- Le médecin dit qu'elle est plus mal, balbutia-t-elle d'une voix tremblante. Nous avions arrêté nos chevaux. - Tenez, mon enfant, dit vivement Geneviève, prenez cela pour elle. En disant ces mots, elle laissa tomber une petite pièce d'or sur les marches de la croix. La Viergie demeura immobile, et, sans regarder le don qu'on lui jetait, elle leva les yeux vers Geneviève avec une expression indéfinissable. - L'étrange fille! dit ma cousine, soucieuse, quand nous eûmes dépassé le carrefour. Je tournai la tête; je vis la Viergie, toujours assise et les mains croisées sur ses genoux, qui nous suivait du regard. Nous allâmes un instant silencieux. A quoi pensez-vous donc, cousine? dis-je enfin. Cette fille m'a tout émue, répondit Geneviève d'une voix al -Ne vous inquiétez point, je viendrai à son aide. J'essayai de changer l'entretien : — Avez-vous remarqué comme elle m'a regardée? reprit-elle au bout d'un instant. Elle m'a presque fait peur, et pourtant il m'a semblé qu'elle avait mon visage. C'est vrai, répondis-je le plus indifféremment que je pus, elle vous ressemble un peu. - C'est incompréhensible une telle ressemblance, ne trouvezvous pas? Nous rentrâmes au château, et je réussis à détourner assez la préoccupation de Geneviève pour qu'elle ne parlât point à sa mère de cette rencontre. Je restai à dîner à la Mornière et ne revins qu'à la nuit tombante. J'allais, ne songeant à rien qu'à me préserver des branches, dont l'allure de mon cheval rendait les atteintes brutales, quand arrivé à la croix Saint-Honorat, ma bête effrayée fit un écart qui faillit me désarçonner. J'aperçus la Viergie à la place où je l'avais laissée quelques heures auparavant. Quoi! c'est vous? lui dis-je. Que faites-vous là si tard? Rien, dit-elle d'un ton résigné; j'attends que vous passiez,... comme on me le commande. – Viergie, répondis-je touché de cette résignation, je vous ai dit, vous le savez bien, que je ne reviendrais plus. Oui, vous me l'avez dit; mais c'est égal, je suis mieux ici qu'à la maison. - Est-ce que votre père vous tourmente encore? Elle garda le silence. Je crus que la crainte l'empêchait de répondre. J'insistai. - Alors c'est donc vrai que vous aimez votre cousine? dit-elle tout à coup, comme si elle eût suivi une pensée qui l'absorbait. Ramené malgré moi à je ne sais quelle exaspération que je ne savais plus vaincre : - Décidément vous êtes folle! m'écriai-je, et je m'éloignai au galop. Il fallait prendre des mesures définitives et en finir avec les tentations qui m'assaillaient. Je résolus de m'éloigner jusqu'au départ de Viergie. J'avais promis à notre ami d'Amblay d'aller chasser pendant une semaine chez lui. J'écrivis donc à Langlade le lendemain pour le charger de terminer en mon absence cette ridicule affaire. Je reçus sa réponse le jour suivant et me préparai sur-lechamp à quitter Chazol. Le soir venu, il était près de minuit, j'avais donné mes ordres, fait partir mes chevaux, et, plus agité que je n'eusse voulu l'être, j'essayais de lire, couché sur un divan. Le temps était lourd, je me sentais insensiblement gagné par le sommeil, quand, en portant mes regards vers la porte ouverte sur le parc, je me crus soudain pris d'une hallucination: l'image de la Viergie se détachait toute pâle sur un fond de verdure sombre. La lumière indécise que tamisait l'abat-jour de ma lampe me fit croire d'abord à quelque bizarre effet d'optique, mais l'image s'avançait; j'entendis craquer le sable, elle monta les marches du perron, la Viergie était devant moi. Je me levai avec un mouvement si brusque et si effaré qu'elle jeta un cri d'effroi, et, me voyant venir sur elle, elle tomba affaissée sur un fauteuil, en élevant ses bras vers sa tête, avec le geste instinctif d'un enfant qui craint d'être battu. Qu'est-ce?... que voulez-vous?... lui dis-je avec emportement. Pourquoi venez-vous à cette heure?... Elle fit un effort pour répondre, et n'y put parvenir. Elle demeurait devant moi, immobile et pâle; je voyais trembler ses mains. Je compris tout. J'eus pitié de cette pauvre fille, et, rougissant de ma brutalité : - Voyons, calmez-vous! repris-je avec plus de douceur, vous n'avez rien à craindre ici. Dites, qu'est-il arrivé? Racontez-moi tout. - Il