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moment de récolter le foin; on le coupe très court pour profiter du soleil. Le râteau à la main, les femmes et les jeunes filles rassemblent le foin en petites meules que les hommes enroulent avec une corde, et d'un tour de main ils les chargent sur l'épaule, puis ils transportent le fardeau odorant dans le grenier du chalet. Il faut les voir grimper d'un pied ferme et leste l'échelle dressée contre la lucarne! Ils y lancent la charge de foin, l'énorme monceau porté sur leur tête, et redescendent aussitôt en chercher un autre. Sur des rochers à pic, les faucheurs récoltent au péril de leur vie le peu d'herbe qui croît sur les pentes verticales. Les travaux des champs se font tous à la bêche: ni charrue, ni attelage; ce sont de petits jardins, de petits champs, mais point de terres.

Parfois nous faisons une halte près du vieux pont. Assis sur le bois de flottage, nous laissons couler les heures, comme les flots de l'Aar. Un paysan se tient immobile au bord de la rivière. Est-ce un pêcheur, la ligne à la main? Non, le poisson qu'il guette avec tant de persistance, c'est du bois de flottage que l'Aar charrie, et qu'il accroche avec une longue perche. Le vieux pont fait mine de s'écrouler sous les pas du passant; les arches, surchargées de lierre, le soutiennent à peine. Sur le parapet, des enfans insoucians se balancent, les pieds dans le vide; d'autres jouent, courent avec leur chèvres au bord du précipice; des moineaux alignés sur le fil électrique babillent au-dessus de la rivière; plus loin, de petits garçons traînent des brouettes d'herbe verte, d'autres ramènent les troupeaux à l'étable. Clochettes, bêlemens, cris joyeux, toutes ces voix se répondent à travers la prairie. Sur le seuil des portes, vieillards et bonnes femmes écossent les fèves et les pois; dans les vergers, les jeunes filles secouent les pommiers, et font tomber une grêle de fruits vermeils, à la grande joie des marmots, qui se pressent autour de l'arbre, et remplissent hottes et paniers des plus belles pommes. Voilà l'idylle qui se joue devant nous.

Et quelle décoration au fond du théâtre! Prairies, pâturages, champs fertiles sur les pentes du Hasli, toujours fraîches au milieu de la canicule. Des sommets neigeux du Wetterhorn, les yeux se reposent sur les ruisseaux qui fuient à l'ombre des ponts rustiques, sur les sapins qui encadrent de leur frange noire les clairières où la cabane apparaît comme un jouet d'enfant.

Le caractère original de Meyringen est dû à d'innombrables cascades, au bruit perpétuel d'intarissables chutes d'eau. Notre moulin en est tout branlant. Ces torrens qui se précipitent d'un volume toujours égal apparaissent de loin comme des écharpes blanches, des rubans tendus, immobiles au flanc de la montagne. En les regardant fixement, on les voit s'animer.

Ce matin, des nuages violets flottent à la cime des monts. Le Wetterhorn se détache blanc et pur sur un ciel splendide. Nous allons visiter l'Alpbach. Après une première chute, elle retombe en vapeur sur une ter

rasse unie, puis, se précipitant à travers une étroite fente de rochers qui la réduit à la largeur d'un ruban, elle se déploie en gracieux éventail. Un bassin creusé au pied du rocher reçoit le torrent, qui s'en échappe bouillonnant, écumant, et court alimenter les scieries.

D'où vient l'inégalité des destinées entre ces cascades? demandionsnous. A celle-ci le travail mercenaire, pendant que l'aristocratique Reichenbach, oisif, infatué, solennellement se mire dans la glace de ses eaux. On lui a bâti tout exprès un hôtel somptueux, plus haut un pavillon de plaisance. Pour l'admirer de près on paie une taxe, un joueur de cor lui fait de la musique. Ses sœurs, jour et nuit assujetties à un dur labeur, vont moudre la farine, scier les planches. Où est la vraie égalité? Pas même entre cascades.

Quand le soleil s'abaisse, nous explorons notre domaine. A un quart d'heure du nouveau pont de l'Aar, en face du Reichenbach, le pays prend un caractère plus sauvage; les rochers surplombent le chemin, interceptent la vue, aiguillonnent la curiosité. On veut tourner au plus vite le feuillet, comme dans une lecture qui vous passionne, voir ce qui vient après, comment cela finit. La vallée se resserre. Un petit bois de sapins apparaît à gauche; sur la hauteur, le Kirchet s'avance comme un îlot entre la vallée de Meyringen et celle d'Oberhasli, ou plutôt comme un mur mitoyen qui sépare deux contrées d'une nature toute différente.

