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la Révolution, dont on ne nous a peint, en général, que la brillante aurore. C'est surtout la province que M. T. a étudiée; on l'avait trop négligée pour ne voir que Paris où se jouait le grand drame. Il faut pénétrer dans les dessous et les coulisses. En province, la Terreur avait com. mencé dès le mois de juillet 1789 et, à la suite de la terreur, l'émigration. M. T. a réduit aussi à la mesure humaine, et à une mesure singulièrement étroite, le prétendu exploit de la prise de la Bastille. Paris et Versailles obsédés, assiégés, menacés, l'asservissement du roi et de l'Assemblée, la désorganisation des anciens pouvoirs et l'impuissance des pouvoirs nouveaux, tout cela ressort avec un étonnant relief. Un détail, assez piquant, montrera combien il est nécessaire de vérifier les faits et combien ceux que produit M. T. sont propres à modifier les opinions reçues. Michelet l'on est malgré soi tant par les singulières affinique tés du talent que par les éclatants contrastes des œuvres porté à rapprocher de M. T., nous peint le Palais-Royal pendant les premiers mois de la Révolution. « Le Palais-Royal n'était pas le Palais-Royal. Le vice, dans la grandeur d'une passion si sincère, à la flamme de l'enthousiasme, devenait pur un instant. Les plus dégradés relevaient la tête et regardaient le ciel..... honnêtes? Ils ne pouvaient pas l'être, mais ils se sentaient héroïques au nom de la liberté du monde. » (1, 75) « Ces gardes françaises, habitués dans Paris, mariés pour la plupart, avaient vu supprimer peu auparavant par leur colonel, un homme dur, M. du Châtelet, le dépôt où l'on élevait gratis les enfants de troupe (1, 72). » Voilà la légende dorée; la précision du détail la fait en quelque sorte miroiter sous nos yeux; elle plaît parce qu'elle est séduisante et qu'elle semble vraie. Voyons la réalité, comme la peint M. T. « Chaque soir, on les voit (les gardes françaises), entrer au Palais-Royal en marchant sur deux rangs. L'endroit leur est connu; c'est le rendez-vous général des filles dont ils sont les amants et les parasites... Comptez de plus que, depuis longtemps, leur colonel, M. du Châtelet, leur est odieux, qu'il les a fatigués de manoeuvres forcées, qu'il a tracassé et amoindri leurs sergents, qu'il a supprimé l'école où l'on élevait les enfants de leurs musiciens, qu'il emploie le bâton pour châtier les hommes, qu'il chicane sur la tenue, la nourriture et l'entretien... (p. 49-50.) Centre de la prostitution, du jeu, de l'oisiveté et des brochures, le Palais-Royal attire à lui toute cette population sans racines... habitués des cafés, coureurs de tripots, aventuriers et déclassés... On devine l'état de tous ces cerveaux ; ce sont les plus vides de lest qu'il y ait en France, les plus gonflés d'idées spéculatives, les plus excitables et les plus excités (p. 41-42). » Pour Michelet, ce sont des déchus qui se réhabilitent par la liberté; pour M. T., ce sont des énergumènes qui trépignent et s'égosillent jusqu'à mourir sur la place de fièvre et d'épuisement.

Cette peinture des premiers excès est très-neuve; les excès l'étaient-ils également, et, en les peignant de couleurs si éclatantes, M. T. en a-t-il suffisamment précisé le caractère et déterminé les causes? Il ne suffit pas