m'a forcée de venir, répondit-elle d'une voix altérée et à peine intelligible. Il m'a amenée jusqu'à la grille... et... me voilà! C'était affreux, si affreux qu'en la voyant glacée, presque atterrée, il me vint à la pensée de plier le genou devant cette infortune, d'abaisser en moi cette caste si fière des heureux de ce monde, à qui l'aveugle sort a tout donné, nom, orgueil, richesse, et qui marchent dans la vie, glorieux de leurs faciles vertus, de leur honneur que rien ne tente. A la vue de ce martyre, de ce dénûment, de cet abandon, je me sentis humble et petit. Viergie, dis-je en lui tendant la main, dès cette heure vous avez un frère qui vous protégera... Elle tourna les yeux vers moi avec une expression anxieuse. C'est bien vrai? dit-elle,... vous... me... gardez?... A ce regard, en dépit de mes résolutions héroïques, je sentis un frisson circuler dans tout mon être. Le souffle de cette merveilleuse créature m'enivrait; mais tout à coup je songeai à ce qu'il y avait de lâcheté à me faire complice de Marulas en abusant de cette misère... Une dernière lueur de pitié éclaira ma raison, je compris que j'allais succomber, si je ne me défendais contre moi-même... Je m'élançai vers la cheminée, et je sonnai mon valet de chambre, qui n'était pas encore couché. Toby arriva à moitié endormi, et fit presque un bond en voyant la Viergie. Je lui donnai ordre en anglais d'envoyer réveiller la femme de l'intendant et de la prier de venir à l'instant. Viergie écoutait sans comprendre, et me regardait silencieuse. Pourtant je voyais son effroi disparaître peu à peu. sorti. Qu'allez-vous donc faire? me dit-elle dès que le valet fut - Vous ne pouvez passer la nuit ici, répondis-je; je vais vous faire conduire au village chez la sœur du curé, qui prendra soin de vous. - Ah! dit-elle avec un indicible mouvement de surprise, vous me renvoyez?... Il ne faut pas qu'on ose mal parler de vous, et, si vous restiez au château jusqu'à demain, tout le pays le saurait. Toby rentra, et dit que Me Giraud allait venir. Je le retins, autant pour éviter un tête-à-tête avec Viergie que pour ne point donner lieu aux propos de mes gens. La pauvre fille avait faim: je lui fis donner à souper; mais elle était encore si émue qu'elle put à peine toucher à ce qu'on lui servit. Muette et accablée, par instant elle tournait vers moi son regard profond comme pour deviner ma pensée dans mes yeux; puis elle baissait la tête et restait immobile, absorbée dans quelque méditation dont je voyais le sombre reflet sur son front. A quoi Toby allait et venait. Une minute, nous nous trouvâmes seuls. Elle me considéra un moment avec une fixité étrange. pensez-vous? lui dis-je. Je pense que vous avez bien mal fait de ne pas me laisser au fond de la rivière, répondit-elle avec amertume. - Ne parlez pas ainsi! m'écriai-je. Elle retomba dans son mutisme; puis, au bout d'un instant, après avoir un peu hésité: - Ainsi... vous me renvoyez ! répéta-t-elle d'une voix tremblante. C'est donc vrai que vous allez vous marier avec votre cousine? Je ne vous renvoie pas, au contraire, répliquai-je vivement, ne voulant pas entendre la seconde partie de sa question, je vous renvoie si peu que je vais prendre soin de vous jusqu'à votre départ pour la maison du capitaine Payrac. Elle ne répondit pas. Toby rentra, et nous gardâmes le silence. Troublé par cette situation bizarre, je sentais ma pitié combattue par les incroyables questions que m'adressait cette fille. Depuis quelques jours, je ne savais plus que croire de ce caractère si singulièrement compliqué, et je me demandais si je n'avais pas devant moi une de ces passions sauvages dont j'avais parfois rêvé les flammes. De folles pensées me montaient au cerveau, m'entraînaient, m'éblouissaient. Il n'était point jusqu'à ce mélange de terreur et d'abandon audacieux qui n'excitât dans mes sens une sorte de délire... Elle était seule, chez moi, la nuit... C'était là certes la plus désirable maîtresse que je pusse jamais rencontrer, et je songeais malgré moi que je n'avais qu'à vouloir... J'ignore vraiment ce qui serait arrivé, si la femme de l'intendant ne fût venue rompre ce périlleux tête-à-tête. A sa vue, Viergie fit un mouvement brusque et se leva. En