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LE

DRAME RELIGIEUX .

DU MOYEN AGE JUSQU'A NOS JOURS

Das geistliche Schauspiel, geschichtliche Uebersicht (Le Théâtre spirituel, aperçu historique), par le Dr K. Hase.

Nous savons tous que les origines du théâtre moderne, comme celles du théâtre grec, sont religieuses. Né dans l'église et de l'église, il s'est peu à peu distingué, puis détaché du giron maternel pour vivre de sa vie propre et se séculariser de plus en plus. La vieille mère prétend même que, depuis son émancipation, il est devenu très mauvais sujet; mais c'est une querelle de famille qui ne nous regarde pas pour le moment. Tous les pays de l'Europe occidentale possèdent maintenant sur le drame primitif une littérature très riche et qui s'enrichit tous les jours. Les lecteurs de la Revue n'ont pas oublié les savantes études de M. Ch. Magnin sur les Origines du théâtre moderne. Depuis qu'elles ont été publiées, d'autres ouvrages estimables ont encore accru ce répertoire spécial. Ce qui manque, du moins en France, c'est une vue d'ensemble sur les rudimens et les transformations successives du drame religieux, une notion précise de la loi qui en a réglé le développement, et c'est un aperçu général de ce genre que nous aimerions à donner en profitant de l'excellent livre de M. K. Hase, le théologien artiste d'léna, bien connu par ses nombreux travaux d'érudition historique

et dogmatique. M. Hase possède à un degré incomparable l'art de rendre piquans les sujets les plus secs à force d'esprit, d'humour et souvent de malice; il était donc mieux préparé que personne à traiter comme il convient une question qui réclame autant de savoir que de goût littéraire, autant de sympathie pour le moyen âge que d'indépendance dans les idées (1). Nous diviserons notre essai en périodes, afin de relever le caractère propre de chacune d'elles et de montrer comment chacune est sortie avec sa physionomie spéciale de celle qui l'a précédée.

I.

La première période va de la fin du xe siècle au XIII. Le drame religieux pendant tout ce temps fait encore partie intégrante du culte de l'église. C'est ce que les recherches les plus récentes ont mis en pleine lumière. Le culte chrétien en effet, didactique, méditatif et très simple dans les premiers siècles, était devenu sacerdotal, mystique, riche en cérémonies symboliques destinées à peindre aux yeux ce qu'on voulait dire aux âmes. Il se concentrait désormais dans la messe, c'est-à-dire qu'il était devenu essentiellement dramatique : il reproduisait quotidiennement l'auguste tragédie du Calvaire. Le goût inné de l'âme humaine pour le drame en action avait fini par faire oublier l'anathème impitoyable que les premières générations chrétiennes, Tertullien en tête, lançaient contre le théâtre. Il est vrai que les infamies dont les représentations scéniques étaient alors souillées devaient paraître insupportables au sens très élevé que la première église avait de la moralité et de la dignité humaines. Les histrions étaient à peine mieux vus de la société païenne que des chrétiens. La mythologie ne servait plus guère qu'à fournir des motifs graveleux, souvent de la dernière indécence. N'y eut-il pas une impératrice qui se montra nue sur la scène dans le rôle de Léda caressée par son cygne? De nos jours même, où le mal est bien moindre, si le théâtre n'avait à nous offrir que les platitudes licencieuses honorées par d'augustes suffrages, saurions-nous toujours distinguer le principe légitime de l'application mauvaise? Quand de plus les jeux scéniques offraient à la foule le spectacle de supplices abominables, était-il possible à

(1) M. Hase est depuis longtemps une des grandes lumières théologiques de l'Allemagne. Né en 1800 à Steinbach (Saxe), privat docent à Tubingue en 1825, ayant subi une captivité d'un an pour crime d'affiliation à une société allemande unitaire et libérale, il fut nommé en 1829 professeur de théologie à léna, et n'a cessé depuis lors d'y représenter l'heureuse alliance de la liberté scientifique et du sentiment religieux.

des intelligences droites de ne pas ressentir les plus violentes antipathies contre un pareil genre de distraction? Ces raisons, jointes à la répulsion générale que leur inspirait l'ensemble de la civilisation païenne, amenèrent les chrétiens de l'époque militante à déclarer une guerre à mort à tout ce qui s'appelait représentation dramatique.

