Elle eut encore un moment d'hésitation. Eh bien! oui, répondit-elle, c'est lui; mais je l'aurais fait aussi de moi-même,... et j'ai parlé autrement qu'il ne m'a dit. - Pourquoi? -Parce qu'il m'a dit des choses... que je n'ai pas bien comprises, mais qu'il me semble mal de répéter. A cette singulière réponse, je voulus décidément m'éclairer sur cette fille étrange. - Qu'est-ce qui peut vous sembler mal dans ce qu'il vous a dit, lui demandai-je, si vous n'avez pas compris? - Je me défie de lui! répondit-elle vivement, et puis, ajoutat-elle à voix basse, j'ai lu assez de livres pour deviner ce qui peut n'être pas bien. Au trouble qui accompagna sa réponse d'une audace si ingénue, je me sentis pris de pitié; mais je ne sais quelle défiance me poussait à vouloir pénétrer ce singulier mélange d'innocence et de hardiesse. -Alors, repris-je, si vous devinez que votre présence chez moi n'est pas convenable, pourquoi me demandez-vous d'y venir?... En entendant ces mots, elle fit un geste de découragement et me jeta un regard presque éperdu. Je vis des larmes dans ses yeux. Vous aussi, vous me tourmentez! dit-elle d'un ton de reproche. Eh bien! reprit-elle avec une véhémence amère, je m'adressais à vous parce que j'en ai assez d'être battue, parce que j'aime mieux tout supporter que de m'en aller avec lui! Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? Je n'ai personne pour me défendre. J'avais pensé à vous parce que... parce que j'ai cru que vous étiez bon, parce que j'ai peur enfin!.. Vous ne pouvez pas me protéger, tant pis! Il m'emmènera, voilà tout! - Non, non! m'écriai-je en l'arrêtant par la main comme elle allait partir. Comptez sur moi, Viergie, je ne vous laisserai pas dans ce malheur. A cette parole, elle me regarda avec une expression de doute et comme si elle croyait avoir mal entendu. Alors je vais lui dire que vous me prendrez à votre château. Non, non! je vous trouverai une demeure chez des gens qui auront soin de vous, et qui vous protégeront comme vous devez être protégée. - Mais voudra-t-il, obtiendrez-vous cela de lui?... - Ne vous inquiétez pas, ajoutai-je. J'ai des argumens solides pour le décider. Du reste avec des gens de son espèce il y a toujours un moyen efficace. On les paie, et tout est dit. Ne pleurez donc plus; je suis là pour vous défendre. Merci, dit-elle, et son gracieux visage s'éclaircit tout à coup. - Et si vous avez besoin de moi, envoyez-moi vite un mot par quelqu'un. Mais que faut-il lui dire? Il va m'interroger. Dites-lui que je le verrai dans quelques jours, cela suffira. D'ici-là je m'occuperai de vous. Après le départ de la Viergie, je restai un moment tout étourdi, tout désorienté du conflit de sentimens où j'avais été entraîné et de l'engagement insensé que je venais de prendre. Je n'en étais certes plus à douter de l'empire que cette bizarre beauté pouvait exercer sur mes sens; cependant je m'étais senti jusqu'alors trop bien maître du dénoûment qu'il me plairait de choisir pour me préoccuper d'une telle aventure. Ce fut donc avec une sorte de stupeur que je réfléchis à la situation que je venais de me créer d'un mot, et qui n'était autre que ce rôle de protecteur, ami des arts ou de l'innocence, dont Marulas s'était proposé de m'affubler. De plus, il y avait cette aggravation que désormais la détresse de cette fille me forçait en conscience à la respecter. Étais-je dupe d'un tour d'adresse de cet habile coquin dont Viergie se faisait naïvement complice? Étais-je le défenseur d'une véritable infortune? Quoi qu'il en soit, je me trouvais stupide d'avoir cédé à un si prompt mouvement de pitié, en assumant sur moi la responsabilité de l'avenir de cette héroïne champêtre. Cependant, je dois le dire à ma louange, ces naturelles défiances formulées, je pris bravement mon parti. Après tout, ce n'était là qu'une charge imprévue à mon budget de charité; bonne œuvre ou duperie, j'avais trop souvent plus mal employé mes libéralités avec des créatures qui ne valaient pas la Viergie pour regretter en passant cette petite débauche de vertu. Les Savenay partis, non sans m'avoir pendant deux jours rebattu les oreilles de « ma jolie vassale, » de mes exploits de galant seigneur et autres facéties du même goût, il me fallut songer à remplir ma promesse