quelques paroles, je racontai à Mme Giraud que, maltraitée par son père, Viergie avait recouru à moi dans sa détresse. On avait fait grand bruit dans le pays de l'aventure de la Durance. Nul ne s'était étonné que j'eusse aidé la pauvre fille de quelques secours après l'avoir sauvée. Il pouvait sembler tout naturel qu'elle vint chercher une protection auprès de moi. Mme Giraud ne fit aucune réflexion, devinant sans doute ce qu'il y avait de vrai dans cette infortune. Elle m'assura que Mlle Bertaut, la sœur du curé, était trop son amie pour qu'elle eût le moindre scrupule de l'éveiller à cette heure, alors surtout qu'il s'agissait d'une bonne action. Elle eut quelques mots de consolation pour la pauvre fille, et lui promit qu'elle serait bien reçue. Viergie était prête. Les traits comme égarés, elle semblait ne plus obéir qu'à un reste de volonté machinale. Sans dire un mot, elle noua d'une main fiévreuse son mouchoir à son cou, jeta vers moi un dernier regard où je crus lire un accablement farouche; puis, marchant vers la porte où l'attendait déjà Mme Giraud, elle me fit un geste d'adieu et sortit. J'avais ordonné à Toby de les accompagner au village. En les voyant disparaître au détour de l'allée, je sentis un battement de cœur. Imbécile! m'écriai-je avec rage. Dire le tumulte de mes pensées dans cette soirée maudite, je ne le pourrai jamais. J'essayais de réduire cette aventure aux proportions d'une intrigue vulgaire, où je restais encore après tout libre de suivre ma fantaisie; je me raillais de mes scrupules et de mes hésitations. On eût dit que quelque voix secrète m'attirait. Je sentais autour de moi l'abîme, et j'éprouvais je ne sais quel vertige, comme si cet instinct mystérieux qui nous signale un invisible danger m'eût averti que j'étais arrivé à l'heure solennelle où devait se décider ma vie... Tout cela à propos de la Viergie, c'était fou! Je partis tout à coup d'un éclat de rire en songeant à la superbe défense que venait de faire ma vertu. C'était à ne plus oser me regarder dans un miroir.- Bast! me dis-je, résolu à suivre mon caprice, j'aurai là une jolie maîtresse !... Le lendemain, après une nuit d'insomnie passée à combiner le plus adorable dénoûment à cette aventure, j'étais à peine levé quand Giraud, mon intendant, accourut me dire qu'un paysan de Séverol venait d'arriver au village et s'était rendu tout de suite chez la sœur du curé. Il annonçait que la Mariasse, au plus mal, réclamait sa fille. Il était aisé de comprendre, en voyant Marulas si bien informé de la retraite de Viergie, qu'il avait fait le guet pendant la nuit afin d'être certain qu'elle resterait au château; il l'avait vue sortir sans doute, et l'avait suivie. Je savais déjà par le médecin envoyé par moi pour soigner la Mariasse que sa maladie était grave; la nouvelle pouvait donc être vraie... Pourtant une douloureuse inquiétude me saisit. — ·Viergie a-t-elle vu cet homme qui vient la chercher? demandai-je à Giraud. — Non, on ne l'a point laissé entrer; mais il l'attend, et on m'a fait prier de vous avertir, pour savoir s'il faut dire à cette pauvre fille le nouveau malheur qui l'attend. C'est peut-être un piége de Marulas. Il était cependant impossible de séquestrer Viergie à l'heure où sa mère était mourante. La sœur du curé offrait de l'accompagaer à Séverol; je priai Giraud de se joindre à elle. Je le savais homme à tenir en respect le Marulas, s'il essayait quelque violence, et je le chargeai de dire à ce coquin que, si le soir il s'opposait à laisser la Viergie revenir à l'asile qui lui était assuré, j'irais sur-lechamp trouver le procureur impérial pour la mettre sous sa garde. Si arbitraire que fût cette injonction après l'événement de la nuit, je ne doutais point qu'elle ne fit son effet sur un pareil personnage. Je pensais bien d'ailleurs qu'il ne perdrait point de vue l'intérêt qu'il avait à me ménager; j'étais donc à peu près certain qu'il n'oserait enfreindre mes ordres. Deux heures ne s'étaient point écoulées lorsque je vis revenir Giraud; il m'annonça que la Mariasse était vraiment en danger. Marulas s'était confondu en protestations de reconnaissance pour mes bontés, et il était prêt, déclarait-il, à m'obéir en tout. Rassuré par |