Cependant à peine le christianisme fut-il vainqueur, que ce rigorisme se relâcha. On ne put empêcher les masses christianisées de rechercher leur plaisir traditionnel; tout ce qu'on put faire fut d'en réprimer l'indécence et d'en bannir les scènes de cruauté. Le Ive siècle vit même paraître la première tragédie chrétienne, le Christ souffrant (Christos paschôn), attribuée à l'éloquent prédicateur Grégoire de Nazianze. A dire vrai, cette première tragédie chrétienne ne vaut pas grand'chose. L'action se passe loin de la scène, elle est racontée au spectateur par des messagers qui se succèdent sans fin. Un bon tiers des vers qui la composent sont volés à Euripide. Cela fait penser à ces nombreuses églises chrétiennes que l'on construisait alors avec les colonnes et les pierres enlevées aux vieux temples. Cette composition fut d'ailleurs un phénomène isolé, et n'eut point l'influence qu'on lui a quelquefois accordée à tort sur les origines du drame chrétien. Ce ne fut pas non plus l'église qui tua le théâtre antique; il tomba tout seul. Per omnes civitates cadunt theatra inopia rerum, dans toutes les cités les théâtres meurent de pénurie, dit Augustin, qui, dans sa jeunesse, les avait fréquentés avec passion. L'appauvrissement graduel des villes et des campagnes, les invasions, la tristesse universelle, le peu d'attrait que la perpétuelle reproduction des scènes antiques devait exercer désormais sur des générations fatiguées, l'absence totale d'hommes capables de renouveler le répertoire, tout hâta la décadence, et, quand le moyen âge commença, la classe, naguère si brillante, si nombreuse, des acteurs voués à l'amusement de la foule ne fut plus représentée que par quelques bandes errantes de jongleurs, gens de réputation équivoque, succédant peut-être sans interruption aux mimes italiens et aux bardes celtiques, mais n'ayant aucune valeur comme artistes. On s'est encore trompé quand on a voulu trouver les origines du drame moderne dans les essais de quelques moines de l'époque carlovingienne, surtout dans les six comédies de la savante nonne Rotswitha. Vers 980, au fond de son cloître saxon de Gandersheim, Rotswitha ressentit l'ambition de remplacer et de faire oublier Térence, qui trouvait, paraît-il, de trop nombreux admirateurs parmi les habitans des monastères. Le latin de Térence fut tout étonné de servir à glorifier la vie des saints, leurs martyres et la supériorité de l'amour divin sur l'amour

terrestre (1). Ces comédies, à la fois pédantes et naïves, non plus que les quelques pastiches analogues remontant à la même époque, ne sortirent jamais des cloîtres; elles n'eurent aucune action sur le peuple, qui d'ailleurs ne comprenait plus rien à ce latin-là.

C'est dans la messe, dont le caractère dramatique devient surtout marqué à partir de Grégoire le Grand, c'est dans la procession, dérivée de la messe, que l'érudition contemporaine trouve le germe du drame. Pendant la semaine sainte particulièrement, le clergé, suivant l'exemple venu de Rome, cherche à rehausser l'impression de la fête religieuse au moyen d'antiennes, de chants dialogués, de chœurs se répondant, de soli répartis entre les divers personnages de la Passion. Encore aujourd'hui l'office catholique de la semaine sainte contient un chant à trois voix, l'une narrant l'Évangile, l'autre reproduisant les paroles des Juifs, la troisième répétant celles du Christ. Bientôt l'œil eut sa part comme l'oreille à ces représentations périodiques. A côté du Christ et de ses disciples, on vit figurer près de l'autel et dans les processions Adam et Ève portant l'arbre de la connaissance, Jean le précurseur et son agneau, Judas et sa grande bourse, le diable et le bourreau, bientôt aussi le saint patron de la localité, surtout quand il s'avançait à cheval et traînant après lui quelque monstre vaincu. Presque partout ce dernier trait se rattache à quelque vieille fête de la nature.. Les fêtes de Noël ne tardèrent pas à rivaliser d'éclat avec les solennités pascales, et les anciennes fêtes païennes de l'hiver et du printemps se perpétuèrent sous cette forme, adoucies, purifiées, ouvertes à des idées superieures, mais toujours reconnaissables. Une coutume très répandue, remontant au xe siècle, fut de déposer le jour du vendredi saint un crucifix sous l'autel dans une sorte de tombe et de l'en retirer le jour de Pâques. Un concile de Worms dut même ordonner que cette cérémonie n'eût lieu qu'en présence du clergé et les portes de l'église fermées. L'opinion s'était propagée que celui qui voyait le crucifix sortir de son sépulcre était sûr de ne pas mourir dans l'année, et l'on s'étouffait aux portes pour entrer plus vite. Cette cérémonie symbolique donna lieu de bonne heure à tout un petit drame de la résurrection. Dans plusieurs églises, on vit les trois Maries apporter de grand matin leurs parfums pour oindre le précieux cadavre et l'ange venir à leur rencontre, leur annonçant la grande nouvelle. Marie, mère de douleurs, parut aussi, le cœur percé d'une flèche, et s'agenouilla, en modulant ses lamentations, devant le sépulcre de son fils crucifié. C'étaient de jeunes prêtres

