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plus en état que moi de négocier sa remise avec le sieur de Morande. Il aime beaucoup sa femme, et je me charge de faire faire à celle-ci tout ce que je voudrai. Je pourrais même lui faire enlever le manuscrit, mais cela pourrait faire tapage entre eux je serais compromis, et il en résulterait un autre tapage plus terrible.

Je pense que si on lui offrait 800 guinées, il serait fort content. Je sais qu'il a besoin d'argent à présent je ferai tous mes efforts pour négocier à une moindre somme. Mais à vous dire vrai, monsieur, je serais charmé que l'argent lui fut remis par une autre main que la mienne, afin que, d'un côté ou d'un autre, on n'imagine pas que j'ai gagné une seule guinée sur un pareil marché. › D'après les instructions qu'il avait reçues d'Eon entra en pourparler avec Morande. Au bout de peu de peu de temps, un projet de traité fut arrêté sur ces bases: 1° une sommede 800 livres sterling, une fois payée, serait donnée à Morande; 2o Morande ferait sa soumission en justice de payer 1,000 livres sterling aux pauvres de la paroisse, si, par la suite, il était convaincu devant un tribunal d'avoir fait imprimer quelque ouvrage contre le roi, ses maîtresses ou ses ministres. Mais le 26 avril (1773) arriva à d'Eon une dépêche du comte de Broglie qui lui mandait de suspendre sa négociation, attendu que le comte Dubarry avait pris d'autres mesures. Les choses en restèrent là pour d'Eon: mais non pas en ce qui concernait Morande. Des émissaires secrets furent envoyés à Londres pour tâcher d'enlever le libelliste. Ils n'y réussirent pas, et Morande reprit sa plume.

Peu de temps après, Beaumarchais, informé par La Borde, le valet de chambre du roi, des projets de Morande, se fit commissionner pour museler le Cerbère. Il partit aussitôt pour Londres, où il se fit connaitre sous le nom de Ronac, anagramme de Caron. Beaumarchais était accompagné du comte de Lauraguais.

Le jour même de leur arrivée à Londres, Morande alla chez d'Eon et l'informa que deux seigneurs français s'étaient présentés le matin chez lui, les poches pleines d'or, et lui avaient demandé de supprimer ses Mémoires contre Mme Dubarry, mais qu'il n'avait rien voulu conclure en dehors du Chevalier qui le premier avait négocié cette affaire, et que les deux seigneurs étaient dans leur carrosse au coin de la rue, attendant que d'Eon voulut bien les recevoir.— « Qui sont ces seigneurs? répondit d'Eon. Ont-ils, pour moi, des lettres de personnes en place à Versailles ou à Paris?» — « Je ne les connais pas, reprit Morande, et ils n'ont rien pour vous. Ils veulent garder le plus complet incognito.» « Alors, je refuse de conférer avec des personnes inconnues. Qui sait si ce ne sont pas des émissaires de la police qui me feraient dire ce que je ne

veux ni penser ni dire ?... Tout ce que je peux faire pour vous, c'est de vous donner un conseil. Entre nous, le métier que vous exercez ressemble fort à celui de voleur de grand chemin: attaquez-vous donc à la voiture la plus dorée qui se présentera sur la route. La mienne, vous le savez, ne contient que 800 livres sterling; si celle de vos deux seigneurs est plus richement chargée, donnez-lui la préférence. Vous avez femme, enfants, domestiques et dettes, et la vie est si chère à Londres ».

Quelques jours plus tard, d'Eon apprit que des deux seigneurs, l'un était le seigneur (en effet très inconnu, dit le Chevalier) Caron de Beaumarchais; l'autre, le seigneur très connu Brancas, comte de Lauraguais, et qu'ils avaient traité avec Morande pour la suppression de son libelle moyennant 1,500 louis comptant, 4,000 livres de pension sur la vie de Morande, et, en cas qu'il vint à mourir, 2,000 livres de pension sur la vie de sa femme.

• Vous êtes un maladroit, dit d'Eon à Morande la première fois qu'il le rencontra. Pendant que vous étiez en train il fallait exiger une pension sur la vie de vos enfants légitimes et bâtards, de votre chien et de votre chat. Morande sut s'y reprendre, au reste, en changeant de métier. De libelliste il devint espion. « C'était, écrit Beaumarchais à M. de Sartines, directeur de la police, un audacieux braconnier, j'en ai fait un excellent garde chasse ».