envers cette enfant. J'allai donc trouver Langlade, décidément mon conseil en tout. Je lui racontai cette affaire, et le priai de me trouver quelque famille d'honnêtes gens chez qui la fille de la Mariasse pourrait trouver un asile sûr. Il me regarda étonné. Si vous désirez que ce soit aux environs, monsieur le comte, ce ne sera pas facile à cause de Marulas. Il est trop bien connu dans le pays. Au contraire, repris-je vivement en devinant sa pensée; je tiens à ce que la Viergie s'éloigne assez pour qu'on ne sache rien d'elle ni des siens dans l'endroit qu'elle habitera. En ce cas, dit-il, c'est une autre affaire; mais avez-vous bien calculé jusqu'où peut vous entraîner votre générosité? Ou je me trompe beaucoup, ou il doit y avoir du Marulas là-dessous. C'est un drôle rusé, assez fort pour tenir tous les fils d'une intrigue et pour vous y enlacer, tout en ayant l'air de subir la violence. Soyez certain qu'il se propose de vous exploiter. -Oh! je m'en doute, mais il trouvera à qui parler. En somme, il s'agit de quelques milliers de francs pour payer la pension de la Viergie. Si elle se montre digne d'intérêt, j'y ajouterai une dot qui lui permettra d'épouser quelque brave garçon. Je suis assez riche pour me passer ce luxe. Si au contraire tout cela tourne mal, je rends la fille à son digne père et la renvoie à ses chèvres. Après avoir discuté quelque temps, il fut convenu que Langlade allait s'occuper immédiatement de cette affaire. Il avait aux environs de Marseille un ami, le capitaine Payrac, vieux marin qui vivait avec sa femme et n'avait pour toute fortune que sa pension de retraite jointe à une rente de deux mille francs. Ils n'avaient point d'enfans, et la pension de ma protégée pouvait leur apporter un surcroît d'aisance. Le capitaine Payrac, esprit érudit et distingué, était en outre homme à intimider suffisamment le Marulas. Il fut donc décidé que Langlade allait lui écrire aussitôt. Comme je revenais à Chazol, je résolus de faire une visite à la Mornière, que j'avais un peu négligée depuis quelques jours. Assez étonné d'avoir tant d'affaires imprévues, je me mis à songer à ce hasard qui faisait de moi une sorte de chevalier errant, et me contraignait, en dépit de mes volontés, à devenir l'appui des enfans de M. de Sénozan, y compris même ses bâtards. Ma tante m'accueillit comme toujours avec cette réserve mêlée d'effusion discrète qui semblait devenir le ton définitif de nos relations. Geneviève était allée courir les bois avec son frère. Je ne la vis pas ce jour-là. Tu sais de reste, ami, que je ne suis point d'un caractère à me préoccuper outre mesure des événemens, même de ceux qui barrent ma route. C'est peut-être orgueil chez moi; mais j'admets si peu que cet épouvantail des faibles qu'on appelle le sort puisse être supérieur à ma volonté que je ne daigne m'émouvoir qu'au moment réel du danger. Resté seul à Chazol, je repris ma vie solitaire. Quelques travaux interrompus qui nécessitaient des études sérieuses me. confinèrent dans ma bibliothèque, où je veillais assez tard la nuit. Le jour, un peu de chasse et quelques excursions dans les châteaux voisins prenaient mon temps. Presque chaque matin, quand je sortais par les bois, je rencontrais sur ma route la Viergie, plus que jamais parée de ses nouveaux atours. Après ma conférence avec Langlade, je lui avais appris nos projets en lui recommandant de garder le secret avec Marulas jusqu'à la réponse du capitaine Payrac. Elle m'avait manifesté sa reconnaissance comme à un sauveur, et je dois avouer que je ne trouvais pas sans mérite le désintéressement vertueux auquel je m'étais en quelque sorte condamné. Cependant, après deux ou trois entrevues, que je n'abrégeais pas sans regret, je crus remarquer un refroidissement sensible dans la joie de ma protégée. J'attribuai ce changement au chagrin de quitter sa mère et Séverol. C'était là un sentiment trop naturel pour que j'en conçusse la moindre défiance. Les choses allèrent donc ainsi jusqu'au jour où arriva la réponse du capitaine Payrac. II acceptait l'offre de Langlade par une lettre où, sans dissimuler les avantages qu'allait lui procurer une pareille aubaine, il témoignait l'intérêt d'un homme de cœur pour une infortune digne de pitié. Dès que je l'eus reçue, je