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ment où « l'affection nerveuse dont ce juif fut atteint » passe de l'état <«< congestif » à l'état «< inflammatoire ». Troisième ordre de faits: la malédiction du figuier près de Jérusalem, prononcée lorsque « ce n'était pas la saison des fruits », les violences commises contre les marchands et les changeurs du temple. Joignez-y une « perversion des sentiments affectifs » à l'égard de sa famille, des « accès de frénésie contre les prêtres et les théologiens orthodoxes de sa nation », le « délire de la grandeur messianique », suivi d'une « dépression marquée de l'intelligence et des forces. » M. S. part de là pour nous faire subir une fastidieuse dissertation médicale, destinée à nous apprendre que les « éléments histologiques » du cerveau de Jésus auraient fini par tomber « à l'état de détritus », si «< mal inspirés, les Juifs avaient préféré voir Barabbas en croix. >> Revenons aux faits que M. S. invoque comme des preuves décisives. Ontils la portée qui leur est ici attribuée ?

Le fait que Jésus ne soit arrivé que progressivement à se considérer comme le Messie n'a rien en soi qui trahisse l'acheminement vers la démence. La circonstance qu'il ait persévéré dans ce rôle jusqu'au dernier moment, jusqu'au moment où la mort devenait la peine immédiate de son attitude résolue, ne prouve aucune incohérence des facultés mentales : elle fait voir plutôt une décision ferme et irrévocable. Quant à la «< perversion des sentiments affectifs », la rupture du réformateur avec les siens est un fait qui se présente constamment dans l'histoire des grands mouvements religieux : je ne sache pas qu'on doive l'interpréter dans le sens de la perturbation des fonctions du cerveau. Les invectives adressées à des adversaires au moment de la lutte suprême se comprennent suffisamment, sans qu'on y cherche une raison plus subtile. Quant à la scène dite de la purification du temple, M. S. a raison de la mettre en relief : il est certain que Jésus s'est alors résolu à agir en Messie. Il vient de faire une entrée théâtrale, avec l'intention visible de provoquer un conflit: la scène du temple n'est que le second acte de ce parti pris évident. Si d'ailleurs cet acte était aussi « manifestement absurde, » comment expliquer que le crédit de Jésus se soit maintenu pendant ces mémorables journées, ce que Marc affirme très-positivement? Le troisième acte, ce sera la double déclaration messianique devant les juridictions tant religieuse que civile. Si Jésus est, comme je le pense, arrivé à Jérusalem avec la conviction qu'il marchait à la mort, la seule conclusion à tirer de ces faits est qu'il ne voulait périr qu'après avoir fait acte de Messie. J'ajoute que, par la scène du temple, il me paraît marquer clairement sa volonté de détruire l'organisation cérémonielle attachée à ce sanctuaire. A cet ordre d'idées appartient aussi la parole que Jésus doit bien avoir prononcée sous une forme ou sous une autre, concernant la destruction de «< ce temple fait de main d'homme », qui doit être remplacé par un autre sanctuaire, divin celui-là.

La dépression musculaire et intellectuelle succédant au « délire de la grandeur messianique » serait, d'après M. S., un autre indice évident de

dérangement mental. Cette dépression est attestée par deux faits, l'agonie morale de Gethsemani et l'état de faiblesse qui ne permit pas à Jésus de porter sa croix. Le second me semble insignifiant le premier est plus remarquable. Que doit-on penser de la scène de Gethsémani? Le récit évangélique mérite-t-il une entière créance? A n'en garder que le fait d'une angoisse extraordinaire dont les disciples ont pu s'apercevoir, comment se l'expliquer? Par une défaillance? La réponse est difficile. Avant comme après, Jésus montre une assurance complète : la faiblesse s'expliquerait mieux après l'arrestation, et c'est précisément à ce moment que nous retrouvons une résolution et une décision sans mélange dont témoignent hautement les deux interrogatoires. Il est donc inexact de dire, comme le fait M. S., que la « dépression »a succédé à l'exaltation. Reste l'épisode de la malédiction du figuier. Il est en effet incompréhensible que Jésus ait proféré une malédiction contre un arbre coupable de ne pas porter de fruits, lorsque « ce n'était pas la saison ». Le mouvement de colère se doublerait d'un manque de jugement singulier. Ce récit inspire une grande confiance à M. S., il ne m'en inspire guère. En tout cas, c'est un appui bien faible pour une thèse aussi grave.

