j'ai toujours reculé du moins devant cette action grave de briser la vie d'une honnête femme ou d'une fille pure en la jetant au gouffre du vice pour un caprice de mon cœur ou de mes sens. On me trouvera peut-être sur ce point d'un puritanisme absurde, mais je suis ainsi fait, et je n'en rougis pas. Pourtant, je le confesse, en attendant Marulas, j'eus besoin de quelque force d'âme pour repousser le tentateur. En dépit de mes résolutions, en dépit de ma droiture, on eût dit qu'une fascination secrète enchaînait ma volonté. L'image irritante de cette fille s'offrant, pour ainsi dire, à moi bouleversait ma raison comme les fumées du hachich. Je ne sais quelle âpre soif de voluptés brûlait mon sang. J'en vins à me demander si je n'étais point un niais ridicule, alors que mon inutile vertu aurait probablement pour résultat unique de faciliter à Marulas l'exécution de ses dignes projets! Je songeai,... je songeai à la fin que j'étais tenté de faire une sottise, et tout cela me mit d'une humeur massacrante. Ce fut donc avec une disposition d'esprit assez orageuse que je vis arriver le sieur Marulas, à qui je ménageais un accueil propre à me payer de mes mauvaises pensées. Il s'aperçut au premier mot qu'il ne s'agissait plus cette fois d'une aimable causerie propice à ses fleurs de rhétorique, et il m'écouta avec une attitude de chien couchant qui sent des coups de cravache dans l'air. Je lui déclarai tout net ma volonté d'envoyer sans conditions la Viergie chez le capitaine Payrac, me réservant d'aviser avec lui plus tard, selon qu'il agirait. J'ajoutai que, au cas où ma proposition n'aurait point l'avantage de lui agréer, il n'avait qu'à tourner les talons pour s'en aller ailleurs entreprendre son honnête fortune à sa guise. Il était dit que j'en serais pour mes frais d'énergie, et je me trouvai tout à coup dans la position d'un homme qui s'est arc-bouté sur un roc pour plier un roseau : mon coquin buvait mes paroles comme si je lui eusse versé la manne céleste. - Vous êtes un grand cœur, monsieur le comte! s'écria-t-il dans un élan d'admiration superbe, et, sans remarquer que ce transport excluait l'attendrissement, il porta son mouchoir à ses yeux pour y ajouter l'hommage de quelques larmes. Assez, lui dis-je, les émotions fortes sont dangereuses! Il ne se le fit point répéter, et, sans la moindre transition, il s'illumina d'un sourire. Quant à Viergie, repris-je, elle partira demain avec une personne de confiance. Vous êtes seulement averti que, si vous paraissez jamais chez le capitaine Payrac sans sa permission ou sans la mienne, vous pourrez dès cet instant considérer nos conventions comme rompues. - Vous êtes une providence, monsieur le comte, répondit-il d'un ton pénétré, comme si cette condition eût été une nouvelle marque d'estime que je lui donnais; nous ne l'oublierons jamais! Cependant, monsieur le comte veut-il bien me permettre une humble et petite observation sur une question de détail ?... Certainement, monsieur Marulas. Je m'attendais à une demande d'argent. Je ne sais quel air narquois passa dans ses yeux, comme s'il eût deviné mon soupçon. Depuis près d'une semaine, reprit-il, ma femme est fort souffrante... bronchite, fièvre intense... Une séparation en un tel moment m'alarme. Si monsieur le comte voulait permettre que l'enfant retardât son départ de quelques jours? Qu'à cela ne tienne! J'enverrai le médecin pour soigner votre femme. Marulas ne se troubla pas, et, après m'avoir comblé de bénédictions, il partit. VIII. Tu t'étonnes déjà sans doute, ami perspicace, de voir Jean de Chazol s'attarder si longtemps dans le récit d'une idylle. Mon idylle est un drame étrange, ne t'y trompe pas, et tu vas bien le voir. Le lendemain, j'appris par le médecin, envoyé le jour même, que la Mariasse était en effet très malade. Je trouvai néanmoins la Viergie au rendez-vous, et je lui annonçai la détermination arrêtée avec son père. Elle me parut résignée, et ne fit point la moindre objection. Je m'étonnai même de surprendre sur sa figure un rayonnement que je n'y avais jamais vu. Vous viendrez