artiste, Mlle Ménard, lui chercha querelle : « Il voulait, disait-il, tuer Beaumarchais, et lui arracher le cœur avec les dents. » Il faut lire dans l'article de M. de Loménie (Revue des Deux Mondes, 15 novembre 185 1852, p. 685-694) ces scènes dégoûtantes, où un grand seigneur se conduisait en porte-faix, et qui furent suivies d'une procédure indigne et révoltante. Beaumarchais, au moment où il devait gagner son procès avec le comte de la Blache, fut enfermé, par une lettre de cachet, au Forl'Évêque, et n'en sortit qu'au bout de deux mois et demi d'une détention sans cause, après avoir écrit au hautain duc de la Vallière une lettre suppliante. Goezman, conseiller au parlement si décrié établi par le chancelier Maupeou, avait été chargé du rapport de l'affaire. Beaumarchais, pour obtenir des audiences du rapporteur, se décida, sur l'avis du libraire Lejay, à faire à Me Goezman un présent de cent quinze louis, dont quinze devaient être destinés au secrétaire du conseiller, et une montre enrichie de diamants. Mme Goezman accepta le présent, et promit de tout restituer, dans le cas où Beaumarchais perdrait son procès. Ce cas arriva. « La dame renvoya fidèlement les cent louis et la montre; mais Beaumarchais s'étant informé auprès du secrétaire, qui dans le cours du procès il avait déjà donné dix louis, s'il avait reçu en plus de Mme Goezman quinze louis, apprit que cette dame n'avait rien donné au secrétaire, et que les quinze louis étaient restés dans sa poche. Irrité déjà de la perte d'un procès aussi important pour sa fortune et son honneur, il trouva mauvais que Mme Goezman se permit cette spéculation détournée, et il se décida à lui écrire pour lui réclamer les quinze louis. Cette démarche était grave; car si cette dame, refusant la restitution, niait l'argent reçu, si Beaumarchais insistait, si la chose faisait du bruit, il pouvait en surgir un procès dangereux. Ses amis cherchèrent à l'en détourner; mais la démarche, offrant des périls, offrait aussi des avantages. Persuadé, à tort ou à raison, qu'il n'avait perdu son procès que parce que son adversaire avait donné plus d'argent que lui au juge Goezman, Beaumarchais, en affrontant les dangers d'une lutte personnelle avec ce magistrat, pouvait espérer de le convaincre de vénalité, et faciliter d'autant la cassation du jugement rendu sur son rapport. L'éventualité qu'il avait prévue arriva. Mme Goezman, obligée d'avouer le détournement des quinze louis en les restituant, ou de nier qu'elle les eût reçus, prit ce dernier parti : elle déclara qu'on lui avait

en effet offert, de la part de Beaumarchais, des présents, dans l'intention de gagner le suffrage de son mari, mais qu'elle les avait rejetés avec indignation. Le mari intervint, et dénonça Beaumarchais au parlement comme coupable d'avoir calomnié la femme d'un juge, après avoir vainement tenté de la corrompre (1). »

Le procès Goezman montra Beaumarchais sous un point tout nouveau en France, c'est-àdire comme un orateur qui n'appartenait ni au barreau ni à la chaire, les deux seuls genres d'éloquence que l'on connût alors. Il faut lire ses mémoires pour voir ce que Beaumarchais a dépensé d'esprit, de saillie, de verve, d'imagination, d'ironie surtout à propos de quinze louis (2). Déjà il ouvrait une large voie aux orateurs qui devaient plus tard renverser la vieille France, qui avait l'air si bien portante encore, et qui était ruinée de toutes parts. Ce fut là une grande découverte que fit cet homme le jour où, pour entrer dans l'opinion publique qui commençait à être la reine de cette époque, Beaumarchais trouva son véritable titre dans cette société qui ne savait pas encore pourquoi elle s'intéressait à Beaumarchais. « Je suis un citoyen, s'écrie-t-il, je suis un citoyen, c'est-à-dire je ne suis ni un courtisan, ni un abbé, ni un gentilhomme, ni un financier, ni un favori, ni rien de ce qu'on appelle puissance aujourd'hui. Je suis un citoyen, c'està-dire quelque chose de tout nouveau, quelque chose d'inconnu, d'inouï en France. Je suis un citoyen, c'est-à-dire ce que vous devriez être depuis deux cents ans, ce que vous serez dans vingt ans peut-être! » A ce nom, si nouveau en 1774, la société resta attentive et muette. On comprend que Beaumarchais jouait un jeu qui n'avait encore été joué par personne. La France de ce temps-là se rappelle bien qu'elle a vu des princes du sang élever l'étendard de la révolte, des parlements s'opposer à la justice des rois, des jésuites mettre l'État à feu et à sang pour des bulles; mais ce que n'a jamais vu la France, c'est un homme tout seul, un simple accusé de la foule, un pauvre diable sans aïeux, sans entourage, sans protection, relever la tête tout à coup, se grandir à la hauteur du parlement, lui parler face à face et tout haut, et d'égal à égal. Non, la France n'avait jamais vu un spectacle pareil; et comme c'est un noble pays qui respecte tous les courages, la France applaudit au courage de ce ver de terre qui ne voulait pas être écrasé par le conseiller Goezman. Elle reconnut ce titre de citoyen que se donnait Beaumarchais, plus fier en ceci que Figaro, qui se disait fils d'un prince, et enfant perdu. De ce jour donc, Beaumarchais fut un gentilhomme : tout comme ce Montmorency qu'on appelait le