de montrer comment l'attroupement se forme et comment il gouverne; il reste à dire pourquoi. L'explication se dégage, sans aucun doute, du livre de l'Ancien régime; pourtant j'aurais souhaité que M. T. y insistât davantage dans ce volume. Il attribue une grande importance à la disette; mais il y avait eu auparavant, il y a eu depuis beaucoup d'émeutes alimentaires qui n'ont pas porté les mêmes conséquences. Il en est de même des excès populaires; ils sont de tous les temps et toujours les mêmes. Feuilletez les annales de l'émeute depuis les soulèvements des communes et les jacqueries du moyen âge, jusqu'aux événements dont nous avons été les témoins, vous trouverez les mêmes superstitions sauvages, conduisant aux mêmes fureurs et aboutissant aux mêmes cruautés. Il suffit de comparer la description de l'Anarchie spontanée par M.T. au tableau des Convulsions de Paris par M. Maxime Du Camp. On verra que le peuple, c'est-à-dire l'attroupement, n'a rien oublié ni rien appris. Le point capital est donc moins de montrer ces déchaînements du sauvage qui couve sous le civilisé, que d'expliquer pourquoi ce sauvage, contenu hier, se déchaîne aujourd'hui. Le fait essentiel, c'est l'affaissement des pouvoirs publics, la déroute du gouvernement, le découragement des autorités, le relâchement de la discipline dans l'armée et, par suite de l'absence de commandement et du refus d'obéissance, l'impossibilité de la répression. Ce n'est pas la Révolution qui, au début, a détruit le gouvernement; c'est parce que le gouvernement était détruit que la Révolution a pu se produire. Comment du haut en bas de la hiérarchie cette destruction s'était accomplie, M. T. l'a très-bien vu, il l'a trèsbien exposé dans son Ancien régime et rappelé en termes excellents dans la Révolution. « Les grands seigneurs, à leur toilette, ont raillé le christianisme et affirmé les droits de l'homme devant leurs valets, leurs perruquiers, leurs fournisseurs et toute leur antichambre. Les gens de lettres, les avocats, les procureurs ont répété, d'un ton plus âpre, les mêmes diatribes et les mêmes théories aux restaurants, aux cafés, dans les promenades et dans tous les lieux publics. On a parlé devant les gens du peuple comme s'ils n'étaient point là, et, de toute cette éloquence, déversée sans précaution, il a jailli des éclaboussures jusque dans le cerveau de l'artisan, du cabaretier, du commissionnaire, de la revendeuse et du soldat » (p. 25). Voilà une des causes de dissolution sociale les plus efficaces; il y en a bien d'autres. J'aurais désiré que M. T., qui nous en montre, avec une très-grande abondance de détails, les terribles effets parmi les masses populaires, eût analysé avec la même précision et démontré par un aussi grand nombre d'exemples, les causes de dissolution qui agissaient sur le gouvernement et les classes dirigeantes et, paralysant tout ressort en eux, les réduisaient aux rôles de victimes ou d'instruments passifs de l'émeute. «< Intendants, parlements, commandants militaires, grands prévôts, officiers d'administration de justice et de police, dans chaque province et dans chaque emploi, les gardiens de l'ordre et de la propriété, instruits par le meurtre de M. de Launay, par la prison

de M. de Bezenval, par la fuite du maréchal de Broglie, par l'assassinat de Foulon et de Berthier, savent ce qu'il en coûte de remplir leur office, et, de peur qu'ils n'en ignorent, les insurrections locales viennent sur place leur mettre les mains au collet. Le commandant de la Bourgogne est prisonnier à Dijon... Celui de Caen est assiégé dans le vieux palais et capitule. Celui de Bordeaux livre Château-Trompette, etc. >> p. 71). Et cela, qu'on ne l'oublie pas, dès le mois de juillet 1789. M. T. après nous avoir fait la psychologie de l'attroupement qui envahit, terrorise, tue et pille, aurait complété son étude en faisant la psychologie du gouvernant, de l'intendant, du chef militaire qui se laisse massacrer, ou, impuissant, capitule. Il aurait été bon de placer sur la même ligne et de développer dans une même proportion les causes du succès de l'attaque et celles de la faiblesse de la défense. Autrement le lecteur risque de se méprendre sur les véritables rapports des choses. A voir ce débordement de fureurs sauvages et, en même temps, à supputer le petit nombre de ceux qui s'emparent ainsi brutalement de la France, on est porté à se dire que si le roi et ses ministres avaient eu de l'énergie, s'ils avaient donné des ordres sévères, s'ils avaient usé de répression, il eût été trèsfacile d'arrêter ces émeutes et d'étouffer la Révolution dans son germe. Cela eût été facile, en effet, si la Révolution n'avait pas été autre chose que l'attroupement; mais l'attroupement et sa tyrannie sont le symptôme, ils ne sont pas la cause du mal. Et cette cause est justement l'incapacité où étaient le roi, ses ministres, tout le gouvernement et toutes les classes dirigeantes de vouloir avec énergie, d'agir avec ensemble et d'arrêter le torrent révolutionnaire qu'ils avaient laissé déborder, faute de pouvoir le faire dériver ou le contenir.

