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L'OEUVRE PAÏENNE

DE RAPHAEL

1. Raphaël et l'Antiquité, par M. F.-A. Gruyer; 2 vol. in-80. -II. La Philosophie de l'Art en Italie, par M. H. Taine. III. L'Art chrétien, par M. Rio; 4 vol. in-8o, 2o édition.

La renaissance n'a été ni la condamnation pure et simple du moyen âge, ni un complet retour à l'antiquité. On doit y voir une alliance féconde d'où est sorti le monde moderne. Bien des mains ont préparé cette alliance: une légion d'érudits, d'artistes, de politiques, a travaillé à la rendre possible. Cependant, si l'on cherche en quel génie elle a été scellée, on est obligé de nommer Raphael. Au sein de cette nature élevée et sympathique, forte et harmonieuse, passionnée et pure, le mariage de l'art grec avec la muse chrétienne a produit une fleur de beauté vraiment nouvelle. A partir de sa vingtième année, les marques de cette union et les signes de cette fécondité sont visibles dans presque tous ses tableaux de sainteté. Néanmoins dans ces sujets les habitudes religieuses persistent, l'accent chrétien prédomine; la fusion des deux élémens n'est pas achevée, et la pleine originalité de ce merveilleux génie 'n'éclate pas. C'est qu'elle n'y est pas et n'y pouvait pas être. Pour l'apercevoir, il faut, au milieu de l'œuvre immense du peintre, distinguer et étudier à part une œuvre vaste encore, quoique moins considérable, et qui doit être nommée l'œuvre païenne de Raphaël. Dégagée des liens de la tradition et des exigences de l'orthodoxie,

la personnalité de l'artiste s'épanouit là en toute liberté. Ces tableaux, ces fresques, quelquefois exécutées par des mains d'une habileté fort inférieure à celle du maître, ces dessins souvent à peine indiqués, présentent donc un intérêt esthétique de premier ordre au double point de vue de la théorie et de l'histoire.

Cependant les questions qu'ils soulèvent n'avaient pas jusqu'à ces derniers temps vivement frappé l'attention des critiques d'art : non qu'ils les eussent dédaignées; mais ils ne les avaient touchées qu'en passant, absorbés qu'ils étaient par l'étude des autres aspects du génie raphaélesque (1). Il appartenait au biographe le plus autorisé du Sanzio et à l'adversaire le plus violent de ses fresques paiennes d'ouvrir, chacun de son côté, cet intéressant débat. Passavant (2) en Allemagne, John Ruskin en Angleterre, ont porté deux jugemens radicalement contraires sur les créations inspirées a Raphaël par l'antiquité. « A notre avis, dit Passavant, c'est peutêtre dans ses œuvres mythologiques qu'éclate le plus la faculté créatrice de Raphaël. » Tout autre a été l'avis du chef des préraphaélites. Il n'a vu dans le rapprochement de la théologie catholique et de la poésie grecque opéré par Raphaël au Vatican que le signal d'une double décadence de l'esprit et de l'art. Plus récemment a été prononcée une sentence imprévue. Une jeune école a avancé que, dans ses tableaux mythologiques, Raphaël a cherché la nudité pour elle-même, et que sa pensée, bien loin de s'y montrer dramatique et spiritualiste, y est exclusivement païenne.

Des appréciations si divergentes rendent nécessaires, au sujet de l'œuvre païenne de Raphaël, des études spéciales et plus approfondies. Nous avons pensé à recommencer cet examen en trouvant toutes les pièces à consulter réunies et habilement coordonnées dans un livre récent, Raphaël et l'Antiquité, par M. A. Gruyer. L'auteur n'en est pas à ses débuts. Depuis plus de dix années, il a voué à Raphaël un véritable culte. Il a fait en Italie et surtout à Rome de nombreux et longs séjours. Il a demandé à tous les musées, à toutes les collections de l'Europe l'exacte connaissance du maître qu'il aime avec passion. De ses premiers travaux étaient nées deux sérieuses études, l'une sur les Chambres, l'autre sur les Loges, où il avait renouvelé plusieurs côtés de son sujet. Ses deux derniers volumes ont plus de valeur encore et un caractère plus marqué d'attachante nouveauté. Il a appliqué au multiple objet de

(1) Je n'ai nullement le dessein de refaire ici les études de MM. Gustave Planche, L. Vitet, Henri Delaborde et Charles Clément, qui ont été publiées par la Revue. Ces excellens travaux n'ont pas besoin d'être recommencés. Je voudrais seulement tâcher de les compléter en me plaçant à un point de vue tout à fait nouveau.

