XIX. BATAILLE. 'JOURNEE DE FORNOUE, 495. L Où la Ltque D'ITALIE fut rompuë par Ors qu'un grand Roy conduit en perfonne une Armée victorieuse, il est difficile qu'elle ne fafse de plus grands efforts, & ne produise de plus merveilleux effets, que si elle étoit simplement conduite par un General, ou par un Lieutenant, dont la generosité ne sera pas fi connuë, ny la personne si confiderable que celle d'un puislant Monarque. C'est ce qui arrive ordinairement à nos Rois, dont la prefence vaut plus de dix mille hommes à une Armée, & c'est auffi ce qui arriva à Charles VIII. lequel aprés la conquête du Royaume de Naples, retournant en France, fut attaqué par l'Armée de la ligue, concluë contre luy entre le Pape Alexandre VI. Maximilian Roy des Romains, le Roy d'Efpagne, la République de Venise, & le Duc de MiJan, qui defiroient ensevelir les François dans leurs triomphes, leur ravir des mains le Royaume de Naples, & exterminer de si puissans voisins de leurs Etats. Le Roy averty du puissant armement que dressoit la ligue de ses Ennemis, pour empêcher son retour en France, resolut neanmoins de se faire jour, & de s'ouvrir le passage à force d'armes. Le Maréchal de Gié, qui conduisoit l'avant-garde, avoit déja confidere le Camp des Ennemis, & 1495. reconnu qu'ils s'y tenoient renfermez, fans faire mine de vouloir l'attaquer, quoy qu'il fût en leur pouvoir de le défaire, ou de le forcer dans fon poste, veu le petit nombre des siens, qui n'étoient que cent foixante hommes d'armes, & huit cent Suifles, au lieu que leur Armée étoit de quarante à cinquante mille combattans. Parmy cette grande multitude il y avoit deux mille fix cens hommes d'armes, chacun avec un Archer, & quatre chevaux de service, cinq mille Chev aux - legers avec quinze cent Stradiots, qui font Soldats Albanois de Nation, sujets ou alliez des Venitiens, & font montez sur des chevaux Turcs trés-vêtes. Ils ne font point autre métier que de la guerre, ne prennent point de prifonniers, mais tuent tout, & portent les têtes de ceux qu'ils ont tuez au General de l'Armée, pour en avoir autant de Ducats, felon la coûtume des Turcs. Des cinq parties de l'Armée les quatre étoient à la folde des Venitiens, & la cinquiéme à celle du Duc de Milan, à la reserve de quelque bandes de Lansquenets, envoyez par le Roy des Romains Maximilian d'Autriche. François de Gonsague Marquis de Mantouë étoit General de toute cette grande Armée, quoy que le Comte de Cajaze de la maison de Saint Severin qui avoit été du party de France au commencement de ce voyage, commandât les troupes Milanoises, & Bernard Contaren les Stradiots. Avec eux étoient Rodolphe de Mantouë, oncle paternel de Guy Ubalde Marquis de Feltry, Rinuce Farnese, Annibal Bentivole, Paulo Manfronio, le Comte Bernardin de Mantouë, furnommé Fortebracho & plusieurs autres grands Capitaines. Le Maréchal de Gié ayant envoyé quarante chevaux, pour découvrir plus exactement le Camp & 1495. la contenance des Ennemis, ils détacherent contre eux leurs Stradiots › qui les pouflerent jusques dans les tranchées des nôtres ; & couperent la tête à trois ou quatre qu'ils avoient tuez; mais ils furent fi effrayez d'un coup de canon qui tua un -de leurs chevaux qu'ils se sauverent incontinent à toude bride. Le Maréchal eut avis par ses coureurs, que les ennemis étoient bien fortifiez, & leur camp bordé d'artillerie: ce qui fut même d'ailleurs confirmé au Roy, de forte que la resolution fut prise au Conseil de guerre, que puis qu'il falloit neceffairement pafler prés des Ennemis, & que les Ennemis étoient fix contre un, bien munis, & bien fortifiez dans leur Camp, le meilleur étoit de marcher en bonne ordonnance, fans les attaquer au passage, mais que s'ils fortoient de leur Camp, pour venir à la bataille, on les combattroit valeureusement. Or la raison pour laquelle les Ennemis n'avoient pas attaqué nôtre Avant-garde avant l'arrivée du Roy, étoit qu'ils faifoient leur compte d'emporter plus aifément toute l'Armée, lors qu'elle seroit jointe ensemble dans la vallée. Car le bourg de Fornouë, où le Maréchal de Gié s'étoit pofte, est au pied d'une haute montagne, & à la descente d'une profonde vallée, par laquelle il falloit de