Le livre II: L'Assemblée constituante et son œuvre, restera, je crois, comme une des œuvres maîtresses de M. T. et comme un des plus vigoureux morceaux de critique politique que l'on ait écrits en ce temps-ci. Les « causes de désordre et de déraison », les causes de l'impuissance finale de l'assemblée à rien constituer de stable dans l'ordre politique sont depuis les causes morales: la conception de l'homme abstrait, jusqu'aux causes secondaires et matérielles la disposition de la salle analysées avec une perspicacité minutieuse, groupées avec un art supérieur et présentées au lecteur en un tableau aussi fouillé dans le détail que brillamment peint et largement composé. Critique de la constitution, critique du mode de suppression et de rachat des biens féodaux, critique de la constitution civile du clergé, c'est-à-dire des trois œuvres capitales de l'assemblée, ces pages serrées ne laissent que bien peu de place à l'objection; mais elles ne disent pas tout, et, pour les admirer comme il convient de le faire, il faut aussi ne les prendre que pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire une étude des causes pour lesquelles l'assemblée constituante n'a produit dans l'ordre politique que l'anarchie et, en essayant de fonder la liberté, n'a laissé au gouvernement d'autre refuge que le despotisme. Si M. T. avait voulu faire une histoire complète de

la Constituante, il y aurait plus d'une lacune à marquer, ou plutôt, ainsı que dans le livre I, des proportions à rétablir. M. T. ne passe pas absolument sous silence ce que la Constituante a conçu, tenté, préparé ou accompli de bon; il l'indique (p. 277) en quelques lignes; mais il consacre un livre tout entier à expliquer ce qu'elle a fait de mauvais ou ce qu'elle a manqué. C'était le dessein qu'il s'était proposé; il l'a exécuté avec une rigueur extrême, et peut-être, pour avoir voulu demeurer très-précis et très-positif, a-t-il omis certains traits et forcé certaines nuances. Cet excès de simplification et ce désir de grouper les faits en les ramenant à leurs causes générales, porte parfois M. T. à tomber de la généralisation dans l'abstraction. Il tient trop peu de compte des causes personnelles et de l'action des individus, de l'esprit de parti et des passions de parti, des intrigues enfin, et des ambitions qui s'agitaient aussi bien à la cour que dans l'assemblée et au-dessous. Un exemple: la question des deux chambres. «< Aux yeux des constituants, l'expérience n'a pas de prix, et, au nom des principes, ils tranchent successivement tous les liens qui pourraient forcer les deux pouvoirs à marcher d'accord. Point de chambre haute, elle serait un asile ou une pépinière d'aristocratie. D'ailleurs, la volonté nationale étant une, il répugne de lui donner des organes différents » (p. 245). M. T., qui est par dessus tout philosophe, ramène tout ce débat à l'idée abstraite qui y domine; voici un autre historien, qui est par dessus tout politique, qui a vécu dans les assemblées et qui, ayant beaucoup vu et pratiqué les hommes, est porté à tout ramener aux causes concrètes : «< A droite autant qu'à gauche, on était contraire au système des deux chambres..... Tous les membres de l'assemblée constituante et tous les écrivains politiques qui ont laissé des mémoires..... sont d'accord sur ce fait et sur les causes auxquelles il doit être attribué. La première de ces causes, c'est la détestable politique qui portait beaucoup de membres de la droite à rendre la constitution aussi mauvaise que possible afin qu'elle mourût vite... Venait ensuite la jalousie de la noblesse de province contre la noblesse de cour. Enfin une rancune implacable contre les députés de la noblesse qui.... s'étaient, les premiers, réunis au tiers état..... » De là vint que la droite « donna la main au côté populaire pour déjouer une intrigue dont le principal résultat devait être d'élever, aux dépens de leur ordre, des traîtres et des défectionnaires. » (Duvergier de Hauranne, Histoire du gouvernement parlementaire, I, p. 78.) Il me semble ainsi que, plus d'une fois, M. T. a attribué à l'influence exclusive des idées abstraites et de l'esprit classique des faits qui sont le propre des passions humaines, l'œuvre pure de l'orgueil et la conséquence de l'esprit de parti. Après l'expérience de quatre révolutions, nous avons vu des hommes qui certes n'avaient point été élevés à l'école de Rousseau, reproduire, avec des arguments empruntés au vocabulaire des sciences positives, les mêmes principes à l'appui des mêmes prétentions.