(2) Dans l'édition française de 1860.

ses analyses une méthode large et savante. Rapprochée d'une part des monumens et des écrits anciens qui l'ont plus ou moins inspirée, comparée ensuite avec les productions analogues des artistes de la renaissance, l'œuvre païenne de Raphaël s'éclaire dans ce travail d'une lumière très vive. Or quel est le résultat auquel aboutissent ces curieuses et habiles recherches? Habituellement l'auteur s'arrête à cette conclusion juste, mais incomplète, que la mythologie raphaélesque présente l'accord définitif de la pensée chrétienne et de la plastique grecque. Parfois, allant au-delà de ce jugement, il ose affirmer que les beaux corps donnés par Raphaël à ses nymphes et à ses divinités expriment « l'âme moderne ellemême. » Ces mots, à les prendre dans leur sens le plus étendu, renfermeraient une solution hardie et que je tiendrais pour vraie. Raphaël est en effet le Phidias des temps modernes. Phidias a tout ensemble résumé le travail de ses prédécesseurs, découvert et fixé l'idéal du paganisme et pressenti le spiritualisme de Platon. De même Raphaël, outre qu'il a concilié les élémens durables de l'art païen et de l'art chrétien, a deviné et revêtu de sa forme idéale le spiritualisme laïque et libre dont Descartes ne devait écrire qu'un siècle plus tard la théorie philosophique. Tranchons le mot, les créations mythologiques de Raphaël nous révèlent un génie spiritualiste procédant avec la plus complète indépendance. Cette opinion sera contredite, je m'y attends bien, et la pensée de M. Gruyer n'a peut-être pas prétendu aller jusque-là. N'importe, que cette interprétation soit ou non la sienne, il me suffit que son livre en offre d'un bout à l'autre la solide démonstration. Je vais donc me servir des faits réunis dans ce vaste ouvrage pour établir, telle que je la comprends et telle qu'elle se dégagé de son œuvre païenne, l'originalité propre de Raphaël, tout à fait remise en question par les dissentimens profonds des plus récens critiques. Afin d'y réussir, je tâcherai de répondre aux trois questions suivantes.

Dans quelle mesure les prédécesseurs de Raphaël, depuis les peintres des catacombes jusqu'au Pérugin, ont-ils préparé et accompli l'accord de la beauté païenne et de l'idéal chrétien? - De cette conciliation qu'il a consommée, le grand artiste n'a-t-il pas fait sortir un art nouveau plus libre et plus large? — Enfin la puissante originalité que mettent en évidence ses œuvres mythologiques n'a-t-elle pas sa vraie cause dans l'intelligence et dans la volonté, dans l'âme et dans le caractère du peintre, bien plus que dans les influences extérieures?

I.

L'art chrétien, dès le premier jour de son existence, portait en lui-même un germe vivace et indestructible de paganisme. Ce germe ne s'est épanoui dans toute sa richesse qu'au souffle de Raphael; néanmoins l'éclosion en avait été préparée par un travail tantôt lent et souterrain, tantôt prompt et manifeste, mais pendant douze siècles jamais interrompu. L'auteur des Trois Grâces, de Galatée et de Psyché n'avait donc, pour réintégrer la beauté physique dans sa dignité, ni à briser la tradition chrétienne, ni à ramener l'homme en arrière jusqu'au culte exclusif de la nudité. Sa tâche, clairement indiquée, était d'opérer le rapprochement définitif de deux forces esthétiques admirablement fécondes, qui, depuis notre ère, s'appelaient, se cherchaient et ne demandaient qu'à se confondre. Pendant quatre cents ans et au-delà, l'humanité put comparer la foi nouvelle, qui grandissait chaque jour, avec la vieille idolâtrie, qui défendait, non sans courage, les restes de son influence. Elle vit l'idée chrétienne faire aux antiques croyances de nombreux et larges emprunts; elle y applaudit, car elle avait présente à la mémoire la beauté rayonnante dont l'art avait revêtu les dieux d'Homère, qu'elle délaissait. Elle pensait avec raison que cette beauté est immortelle et divine. Du règne de Néron à celui de Léon X, une série ininterrompue d'artistes s'est efforcée d'abord de la retenir et de l'imiter aussi longtemps qu'elle fut visible et présente, puis de la ressaisir au milieu des ténèbres épaisses qui l'enveloppaient, et enfin, quand elle eut reparu à la lumière, de s'en inspirer et de l'égaler.