(1) Une traduction française du théâtre de Rotswitha a été publiée en 1845 par M. Ch. Magnin.

qui remplissaient ces rôles divers. Aucun laïque n'eût osé s'en charger, car ils faisaient encore partie intégrante du culte sacerdotal.

Naturellement ce n'était pas la partie du culte la moins goûtée des fidèles, et cette expérience engagea le clergé à reproduire aussi dans les églises par des espèces de tableaux vivans les points saillans de l'histoire biblique, ceux d'abord du Nouveau-Testament, le miracle de Cana, la multiplication des pains, la cène, la guérison de l'aveugle-né, la résurrection de Lazare et les paraboles les plus populaires, telles que celles de l'enfant prodigue et des vierges folles. La cérémonie annuelle du lavement des pieds est la plus ancienne, et seule elle est parvenue jusqu'à nous. L'Ancien-Testament eut son tour, et avec lui quelques souvenirs de l'antiquité païenne embaumés par la tradition catholique. A côté du roi David, d'Ésaïe, de Balaam sur son ânesse, on vit s'avancer Virgile et la sibylle, ces deux prophètes suscités du milieu des gentils. Les fêtes de Noël poussèrent à confectionner des crèches, des bœufs, des ânes peints. La légende voulait absolument que Jésus fût né au milieu de ces innocentes bêtes. Les bergers, les rois mages, Hérode, le petit JeanBaptiste, les enfans de Bethléem, Anne la prophétesse, le vieux Siméon, vinrent à la suite, puis le personnel du paradis terrestre et Satan. Chacun chantait sa partie. De la sorte, et avant que les représentations de ce genre fussent bannies de l'intérieur des églises, la troupe des acteurs sacrés était au grand complet, le magasin des décors aussi, le grand drame de la rédemption pouvait être représenté depuis les jours de l'Éden jusqu'à la résurrection du Rédempteur; on peut même s'assurer que l'esprit de la comédie commençait à bégayer sous ces langes. Dans un vieux mystère (1) français du XIIe siècle, le serpent du paradis, repoussé par Adam, va trouver sa compagne et lui tient un langage qui amplifie très ingénieusement le texte canonique. « Tu es une gente et douce créature, fraîche comme rose, blanche comme neige. Ce n'est pas bien au créateur de t'avoir faite si douce et Adam si dur; mais malgré cela tu es plus fine que lui, et tu sais désirer les choses d'en haut. » C'est le chant grégorien qui servait à tous ces rôles divers. Quand

(1) J'écris mystère pour me conformer à l'usage. Au fond, je crois avec quelques savans allemands et français qu'on devrait écrire mistère, à l'exemple de nombreux manuscrits. Les drames primitifs n'avaient nullement pour but de représenter les mystères de la foi dans le sens occidental de ce mot grec, c'est-à-dire les vérités d'ordre surnaturel inaccessibles à la raison. C'est beaucoup plus tard qu'ils devinrent dogmatiques. A l'origine, ils reproduisent purement et simplement des événemens de l'histoire sacrée. Le mot mistère vient donc bien plutôt du latin ministerium, fonction, office, en vertu de la même contraction qui a fait métier de ménestrer. C'est l'auto espagnol, la funzione italienne, et cette étymologie rappelle naturellement la période où ces représentations, faisant partie du culte, étaient dévolues au clergé, qui officiait en les donnant.

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