neceffité que le Roy paflat, & les Ennemis qui craignoient, que défaisans l'Avant-garde, sa Majeste ne voulût retourner dessus ses pas, & prendre. sa retraite ailleurs, resolurent de ne point l'attaquer, que le Roy ne se fût rejoint à elle. Là-dessus arriva un accident qui fut capable de confirmer les Ennemis en cette resolution. Car ayant pris un Suisse blesse, ils le menerent dans leur Camp, & le Comte de Cajaze luy demandant quelles troupes il y avoit en l'avant-garde avec le Maréchal le prisonnier fit réponse qu'il y avoit trois cens hommes d'armes, & quinze cens Suisses, doublant le nombre, pour épouvanter les 1495 Ennemis. Le Comte repartit qu'il étoit menteur, & que n'y ayant pas en toute l'Armée trois mille Suifses, on n'en eût pas mis plus de la moitié à l'Avantgarde; neanmoins le Marquis de Mantouë ne voulut point qu'on l'attaquât dans la montagne, soit qu'il crût que le Suifle dit la verité, ou qu'il voulût attendre le reste des forces de la ligue, qui augmentoient tous les jours, ou bien que par vanité il se promît de défaire toute l'Armée du Roy ensemble, à la traverse de la vallée. Le Roy donc s'étant rejoint à son Avant-garde vint loger à Fornouë, où l'Armée trouva des provifions en abondance, d'autant qu'on en apportoit de tous côtez, parce qu'on les vendoit à très haut prix, quoy que le pain fût bien noir, & le vin trempé plus de la moitié d'eau. Encore doutoit-on que tout fût empoisonné, & personne n'osa en manger de quelques heures, l'apprehenfion du peril arrêtant l'avidité de la faim. Toutefois ny là, ny ailleurs en toute l'Italie, cette malice d'empoifonner les vivres ne fut point pratiquée durant ce voyage. Que fi les Italiens se montrerent en cela fidelles & retenus, la passion des Venitiens fut fi déreglée, qu'ils promirent cent mille Ducats de récompense, à quiconque ameneroit le Roy prifonnier , ou porteroit sa tête en leur Camp, & fix Ducats pour chaque tête des François. Le Roy, après avoir étendu son Camp depuis le pied de la montagne, jusqu'à celuy de la ligue, qui étoit dans la vallée, à une lieuë de la même montagne ; se trouva fi prés du Camp enne my, que toure la nuit suivante il y eut de conzinuelles allarmes ; les Stradiots venans à tou te heure reveiller les nôtres, à la faveur d'un petit bois qui étoit entre les deux Camps; tellement que fans beaucoup de danger, ils s'avançoient & se retiroient à couvert. Cette vallée par laquel $495. le il falloit que l'Armée Françoise passat, pour continuer son chemin droit à la Ville d'Ast, n'est large que d'un quart de lieuë, ayant des côteaux à droite & à gauche, étant remplie de cailloux à plus de demy lieuë de la montagne. Les Ennemis estoient campez sur un côteau à main droite, de maniere qu'il falloit necessairement paffer bien prés d'eux, ou prendre le chemin de l'autre côteau, qui eût esté trop difficile & trop rude pour l'Artillerie. La riviere du Tarro, qui est petite en cet endroit, & méme guéable par tout, couloit entre les deux Armées; Mais au point du jour de la bataille, qui fut le lundi fixiéme Juillet, mil quatre cent quatre-vingt-quinze, elle s'estoit enflée par une grofle & extraordinaire pluye qui tomba la nuit precedente avec des foudres, des éclairs, & des tonnerres effroyables, triftes augures du carnage du jour suivant, dont les François qui avoient faute de hutes & de tentes, furent grandement incommodez, toutefois l'orage ayant ceffé, la riviere se trouva guéable au Soleil levant.. Alors le Roy, aprés avoir ouy la Messe, & fait repaître les hommes & les chevaux, commanda que toute l'Armée marchât en ordonnance de ba. taille. Au départ, on jugea que pour amufer les Ennemis, ou reconnoistre si leur dessein eftoit de combattre, il estoit à propos d'envoyer à eux sous ombre de quelque pour-parler de paix, & leur remontrer que l'intention du Roy n'estoit que de passer outre, fans faire aucun acte d'hoftilité, que contre ceux qui entreprendroient de s'opposer à fon passage. Un Trompette de sa Majesté donna une chamade à cet effet, & les Ennemis, aprés avoir renu conseil sur ce sujet, conclurent enfin à la bataille. Cependant l'Artillerie tiroit de grande furie de part & d'autre. Toute l'Armée ayant pris l'ordre |