Dans ces merveilleux paysages suisses, une chose me frappe : un grand paysage en contient souvent un autre plus petit d'un genre tout opposé. Tel est ce ravin enchâssé comme un médaillon dans le grand tableau que nous avons sous les yeux. De la place où nous voilà, nous apercevons encore l'entrée des deux vallées, le Reichenbach de profil, les glaciers qui dominent Imgrund, puis au milieu de ce cadre imposant un petit paysage en miniature. Notre ravin vert émeraude est tout émaillé de fleurs; ses contours fins dessinent des golfes, des promontoires. Le Kirchet, avec son bois de sapins et ses rocailles, figure une décoration artificielle de jardin, tant les proportions en semblent petites, comparées aux masses environnantes qui l'écrasent. Pour arrière-plan à notre miniature, un éboulement de sable, une ceinture de roches grises, affectent l'austérité et la désolation d'une multitude de Saints-Gothards nains.

On venait de faucher la prairie; sur ce tapis de verdure, trois chalets mignons brillaient aux derniers rayons du soleil; chacun a son jardinet où fleurit la balsamine rouge et blanche, le grand tournesol, et où s'enroulent sur leurs thyrses les pois de senteur. A la façade des chalets achèvent de mûrir des gerbes suspendues, l'échelle est dressée contre le grenier ouvert; derrière l'habitation sont les instrumens aratoires, petits traîneaux, bois de construction, barils, poutres, pieux qui serviront à båtir un autre chalet et à réparer l'ancien. Sur le toit, de grosses pierres semées à intervalles égaux le défendent contre les coups de vent furieux

qui enlèveraient aisément la pauvre cabane et le pâtre. Ces hommes simples qui vivent près de la nature l'accommodent ingénieusement à leurs besoins et en tirent parti. Habitans des montagnes et des forêts, leurs demeures ne sont, à vrai dire, que des arbres creusés, fortifiés par des blocs de pierre.

Nous nous enfonçons dans le bois de sapins, heureux de respirer l'odeur résineuse. Un arbre immense, à demi consumé, entamé par le bûcheron, gisait au milieu de la clairière. On grimpe sur le géant abattu, on s'y installe comme dans un navire échoué. Servira-t-il un jour de radeau de sauvetage à de pauvres naufragés? Ses grandes branches aux parfums aromatiques se croisent, s'enlacent au-dessus de nous; à travers les mélèzes noirs, on apercevait les sommets bleus lointains, à nos pieds un sol tapissé de mousse soyeuse et de bruyère. Quelle solitude! les troupeaux sont aux pâturages, les hommes à l'église, à la prière. Sur nos têtes, des villages, et on ne s'en aperçoit pas. Il y a divers étages de populations superposées, elles semblent appartenir à des mondes différens. Combien d'heures restâmes-nous sous notre berceau d'épaisse ramée? Un paysan vint à passer. - Où conduit ce sentier?- A Meyringen. Charmés d'éviter la grand'route, nous enfilons le sentier, qui débute comme une voie romaine pavée de dalles de marbre. Il grimpe, descend, tourne à travers bois, côtoyant des précipices de verdure: la cime des grands arbres touchait à nos pieds. La nuit arrive, l'étroit sentier décrit de hardis zigzags sur une pente nue, presque à pic, roche très glissante, impraticable sans les marches taillées dans le vif. Nous descendîmes ainsi pendant une demi-heure avec précaution. A gauche, le précipice effrayant dans le crépuscule, au-dessus de nous des blocs menaçans. A nos pieds se creusait la vallée déjà noyée d'ombre; on voyait encore scintiller l'Aar, enfin le sentier aboutit au vieux pont. Quelques paysannes achevaient de ramasser les foins et nous permirent de fouler le gazon parfumé fraîchement tondu. Nous regagnâmes ainsi plus vite la maison, mais volontiers on se serait attardé pour contempler encore cette majesté du soir, les ombres profondes à mi-côte de l'Engelhorn, et sur ces ombres massives le glacier dressé vers le ciel et comme étranger à la terre!