On peut voir l'incroyable fragilité des étais sur lesquels M. S. échafaude sa théorie. On se demande s'il faut prendre au sérieux cet essai. << La pathogénie d'un Messie ne peut manquer d'éveiller bien des réflexions, » dit M. Soury. Nous le pensons avec lui. L'auteur ajoute : << Notre portrait de Jésus, c'est l'évangile même. » Il dit encore : <«< On ne trouve guère que ce que l'on cherche. » Je doute que beaucoup de critiques se laissent tenter par cet exemple étrange.

Maurice VERNES.

85.

Histoire de Montesquieu, sa vie et ses œuvres, d'après des documents nouveaux et inédits par Louis VIAN, avocat à la Cour de Paris, précédée d'une préface par Édouard LABOULAYE, de l'Institut. Paris, Didier, 1878, in-8° de viPrix 7 fr. 50.

XIX-411 p.

Voilà quinze années que M. Louis Vian n'épargne rien en voyages et démarches de tout genre, en achats de livres et de manuscrits, en infatigables recherches, pour arriver à obtenir, selon son expression (p. xvi), un Montesquieu véritable. L'entreprise étant des plus difficiles, il a voulu que toutes les chances fussent de son côté, et rarement biographe a mis au service de son héros je ne dis pas autant de zèle, mais autant de dévouement. Comme celui qui cherche avec persévérance et amour finit toujours par beaucoup trouver, M. V., après avoir attentivement lu et relu les livres du XVIIe siècle, après avoir demandé tous leurs secrets aux documents inédits de sa riche collection et des collections des principaux amateurs de la France et de l'étranger, après avoir

consulté la plupart des érudits qui, de notre temps, ont spécialement étudié le sujet, a réuni tant de renseignements sur la vie et les œuvres de ce grand homme, que M. Ed. Laboulaye, c'est-à-dire le plus compétent de tous les juges, a pu déclarer, sans la moindre complaisance, (préface, p. 11), que « M. Louis Vian nous apporte un Montesquieu tout

nouveau D.

<< Dans ce travail, fait avec un soin qu'on ne saurait trop louer, ajoute le savant académicien, il y a de véritables découvertes qui feront la joie des érudits; il y a en même temps une infinité de détails faits pour amuser les curieux. » On ne pouvait mieux marquer le double mérite d'un livre destiné à vivement intéresser aussi bien les lecteurs les plus sérieux que ceux qui recherchent surtout l'anecdote et qui, selon le mot de M. Laboulaye, sont friands d'indiscrétions.

On n'attend sans doute pas de moi que je signale toutes les découvertes grandes ou petites de M. V. Il n'est pas un seul des vingt-six chapitres de l'ouvrage qui ne nous fasse éprouver quelque agréable surprise. Les plus importantes des particularités nouvelles dues à la patience et à la sagacité du biographe sont les particularités relatives à l'Esprit des lois devant les autorités religieuses, l'Assemblée du clergé, la Sorbonne et le tribunal de l'Index (p. 282-296). L'Assemblée du Clergé refusa d'examiner le livre, plus tolérante que l'archevêque de Sens, Languet de Gergy 2, qui lui avait proposé cette mesure; la Sorbonne se contenta de dresser un projet de censure que l'influence de Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, lui fit abandonner; seule, la congrégation de l'Index, à laquelle l'Esprit des lois avait été dénoncé par le rédacteur janséniste des Nouvelles ecclésiastiques condamna l'ouvrage (2 mars 1752), malgré toute l'habile diplomatie de Montesquieu, malgré la protection du duc de Nivernais, alors notre ambassadeur à Rome, enfin malgré le bon vouloir du cardinal Passionei et même du pape Benoît XIV. Mais il est avec l'Index des accommodements! le décret resta caché, si bien caché qu'aucun des contemporains de Montesquieu ne semble en avoir entendu parler et que