Jusqu'en 1775 d'Eon n'eut aucuns rapports avec Beaumarchais, quoique celui-ci, depuis son premier voyage pour l'affaire Morande, fut revenu à Londres et y eut fait un séjour assez prolongé. Mais lors d'un troisième voyage Morande amena Beaumarchais chez le Chevalier. Nous nous vimes ainsi tous deux, dit d'Eon, conduits sans doute par une curiosité naturelle aux animaux extraordinaires de se rencontrer. »

Après quelques visites, Beaumarchais qui connaissait la situation du Chevalier vis-à-vis de la cour de Versailles, lui offrit ses services. D'Eon accepta. « Semblable à un noyé, dit-il, je me suis accroché à la barque de Caron comme à une barre de fer rouge. Quoique j'aie pris la précaution d'armer ma main de gantelets, je n'ai pas laissé que d'avoir par la suite les doigts brûlés. »

Ce ne fut pas seulement d'un gantelet que se munit d'Eon pour lutter avec Caron, comme il se plait à dire, ce fut aussi d'un éventail... Le mot va surprendre, mais plus surprenante encore est la chose. Qui l'eut pensé, à voir l'indignation du Chevalier quand on commença à élever des doutes sur son sexe? Qui eut dit que le sabre du fier capitaine de dragons se transformerait un jour en quenouille?... Pourtant, les faits sont là, authentiques et irréfutables. Dès ses premiers entretiens avec Beaumarchais, que fait Sc. hist.

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d'Eon? Il s'épand en prétendues confidences sur sa nature physique et lui déclare qu'il est femme. Le comble du merveilleux est que Figaro s'y laisse prendre.

D'où pouvait bien provenir cette déclaration mensongère? Quel mobile, quelle ruse l'avait inspirée à d'Eon?... On a dit plus haut que l'énergique attitude du Chevalier à l'occasion des rumeurs qui s'étaient répandues sur son sexe ne permettait pas de supposer qu'il eut cherché à passer pour une Clorinde ou une Jeanne d'Arc dans le but de conjurer l'oubli. Ces préoccupations écartées, quelles considérations ont pu le porter à démentir tout le passé? On n'en aperçoit guère que d'une sorte, l'espoir d'obtenir plus facilement satisfaction de la cour de Versailles, qui n'oserait plus refuser à une femme le prix du sang versé et des services rendus par le soldat et par le diplomate. Ce qui renforce cette supposition, c'est que Beaumarchais ne fut ni le seul ni le premier qui reçut de d'Eon des aveux de cette nature. En 1772, le Chevalier en avait fait de semblables à Drouet, secrétaire de M. de Broglie, qui était allé à Londres. Il y aurait même eu quelque chose de plus si l'on prend à la lettre ce billet écrit, à ce sujet, par de Broglie à Louis XV, dans le courant du mois de mai : « Je ne dois pas oublier d'instruire Votre Majesté que les soupçons qui ont été élevés sur le sexe de ce personnage extraordinaire (d'Eon) sont très fondés. Le sieur Drouet, à qui j'avais recommandé de faire de son mieux pour les vérifier, m'a assuré à son retour qu'il y était parvenu, et qu'il pouvait me certifier que le sieur d'Eon était une fille, et n'était qu'une fille, qu'il en avait tous les attributs. » - Sur quels indices s'était fondé Drouet? Avait-il été le jouet de son imagination? Avait-il été la dupe, comme on l'a insinué, d'une odieuse supercherie? Sur tout cela mystère. Ce qu'il y a d'avéré, c'est que cette fausse révélation faite à Beaumarchais fut plus tard renouvelée par d'Eon à Gudin, ami de Beaumarchais. Dans ses Mémoires inédits sur Beaumarchais, Gudin raconte qu'ayant rencontré cette femme intéressante (d'Eon) à un diner chez le lord-maire Wilkes, « elle lui avoua qu'elle était femme et lui montra ses jambes couvertes de cicatrices, restes de blessures qu'elle avait reçues lorsque, renversée de son cheval tué sous elle, un escadron lui passa sur le corps et la laissa mourante dans la plaine ».

Quels qu'aient pu être, en somme, les moyens de persuasion employés avec les uns et les autres par d'Eon, un point hors de doute est que Beaumarchais fut absolument convaincu que le Chevalier était une femme. Il alla même plus loin, et s'abandonna à une véritable tendresse amoureuse pour cette innocente rosière de quarante-sept ans, si longtemps persécutée, qu'il supposait d'ailleurs le payer de retour.

Doublement transporté, et par son amour pour la Chevalière et par l'espoir d'obtenir d'elle une transaction qui lui vaudra la faveur du roi, Beaumarchais revient à Versailles, plaide avec chaleur la cause de d'Eon, et demande l'autorisation de renouer avec elle les négociations rompues. Vergennes. qui était alors ministre des affaires étrangères, y souscrit. Par une lettre qu'il écrit à Beaumarchais, le 21 juin 1775, on voit que le sexe féminin de d'Eon semble ne devoir plus faire de doute; néanmons il n'est pas parlé de faire prendre au Chevalier un costume de femme. Ce n'est que le 26 août qu'une dépêche de Vergennes au nouveau négociateur soulève cette question à propos de l'impatience que montrait d'Eon d'aller à Paris : « Quelque désir que j'aie, disait le ministre, de connaître et d'entendre M. d'Eon, je ne vous cacherai pas une inquiétude qui m'assiège. Ses ennemis veillent et lui pardonneront difficilement tout ce qu'il a dit d'eux. S'il vient ici, quelque sage et circonspect qu'il puisse être, ils pourront lui prêter des propos contraires au silence que le roi impose. Si M. d'Eon voulait se travestir, tout serait dit: c'est une proposition que lui seul peut se faire: mais l'intérêt de sa tranquillité semble lui conseiller d'éviter, du moins pour quelques années, le séjour de la France, et nécessairement celui de Paris.»