Tandis que la forme idéale semblait se dérober chaque jour davantage aux artistes asservis de la Rome impériale, elle brillait toujours fraîche et inaltérable dans les monumens des grands siècles de la Grèce. C'est là que les peintres inconnus des sanctuaires souterrains allèrent la recueillir pour en décorer les objets de leurs adorations et de leurs hommages. Les murs des tombeaux récemment découverts sur la voie Latine, les chambres principales de la catacombe de saint Calixte, présentent la fusion délicate du goût païen et de l'inspiration chrétienne. L'antique symbolisme a disparu; la beauté qui l'exprimait est presque restée, éclairant de son auréole un autre Dieu entouré d'un cortége bien différent. A Jupiter et à sa cour olympienne a succédé le bon Pasteur au milieu de ses brebis; mais le bon Pasteur a quelques-uns des traits de la beauté d'Apollon, il en a le port élégant, la taille svelte, les traits purs, et un regard attentif aperçoit l'harmonie qui déjà tente de s'établir entre

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la pensée chrétienne et la grâce des contours antiques. Au-dessous sont les femmes en prière, les orantes aux bras élevés et supplians. Comme leur Dieu rappelle Apollon, elles rappellent les Muses, dont elles ont le charme virginal et la calme beauté. Cette pénétration réciproque de deux arts, dont l'un se mourait et n'avait plus que le corps, dont l'autre n'avait guère encore que la vitalité de l'âme, - se produisit jusqu'au Ive siècle. Ni les artistes ni les croyans ne s'avisaient alors de redouter la beauté, drapée ou sans voile, quand elle n'était que le signe supérieur de l'idée religieuse. Dans la catacombe de saint Pierre et saint Marcellin, Adam et Ève sont nus comme des dieux grecs. On voit des tombes où de pieuses mains ont sculpté le groupe de Psyché et d'Éros, sans crainte de profaner la sainteté des pierres funèbres. Pourquoi en effet auraiton rougi d'emprunter au paganisme le profond et ravissant symbole de l'âme rachetée par l'amour? Ce mythe était comme le lien naturel des deux croyances; chacune y apportait ce qui faisait défaut à l'autre l'une la pure splendeur de la beauté physique, la seconde un spiritualisme ardent. Ce lien, jamais le moyen âge ne voulut tout à fait le rompre.

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Pendant les siècles qui suivirent immédiatement le triomphe définitif du christianisme, le penchant qui attirait les deux arts l'un vers l'autre fut maintes fois combattu; mais à côté des ennemis acharnés des souvenirs païens il y eut constamment quelques zélés défenseurs des beautés antiques. Aux plus mauvais jours, au milieu du fracas des villes qui tombent et des temples qui s'écroulent, la voix lointaine des muses grecques est encore entendue. Ainsi, au sortir des catacombes, le culte nouveau, loin de supprimer les fêtes antiques, les tourne à son usage. Par exemple, on avait retardé la fête de la Visitation afin que les paysans d'Enna, en Sicile, pussent apporter à l'autel du Christ les épis mûrs dont ils avaient couronné jusque-là les statues de Cérès. Grâce à une transition habilement ménagée, les ambarvales s'étaient changées en cette pompe rustique nommée la procession des rogations. Les murs des vieilles basiliques conquises et consacrées par la foi chrétienne se couvraient de mosaïques où brille çà et là un rayon d'élégance et de noblesse. Parfois sévère jusqu'à la dureté envers les représentations qui trahissaient la plus légère palpitation de la chair, l'église avait des retours de justice et des heures de protection pour les restes d'un passé qu'elle n'était pas tenue de défendre. C'est elle qui au vIIIe siècle condamna les iconoclastes, ces briseurs d'images dont la fureur dévastatrice s'était déchaînée pendant plus de cent ans. Et quand le sacerdoce oublia ou rejeta les souvenirs déjà fort effacés de l'art païen, les moines

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