1. Déjà, comme le rappelle avec une juste fierté M. L. V. (Introduction, p. v), M. Laboulaye l'avait désigné comme « l'homme qui mieux que personne au monde connaît Montesquieu. >>

2. M. V. (p. 283) enlève à ce prélat son titre d'archevêque et l'appelle l'évêque de Sens. C'est là une de ces inadvertances comme nous en avons tous, un jour ou l'autre. Je crois devoir ranger aussi parmi les inadvertances quelques négligences ou quelques bizarreries de langage qui disparaîtront assurément d'une nouvelle édition. Je ne citerai que cette phrase (p. 14): « Le premier fruit du mariage de M. et M= de Secondat, née le 11 septembre 1687, se nommait Marie. » Si M. V. tenait à sa métaphore, il aurait bien fait de dire: Le premier fruit du mariage etc. fut une fille, née le 11 septembre 1687, etc. En général l'Histoire de Montesquieu, est écrite avec plus d'animation que de pureté, et c'est une causerie aux allures inégales, capricieuses, bien plutôt qu'un livre.

Sainte-Beuve, d'ordinaire si sûrement informé, n'a pas connu la condamnation de l'Esprit des lois 1.

Il faut aussi mentionner d'une façon particulière les révélations du chapitre xxv Derniers moments, religion et mort de Montesquieu (p. 325-335). M. V. prouve que Montesquieu, longtemps indifférent et sceptique, mourut de la façon la plus édifiante, et il cite, à cet égard, les affirmations très-précises renfermées dans une lettre écrite, le jour même de la mort de l'éminent publiciste, par un témoin oculaire, qui n'est autre, sans doute, que Mme Dupré de Saint-Maur, laquelle avait toujours été une de ses meilleures amies.

Parmi les trouvailles de moindre importance, on peut indiquer ce qui regarde le protestantisme de la femme de Montesquieu (p. 26-28) 2, la liaison des plus intimes qui s'établit entre lui et la sœur de la marquise de Prie, Me de Clermont, inspiratrice du Temple de Gnide et du Voyage à Paphos (p. 73-78) 3, enfin les mille détails donnés dans le chapitre xi sur le baron de la Brède, dessinant à l'anglaise le parc qui entoure son château 4, faisant dresser sa généalogie, créant une substitution, sollicitant l'érection de sa terre en marquisat, exerçant ses droits féodaux (p. 130-143), et dans le chapitre XIII sur le gentilhomme campagnard considéré comme administrateur, comme vigneron, comme marchand de vin, sur ses procès, sur son esprit d'ordre et sa générosité (p. 159-171).

Empressons-nous de déclarer que Montesquieu ne perd rien à être vu en déshabillé 5; il nous apparaît, dans les mémoires de M. V., bon, obligeant, sans vanité, sans jalousie, mettant au-dessus de tout la justice et la vérité, aimant d'un sincère amour, pour lui emprunter une de ses paroles, « le bien et l'honneur de la patrie ». Tout cela rachète et efface les fautes que l'on aurait eu parfois l'occasion de lui reprocher, et,

1. Les nièces de Mazarin et le duc de Nivernais, t. x des Causeries du lundi, 1858, p. 323.

2. M. V. remarque, à ce propos, que « M. Coquerel regrettera d'avoir accusé d'amitié pour les persécuteurs de la religion réformée le seul philosophe du xvIII° siècle qui se soit allié avec une de ses coreligionnaires. »>

3. M. Laboulaye constate (préface, p. 1) que Montesquieu tenait à la Régence par ses faiblesses, tout autant que par la hardiesse de ses idées. « M. V. a reproduit (p. 76-77) trois lettres galantes et inédites de Montesquieu adressées vraisemblablement à M. de Clermont. A propos de la Régence, on regrette que M. V. ait dit de Philippe d'Orléans (p. 58) qu'il poussa peut-être le culte du plaisir jusqu'à vivre avec sa fille. Même atténuée par le mot peut-être, une telle imputation n'est pas à sa place dans un livre honnête : laissons-la dans les boueux pamphlets de La GrangeChancel et de ses copistes.