D'où provenait cette condition nouvelle de Vergennes, et quel en était le but? Selon toute vraisemblance, la préoccupation de Vergennes et du roi était de rendre impossible une rencontre entre d'Eon et le fils du comte de Guerchy qui avait juré de venger, les armes à la main, la mort de son père, s'il en rencontrait l'auteur sur son chemin. D'Eon se reconnaissant femme, même par le costume, le fils de Guerchy ne pourrait plus songer à lui demander raison... A tout prendre, Louis XVI et son ministre n'étaient pas peut-être absolument convaincus de la féminalité de d'Eon; mais ils s'étaient laissés envahir par la rumeur publique, et l'occasion d'en tirer parti leur parut si propice qu'ils se gardèrent bien de pousser les recherches à fond. Si l'on s'en rapporte, au reste, à une lettre de d'Eon à Beaumarchais (7 janvier 1776), sous Louis XV déjà il aurait été question d'imposer au Chevalier les vêtements de femme lorsque des propositions lui furent faites pour la remise des papiers : « Ce n'est pas moi, écrivait d'Eon, qui ai demandé cette métamorphose, c'est le feu roi et M. le duc d'Aiguillon (son ministre), c'est le jeune roi et M. le comte de Vergennes ».

Lorsque Beaumarchais parla à d'Eon de travestissement le pre

(1) Beaumarchais et son temps, par M. de Loménie.

mier mouvement du Chevalier fut de se cabrer et de repousser la condition. Mais le négociateur y mit tant d'opiniâtreté et tant d'instance que d'Eon finit par se laisser gagner.

Cette prise d'habits imposée à d'Eon a provoqué, de la part de M. de Loménie (1), des réflexions qu'il n'est pas possible de passer sous silence. « Comment s'expliquer, dit cet écrivain, qu'un roi, pour arrêter les suites d'une querelle, ne trouve pas de moyen plus simple que de changer un des adversaires en femme, et qu'un officier de quarante-sept ans préfère renoncer à toute carrière virile et porter des jupes pendant tout le reste de sa vie plutôt que de s'engager tout simplement à refuser, par ordre du roi, une provocation, ou plutôt que de rester dans la disgrâce et l'exil en gardant sa liberté et son sexe?» - Un moyen plus simple se fut en effet présenté si d'Eon eût résidé en France : ce moyen c'eût été l'internement à la Bastille. Mais à Londres, où vivait le Chevalier, il n'y avait pas de Bastille, et s'en fut-il rencontré une, qu'on eût pu craindre que le ministère anglais eût le mauvais goût de ne pas la mettre à la disposition de la cour de Versailles. Il fallait donc recourir à un expédient d'autre nature, et quel autre pouvait se présenter plus naturellement à l'esprit que celui de l'habillement en femme par souvenir de l'ancien déguisement de d'Eon en Russie et des paris engagés à Londres sur son sexe ?... Pour ce qui est de l'adhésion de d'Eon, on ne doit pas perdre de vue qu'il ne pouvait plus suivre de carrière virile, par la raison qu'il était destitué de ses emplois militaires et diplomatiques, et qu'à plusieurs reprises on lui avait interdit d'accepter les différents postes qui lui avaient été offerts par des cours étrangères. D'un autre côté, lors même que d'Eon se serait engagé à refuser, par ordre, toute provocation, n'eût-on pas eu à craindre que, l'occasion venue, il ne sût pas se maîtriser, et doit-on s'étonner qu'il ait consenti à prendre des précautions contre lui-même ?... Enfin, de rester dans la disgrâce et l'exil en gardant sa liberté et son sexe, eût été sans doute plus digne et plus héroïque. Mais d'Eon ne fut rien moins qu'un héros. Il aimait la vie large, mondaine, brillante et de telles tendances ne portent pas au renoncement (1).

(1) Pour expliquer ce changement de costume et faire croire que d'Eon reprenait le genre de vêtements qu'il eût dû toujours porter, on alla jusqu'à imaginer une histoire qui se trouve consignée dans une légende placée au-dessous du portrait féminin de d'Eon, gravé en 1788, par Angélina Hauffmann. Un oncle maternel du Chevalier, dit cette légende, oncle immensément riche, voulait faire passer toute sa fortune sur son neveu, si sa sœur avait un fils. Le premier enfant fut une fille. Il en fut de même

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