Nos trois cascades enflent leurs voix, les femmes rentrent aussi des prés le râteau sur l'épaule, les enfans ramènent les chèvres, le grillon élève la voix. Paix dans l'immensité! l'éternelle paix des neiges, des glaciers, descend sur la terre; qu'elle arrive aussi jusqu'à nous!

H. QUINET.

L. BULOZ.

JEAN DE CHAZOL

TROISIÈME PARTIE (1).

XI.

Tu as reçu, cher ami, les incroyables nouvelles que le dernier paquebot te portait de moi et le récit de ces incidens qui se sont succédé, pareils à des coups de foudre dans un ciel d'orage. Saisi, emporté par le conflit de passions qui d'un jour à l'autre s'emparaient de ma volonté, je croyais assister à quelque roman bizarre dont j'allais guider les péripéties. Ce roman semble devenir l'histoire de ma vie.

Deux jours après les émouvantes scènes que je t'ai racontées, il ne restait plus de la Mariasse qu'une croix noire au cimetière du village, et Viergie était définitivement installée au château, au grand émoi de tous les gens. Rien ne pouvait plus changer la résolution de Mine de Sénozan, quels que fussent ses doutes ou les combats de sa tendresse.

Tous ces événemens étaient si étranges que nous avions peine à y croire. Pendant deux ou trois jours, Viergie, accablée de tant de secousses, put à peine quitter sa chambre. Lorsque un matin, comme j'arrivais au déjeuner, je la vis assise avec Geneviève à côté de Mine de Sénozan, j'eus besoin d'un effort de pensée pour comprendre que je n'étais point le jouet de quelque rêve. Intimidée par le luxe de cette existence où tout était nouveau pour elle et

(1) Voyez la Revue du 15 juin et du 1er juillet.

TOME LXXVI. — 15 JUILLET 1868.

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par ces mille nuances de l'étiquette mondaine, Viergie gardait dans son maintien un peu raide une sorte de gaucherie farouche qui n'était pourtant point sans grâce. Silencieuse, ses grands yeux noirs baissés, elle écoutait les quelques propos indifférens que nous échangions pour voiler en présence des gens l'émotion qui nous agitait. Quand Mme de Sénozan ou Geneviève lui parlait, elle répondait rougissante, et comme embarrassée de ces témoignages d'affection délicate qu'elle entendait pour la première fois. Après le déjeuner, Geneviève et son frère allèrent comme de coutume porter du pain à des gazelles renfermées dans un petit enclos du parc. Geneviève prit la main de Viergie, et l'emmena. Heureux d'échapper à la contrainte, je les suivis, et nous nous trouvâmes bientôt sous les ombrages. Depuis cette nuit où j'avais vu Viergie chez moi, nous avions à peine eu l'occasion d'échanger quelques mots; à un moment, tandis que l'enfant entraînait Geneviève en avant, nous restâmes seuls tous deux. Troublé, je marchai pendant un instant, ne sachant quel ton prendre avec elle.

Vous commencez enfin une vie heureuse, Viergie, dis-je avec un effort.

Oui, répondit-elle; seulement ce bonheur est si brusque que j'ai besoin de quelque temps pour oublier le passé.

Mais Mine de Sénozan et Geneviève ne vous ont-elles pas accueillie avec une tendresse qui vous rassure?... Que pouvez-vous craindre de l'avenir?

Rien, c'est vrai! dit-elle. Ma mère et ma sœur sont excellentes

pour moi.

En entendant dans sa bouche ces mots qui semblaient une affirmation de ses droits, j'éprouvai je ne sais quel froissement, et malgré moi je tournai vers elle un regard surpris. Elle me devina sans doute.

Oh! rassurez-vous, dit-elle; si je vous parle ainsi, c'est que je vous sais informé de notre secret. Qu'importe le nom que je leur donne, si elles peuvent m'aimer et si je peux les aimer aussi? Je n'ignore pas que je ne dois être ici qu'une étrangère recueillie par charité. Si vous me voyez triste, c'est qu'il faut que je m'accoutume à mes nouvelles affections. J'ai encore dans les yeux les larmes que me coûte mon autre mère.

Nous étions arrivés à l'enclos et nous rejoignions Geneviève.

Ce jour-là, je devais partir pour aller passer une semaine chez d'Amblay; je m'étais engagé, et les incidens survenus si brutalement avaient seuls retardé mon départ. Ma présence n'était plus nécessaire à la marquise, et je sentais, au désordre de sentimens et de pensées où m'avait jeté Viergie, que j'avais besoin de me re

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