(1) M. de Loménie, se article sur Beaumarchais, dans la Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1853, p. 150.

(2) C'est ce qui faisait alors dire aux Parisiens: Louis XV a detruit le parlement ancien; quinze louis détruiront le nouveau.

premier baron chrétien, Beaumarchais fut le premier citoyen français; et quand le parlement Maupeou, tremblant devant cette nouvelle puissance dont il n'avait aucune idée, eut rendu cet arrêt qui donnait tort à tout le monde, le public cassa l'arrêt du parlement. Tout Paris se fit écrire chez le citoyen Beaumarchais. Le prince de Conti l'invita à dîner; M. de Sartine lui-même, tout lieutenant de police qu'il était, se conduisit en homme d'esprit, et félicita le hardi plaideur. Et voilà comment le public saisit cette admirable occasion de flétrir le parlement Maupeou, qui avait remplacé les vieux parlements si respectés. Ce fut là une immense gloire pour Beaumarchais, une gloire qui a survécu aux passions de l'époque. On lira toujours avec admiration ces mémoires si remplis de faits et d'idées, à l'aide desquels la philosophie du dix-huitième siècle pénétra enfin dans la magistrature, qui était restée inattaquable jusqu'alors.

Après ce procès si plein d'incidents, Beaumarchais en eut deux autres qui ne peuvent pas soutenir de comparaison avec le premier. Le second de ces procès est le procès Bergasse. C'était en 1781. Déjà à cette époque la France était moins frivole; elle commençait à ne plus rire que du bout des lèvres. On prêtait l'oreille avec inquiétude aux grands bruits qui allaient venir. Beaumarchais, accusé d'avoir aidé à la séduction de Mme Kornmann, n'était guère digne d'intérêt pour une époque qui avait déjà mis en pièces le manteau sous lequel elle cachait ses bonnes fortunes, et qui n'estimait plus guère que les grandes passions, le dernier excès raisonnable et innocent auquel pouvait se livrer la France, en attendant les horribles et sanglants excès qui la menaçaient. Cette fois, Beaumarchais n'eut pas pour lui l'opinion, qui lui avait donné tant d'éloquence à son premier procès : son rire parut déplacé, sa colère parut feinte, sa verve s'émoussa contre la parole abondante et chaleureuse de son adversaire Bergasse; puis l'éloquence de Beaumarchais, cette éloquence de la place publique, n'était plus une nouveauté; cette publicité donnée aux procès était devenue commune; enfin ce titre de citoyen français était à présent un titre vulgaire. Beaumarchais gagna son procès devant la cour, et le perdit devant l'opinion.

Son dernier procès, à proprement dire, n'est qu'une affaire comme toutes les affaires d'argent. Il s'agissait de quinze mille fusils achetés en Hollande pour le compte de la république, retenus en Hollande faute de payement, et que Beaumarchais, disait-on, voulait vendre aux ennemis de la république. Cette fois ce n'est plus l'ennemi de Maupeou, de Goezman ou de Bergasse, ce n'est plus l'écrivain satirique, infatigable, disant tout parce qu'il n'a peur de rien; c'est un plaideur modeste, réservé, respectueux devant son juge. Beaumarchais, par son activité prodigieuse, sut se multiplier à l'infini. Les États

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