Il me paraît aussi que dans les comparaisons qu'il fait ou qu'il suggère indirectement avec les nations étrangères, M. T. a tenu trop

peu de compte de la différence des temps. Dans sa critique de l'Assemblée constituante, l'Angleterre paraît toujours présente à sa pensée, et son lecteur oppose inévitablement, à cette constitution qui périt par l'abstraction, l'exemple d'une constitution qui aurait réussi grâce à la politique tout expérimentale de ceux qui l'ont créée, appliquée et développée. Sans doute, à prendre la constitution anglaise dans Montesquieu, on s'étonne que les hommes de 1789 n'aient pas tout simplement essayé de l'appliquer à la France. Mais il faut considérer que la constitution anglaise, telle qu'elle existait au temps de Montesquieu, était le résultat de longues révolutions, qu'elle s'était formée à travers les incertitudes, les luttes et les tâtonnements, que la France, sous le rapport du régime parlementaire, se trouvait, en 1789, à une grande distance de l'Angleterre. Les hommes de 1814 eussent été absurdes et coupables de méconnaître l'exemple de nos voisins, et ils ne le méconnurent pas; mais ils avaient fait, en vingt-cinq ans de crise, l'expérience que l'Angleterre accomplissait depuis le moyen âge, et c'est grâce à cette expérience qu'ils purent comprendre et adapter à nos mœurs la constitution anglaise. Ajoutons qu'en 1789 l'Angleterre était loin de présenter un exemple séduisant et de fournir une expérience décisive. Eussent-ils été moins portés à l'abstraction, les constituants auraient été, sur plus d'un point, arrêtés et troublés par le spectacle même que l'Angleterre présentait en leur temps. Elle était en pleine crise et en plein enfantement de sa constitution telle que ce siècle nous l'a fait voir. Macaulay nous a peint (Essai sur Lord Chatham) l'Angleterre telle que les Français la purent voir vingt ans avant la Révolution : « Une nation bouleversée par les factions, un trône assailli par les plus violentes invectives, une chambre des communes détestée et méprisée par la nation, l'Angleterre animée contre l'Ecosse, la Grande-Bretagne luttant contre l'Amérique. » Il y aurait là des nuances à marquer et plus d'un fait à citer pour expliquer comment les hommes de 1789 firent si peu de cas de la constitution anglaise. Je me borne à cette simple note. Je ferais la même remarque à propos de la Russie. M. T. oppose aux réformes imprudentes de la Constituante les réformes, qu'il croit réfléchies, du tsar Alexandre. «< Aussi maladroite pour construire que pour détruire, elle invente, pour remettre l'ordre dans une société bouleversée, une machine qui, à elle seule, mettrait le désordre dans une société tranquille. Ce n'était point trop du gouvernement le plus absolu et le plus concentré, pour opérer sans trouble un tel nivellement des rangs, une telle décomposition des groupes, un tel déplacement de la propriété. A moins d'une armée bien commandée, obéissante et partout présente, on ne fait point pacifiquement une grande transformation sociale : c'est ainsi que le tsar Alexandre a pu affranchir les paysans russes » (p. 278). Si M. T. avait cité la manière dont l'affranchissement des serfs avait été opéré en France et dans les domaines du roi en particulier, je crois que l'exemple eût été à la fois plus direct et plus décisif; mais est-il sûr que

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