me voir quelquefois, me dit-elle, avec un geste de câlinerie indicible, et vous me permettrez de vous écrire?... Enchanté de cette soumission: Vous savez bien que je veux être votre ami, répondis-je. Je lui donnai alors gravement des conseils paternels qu'elle n'écoutait pas sans quelques soupirs. Je lui en demandai la cause. Voulez-vous me faire une promesse? dit-elle d'un ton sup pliant. - Laquelle? - Eh bien! laissez-moi vous voir tous les jours pendant le temps que je resterai encore ici. -Quel enfantillage! D'ailleurs votre mère n'est-elle pas malade? Elle peut se passer de moi pendant la matinée, reprit-elle vivement; je la veille la nuit, et mon père alors me remplace. -- Je puis dormir plus tard, cela me fait tant de bien de causer avec vous... Vous savez bien que lui... il me fait peur! - Est-ce qu'il vous maltraite encore? -Oh! non, au contraire, il est devenu bon pour moi; mais c'est égal, il m'effraie toujours, tandis que vous,.. vous seriez si bon, et cela vous gêne si peu que je vous attende quand vous sortez! Tout cela était dit avec un si charmant abandon d'innocence mêlé à de tels regards supplians que je me sentais fléchir malgré moi. -Eh bien! oui, je viendrai quelquefois, répondis-je en riant. Je revins donc les jours suivans, confiant dans ma résolution, laquelle me semblait d'autant mieux affermie que je voyais la Viergie plus soumise. Il est d'ailleurs des actes de vertu où l'égoïsme nous conseille souvent mieux que la raison. Faire de cette fille ma maîtresse, c'était embarrasser ma vie d'un de ces liens qu'un honnête homme ne peut pas toujours briser à son gré. Recommencer l'histoire de M. de Sénozan avec une autre Mariasse m'eût semblé la plus stupide des folies. Cependant je ne tardai point à trouver mon rôle un peu moins facile que je ne l'avais cru. Au bout de quelques jours, j'aperçus dans les allures de la Viergie un changement bizarre qui ressemblait si bien à un manége de coquetterie déclarée que je ne sus plus que penser. On eût dit que dans cette âme, où régnait encore la candeur, de mystérieux désirs venaient de naître subitement parmi les flammes. Du fond de ces ignorances voilées s'échappaient des lueurs étranges, comme si des révélations soudaines avaient perverti depuis peu cette nature jusqu'alors indécise en éveillant ses sens endormis. C'étaient des questions presque libres qu'elle m'adressait tout à coup sur l'amour à propos de romans qu'elle lisait, puis des regards dont la langueur pénétrante me fascinait, et au milieu de tout cela des audaces provoquantes dont la témérité contrastait si singulièrement avec son innocence, qu'elle semblait gauchement répéter un rôle mal su. Bien que je n'eusse pas de peine à deviner dans cette métamorphose les affreuses suggestions du Marulas, c'était certes là un jeu plein de périls, et l'enivrante beauté de cette fille me troublait à ce point que je sentais par instans chanceler ma raison. En vain je m'efforçais, effrayé de moi-même, de résister au délire qui s'emparait de mes sens. Je prenais la résolution de ne plus la revoir, le lendemain je revenais ! Un jour j'arrivai aux roches assez étonné de ne point avoir comme de coutume rencontré Viergie en chemin. Elle n'y était pas. Je l'attendis. A coup sûr, rien n'était plus simple que de songer qu'elle avait été retenue par sa mère; cependant je ressentis un désappointement douloureux. J'essayai de me dire qu'après tout elle n'avait aucune raison pour arriver la première; une inquiétude étrange me saisit, et les plus ridicules craintes me vinrent à l'esprit. Je m'imaginai que Marulas l'avait emmenée, je pensai à ce garçon du pays qui avait voulu l'épouser. J'en arrivai enfin, en découvrant l'émotion où cela me jetait, à conclure que Jean de Chazol était un sot. J'en étais là de mes réflexions, et après avoir une dernière fois exploré du regard la route de Séverol, ne voyant rien venir, j'allais regagner le sentier, lorsqu'au moment où je passais près d'une roche moussue un bouquet de bruyère tomba à mes pieds, et un éclat de rire s'envola du haut d'une roche où parut