sortis pour chercher Viergie, avec qui mes rencontres avaient pris insensiblement une tournure de rendezvous. J'arrivai aux roches, et je l'aperçus de loin, assise près d'un buisson sauvage. Elle lisait attentivement. Je m'approchai, soupçonnant qu'elle faisait mine de ne pas me voir, et, me penchant sur son épaule, je regardai le titre de son livre, bouquin crasseux comme un vieil almanach. Je demeurai tout surpris en voyant que c'était la Fille aux yeux d'or de Balzac. Ah! vous m'avez fait peur, s'écria -t-elle en riant. - Oui. Oh! maintenant qu'on ne me fait plus travailler, j'étudie beaucoup, et j'aime bien mieux cela! Qui vous a donné cet ouvrage? lui demandai-je attristé. - C'est mon père, répondit-elle avec assurance. Pourquoi prenez-vous cet air méchant? Est-ce que cela vous déplaît que je m'instruise? Parce que cette lecture me paraît mal choisie pour vous. Oh! c'est si amusant cette histoire... et tout ce monde de Paris!... Est-ce que vous le comprenez, ce roman? Dame ! il me semble que oui, répliqua-t-elle avec un clair regard d'innocente, dont l'audace même démentait ses paroles. Je ne voulus point insister, de peur de lui signaler le danger. Depuis que je la voyais, chaque jour j'avais pu me convaincre que cette hardiesse qui m'avait choqué tout d'abord n'était que l'assurance d'une imagination naïve. La réprobation qui frappait les siens dans le pays et faisait presque l'isolement autour d'elle, l'espèce d'éducation qui la séparait de tous, suffisaient du reste à expliquer des ignorances qui pour toute autre eussent été singulières chez une fille des champs. Je rompis donc brusquement sur ce sujet en lui parlant de la lettre du capitaine Payrac. Comment! vous voulez me faire partir? s'écria-t-elle effrayée. Mais ne l'avez-vous pas demandé, et n'est-ce point convenu? répliquai-je, surpris de ce langage. Elle ne répondit pas, et resta toute décontenancée. Un peu troublé moi-même, je lui représentai qu'il n'y avait là rien qui pût éveiller ses craintes, puisqu'elle serait accueillie comme une fille chez des gens qui sauraient prendre soin de son avenir, et la protéger contre Marulas, qu'enfin je serais toujours prêt à lui venir en aide; mais elle écoutait toutes ces protestations avec tristesse et la tête baissée. Presque irrité de son silence, j'en vins à lui demander si elle préférait partir avec son père, et ce qu'elle voulait enfin. Elle se fit encore prier comme une enfant qu'on presse. Eh bien! dit-elle à la fin avec une mine boudeuse, j'aurais voulu rester avec vous ! Je m'attendais si peu à ce mot, et je vis si clairement qu'elle n'en comprenait pas la portée, que je devinai tout. Viergie, lui dis-je sévèrement en la forçant à me regarder en face, vous avez parlé à votre père du projet que j'ai formé de vous envoyer chez le capitaine Payrac. Elle essaya, toute rougissante, de dissimuler sa confusion; mais, voyant que j'étais décidé à obtenir une réponse: Il m'a forcée à tout lui dire, balbutia-t-elle. - Et c'est lui qui vous a conseillée de dire que vous voulez rester chez moi? - C'est lui; mais c'est la vérité que je le voudrais, plutôt que de m'en aller toute seule chez des gens que je ne connais pas. Il était inutile de discuter une pareille question. Tandis que Viergie me regardait avec ses grands yeux humides et supplians, je ne sais quelles folles pensées me traversaient l'esprit; mais l'idée que tout cela n'était qu'un piége grossier tendu par Marulas à mes mauvais instincts me fit soudain apprécier ce qu'il y avait de ridicule et d'odieux dans cette aventure... - Dites à votre père de venir me voir aujourd'hui, ajoutai-je, tout à coup refroidi et d'un ton si sec qu'elle fit un geste d'étonnement. - Vous ai-je fâché? dit-elle timidement. - Non, repris-je avec plus de douceur; venez demain, je serai ici à la même heure. Et sur ce mot je la quittai. Sans être un homme à principes plus austères que ceux de mon temps, tu en sais quelque chose, et après avoir un peu aimé à la turque en achetant deux Circassiennes en pays mahométan, il est cependant certains scrupules de conscience que je garde en pays chrétien. Si j'ai pu être complice parfois de quelques égaremens et si j'ai profité comme un autre des corruptions de notre monde, TOME LXXVI. 1868. 3 |