4. M. V. compare (p. 51), en un style un peu trop romantique, l'immense masse noire de ce château à un grand sphinx.

5. « Je l'ai montré, » dit M. V. (p. xvII), « de la tête aux pieds avec ses habits, ses mœurs, ses livres et son temps. La ressemblance tient autant aux petits détails qu'aux lignes d'ensemble. >>

somme toute, le Montesquieu de l'histoire vaut certainement le Montesquieu de la légende.

M. V. a groupé, dans l'Appendice, des études fort curieuses sur un pamphlet inconnu contre Montesquieu (p. 357-366) 1, sur Montesquieu et Frédéric II (p. 367-373), sur les éditions originales de Montesquieu (p. 374-379) 2, sur les écrits relatifs à la vie et aux œuvres de Montesquieu (p. 379-388), sur l'iconographie de Montesquieu (p. 389-395). A la suite de ces études toutes très-bien faites, M. V. a publié (p. 398-407) un Mémoire pour servir à l'éloge de M. de Montesquieu par M. de Secondat, son fils, dont il a acheté à un marchand d'autographes le manuscrit, daté du 4 avril 1755, et qui, communiqué à divers contemporains, devait être la base de tout ce qui a été écrit sur l'illustre président à mortier au parlement de Bordeaux.

Je dois à Mme la comtesse de Raymond, cousine des descendants actuels de Montesquieu, la communication de quelques notes qui, jointes à certains extraits de livres que M. V. n'a pu consulter, me permettront de compléter, sur quelques points, les informations du narrateur.

Quand M. V. dit (p. 7), du père et de la mère de son héros, que l'un était «< éclairé et pieux », que l'autre « fut le modèle des vertus chrétiennes, et a laissé une réputation de sainteté », n'est-ce pas trop peu dire? J'ajouterai, pour Jacques de Secondat, que dans un cahier conservé aux archives de la Brède, Montesquieu a écrit que son père avait une figure noble et charmante 3, beaucoup de sens et d'esprit. J'ajouterai, pour Marie-Françoise de Penel, que l'on a retrouvé dans ces mêmes. archives une page du Journal de son mari qui renferme d'elle ce touchant éloge :

1. « Il existe, » dit M. V. (p. 357), « un pamphlet auquel les journalistes du temps ont fait allusion, que la génération suivante a cité sans le connaître et dont les bibliographes d'aujourd'hui parlent au lieu de le lire. C'est un peu la fable de la Fontaine, les femmes et le secret. » Il s'agit du livre du fermier général Claude Dupin : Réflexions sur quelques parties d'un livre intitulé de l'Esprit des lois. Paris, 1749, 2 in-8°. On n'en a que deux exemplaires, un à l'Arsenal, l'autre à Blois, chez M. G. du Plessis. M. V. a facilement réfuté le récit de Chamfort, si souvent répété, notamment par George Sand (Histoire de ma vie), récit d'après lequel Montesquieu, au désespoir, serait allé trouver Me de Pompadour qui, sur sa prière, aurait fait hacher toute l'édition; il n'a eu qu'à reproduire (p. 361) une lettre, jusqu'à ce jour inédite, de l'auteur même du pamphlet (10 juin 1757), lequel déclare que, mécontent de sa réfutation, il jeta au feu les exemplaires qu'il en avait fait imprimer, moins deux qu'il ne put retirer de la circulation.

2. L'article débute par cet aveu : « Les éditions originales de Montesquieu ont été l'objet de beaucoup d'erreurs; pour ma part surtout, j'en ai commis sous l'anonyme, sous un pseudonymé [Louis Dangeau] et sous mon nom. » Des recherches et des acquisitions nouvelles ont permis à l'auteur de réparer les torts dont il se confesse si bien.

3. Rapprochez de ceci le portrait de Montesquieu si minutieusement retracé par M. V. (p. 12 et 13) et aussi la photographie, donnée en tête du volume, de la médaille gravée par J. Antoine Dassier (1752).

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