la Viergie. - Ah! comme vous m'avez cherchée, s'écria-t-elle avec une joie d'enfant. - Il y a donc longtemps que vous êtes là? dis-je, oubliant mes soupçons. Depuis plus d'une heure, répondit-elle en descendant près de moi. J'ai voulu vous punir de venir si tard, ajouta-t-elle d'un ton mutin en relevant ses cheveux qui s'étaient défaits. Oh! que je me suis amusée en vous voyant regarder de tous côtés! Rusée! dis-je à demi souriant, à demi fâché. Ah! ne me grondez pas! Pendant ce temps, je vous ai fait un bouquet. N'est-il pas joli? Le moyen en effet de se fâcher? Elle reprit son babillage, et je m'étonnais de cet esprit ouvert où se mêlaient des superstitions naïves. Tout en parlant, elle s'attifait avec des bruyères. - Vous voici comme le jour de notre première rencontre, lui dis-je. - Avouez, répondit - elle, que vous m'avez trouvée affreuse ce jour-là avec mes vilains habits?... Je ne m'en souviens plus. Et maintenant comment me trouvez-vous enfin?... ajoutat-elle avec une attitude si souverainement coquette que j'en fus comme ébloui. - Je ne sais pas faire de complimens! dis-je d'un ton un peu sec. - Ceci serait donc un compliment? reprit-elle en plongeant son regard dans le mien, à moins que je ne sois vraiment laide! — Qu'en pensez-vous vous-même ? dis-je, décidé à esquiver sa question. Je m'imagine que je ressemble à Coralie, dans Un grand Homme de province à Paris. Je ressentis comme un choc cruel à ce mot. Je vous ai déjà dit que ces livres ne conviennent pas à une fille de votre âge, et je n'aime pas à vous en entendre parler. Elle me regarda étonnée. Vous êtes un méchant! s'écria-t-elle avec une mine d'enfant boudeur, et Lucien de Rubempré était bien meilleur pour elle que vous ne l'êtes pour moi. - C'est qu'il n'y a aucune ressemblance entre leur situation et la nôtre, répliquai-je avec un peu de hauteur. - Pourquoi ne m'aimez-vous pas enfin? dit-elle tout à coup avec un accent si plein d'effronterie maladroite que je vis clairement que la pauvre enfant répétait une leçon. Êtes-vous folle! m'écriai-je. Au ton sévère et presque brutal dont je prononçai ces paroles, elle demeura interdite; la rougeur lui monta au front, et, tremblante, éperdue: Pardon! pardon! dit-elle, éclatant en sanglots; puis, d'un geste plus prompt que la pensée, elle saisit ma main, et j'y sentis l'empreinte de ses lèvres brûlantes. Je compris dès cette heure qu'il était temps de rompre violemment le charme en supprimant ces rencontres où, quelle que fût mon attitude, je jouais à mes propres yeux le rôle d'un sot. La maladie de la Mariasse retardait forcément le départ de Viergie. Je lui dis que des affaires importantes réclamaient mes soins, que je la reverrais pour recevoir ses adieux, et, quoi qu'il m'en coûtât, j'évitai le lendemain de passer par les roches en allant à la Mornière. J'avais été, pendant quelques jours, agité par des pensées trop irritantes et trop peu d'accord avec ma nature et le monde où je vis pour ne point me sentir renaître à ce parfum de grâce pudique et d'élégance native que ma cousine répandait autour d'elle. La bizarre ressemblance de Geneviève et de la Viergie rendait si vif le contraste de ces deux natures que, rentré en possession de moi-même, je me demandais comment j'avais pu songer un instant à me fourvoyer dans une passion équivoque que mon esprit n'osait même point s'avouer. Cependant je ne pouvais toujours diriger nos promenades à mon gré, et j'eusse d'ailleurs trouvé puéril de me gêner longtemps dans mes courses. Quelques jours plus tard, nous passions au carrefour Saint-Honorat, j'aperçus la Viergie assise sur les marches de la croix. Je compris qu'elle persistait à venir m'attendre en vain. J'en ressentis un mouvement d'humeur, et je m'apprêtais à passer sans lui accorder un regard; mais je vis dans son attitude une résignation si humble et si attristée que ma colère se fondit dans un sentiment de compassion. - Comment va votre mère, Viergie? lui criai-je. Sans bouger, comme honteuse, elle me regarda, presque interdite de m'entendre lui parler en compagnie de ma cousine. |