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LIVRE V.

CINQUIÈME DEGRÉ DE LA FOI AU DEVOIR.

FOI A L'EXISTENCE SPÉCIALE DU DEVOIR. REJET DES SYSTÈMES QUI CONFONDENT LE DEVOIR AVEC L'ORDRE ARBITRAIRE IMPOSÉ PAR LA FORCE, CRÉÉ PAR LA CONVENTION, OU TRACÉ PAR L'AUTORITÉ.

156. Objet de ce livre.

«La parole mauvaise est comme un arbre mauvais.
Elle est à fleur de terre et n'a pas de stabilité.»>
(Le Coran, chap. XIV: Abraham, la paix soit avec
lui; vers. 31.)

Rejet de

trois systèmes qui refusent une existence spéciale au devoir.

157. 1er système : Devoir confondu avec l'ordre arbitraire imposé par la force.

158. Allégation de la nécessité de la force, pour détruire un prétendu état naturel d'hostilité entre les hommes.

159. Réfutation de ce premier système. Cercle vicieux dans lequel il tourne.

160. 2e système Devoir confondu avec l'ordre arbitraire créé par la convention..

161. Subdivisions de ce 2e système. 162. Réfutation de ce deuxième système. Cercle vicieux dans

lequel il tourne.

163. 30 système : Devoir confondu avec l'ordre arbitraire créé par l'autorité. Se confond avec les précédents, si l'on

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165. Réfutation de ce troisième système.Il blesse l'idée des perfections de Dieu. 166. La souveraineté est la réunion de la puissance, de la sagesse et de la bonté. 167. Devoir : loi qui résulte de tous les caractères de la souveraineté de Dieu.

168. Conséquence du rejet des trois systèmes précédents.-Affirmation de l'existence spéciale du devoir.

169. Sentiment général de l'humanité dans ce sens. 170. Actes de l'humanité, conformes à ce sentiment.

171. Langage de l'humanité, conforme à ce sentiment.

156. Le sens intime nous a convaincus « que nous

<< sommes, que nous pouvons, que nous savons, que

«<< nous voulons 1.» Ces quatre vérités ne nous suffisent point encore. Tout en paraissant se réveiller du sommeil où le scepticisme, le panthéisme et le fatalisme ont menacé de le plonger, l'esprit peut encore rester sous l'empire d'une funeste erreur. Sans nier précisément je ne sais quel Dieu et quelle humanité, on peut se retrancher dans une négation subsidiaire du devoir. Il suffit pour cela de soutenir que cette expression, le devoir, n'a aucun sens spécial; que ce qu'elle prétend indiquer, chimère inintelligible, se confond avec l'ordre arbitraire imposé par la force, créé par la convention, ou tracé par l'autorité.

157. PREMIER SYSTÈME. - Devoir confondu avec l'ordre arbitraire imposé par la force. - Telle était la doctrine de quelques sophistes grecs, tels que Caliclès, Archélaüs1 (maître de Socrate, renié par son élève), Carnéades, Aristippe, Thrasimaque, qui, au témoignage de Platon, définissait le devoir ce qui plait au plus puissant. Parmi les philosophes modernes qui ont soutenu cette thèse, il faut placer en première ligne Hobbes.

Pour imposer comme règle ce qui lui plait, le plus

1 Campanella. -Voy. Tennemann, Manuel de l'histoire de la philosophie, § 321.

2 << Nec natura potest justo secernere iniquum.» (HORAT.)

Montaigne dit en se moquant des prétendues lois naturelles « Qu'on << m'en montre, pour voir, une de cette condition! » Mais nous le verrons se contredire.

3 In Gorgia, Platonis.

4 Du moins d'après la manière dont Bayle explique le passage du liv. II de Diog. Laert. qui le concerne.

5 Diogen. Laert., lib. II.

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6 Cic., De Rep., III, 5, 15. — Lactance, Instit. div., lib. V, cap. XVII. — Diog. Laert., lib. IX.

puissant procède ou par la force ouverte proprement dite, ou par la ruse, force dissimulée... Usurpation violente des conquérants, ou fraude ambitieuse des tyrans, voilà l'histoire de la création des États. Alexandre gagne des batailles; Numa feint des entretiens avec Egérie; Lycurgue fait confirmer ses lois par Apollon Pythien; Mahomet se dit prophète... D'autres, comme eux, « fabriquent de leurs mains un Dieu << avec de l'argile, et quand ils l'ont fait, feignent de << l'adorer pour que nous l'adorions après eux1. »

158. Faut-il les blâmer? Oui, répond-on, si c'est par des vues d'intérêt personnel qu'ils agissent; non, s'ils ont compris que c'est le moyen de rendre service à l'humanité. Dans l'état de nature, suivant Hobbes, l'homme appelle purement et simplement «< bon ce << qui lui plait et mauvais ce qui lui déplait2. » Il est pour son semblable ce qu'un loup est pour un loup. Il est même plus féroce que le loup, l'ours et le serpent, inoffensifs en général pour ceux de leur espèce. Extermination réciproque, voilà l'état antésocial. Chacun a contre tous le droit de tout avoir et de tout faire. Grâces soient donc rendues aux plus entreprenants et aux plus habiles, qui créent la société pour remédier à une situation auparavant intolérable!

1 Jules Simon, Le Devoir. Comparez Montaigne (Essais, liv. II, chap. XVI).

2 Hobbes, De nat. hum. - De cive.

3 Hobbes, De cive.

Rousseau reconnaît également à l'homme, dans l'état de nature, un droit illimité à ce qui lui est nécessaire, même à tout ce qui le tente. Il peut ne laisser à autrui que ce qui lui est inutile. (Contrat social.)

Ils imposent aux passions une crainte salutaire 1. Ils profitent au besoin des vices eux-mêmes pour « les << faire tourner au profit de la société 2. »

159. Repoussons tout d'abord ce premier système. Le devoir n'est pas l'ordre arbitraire établi par la force. J'en prends à témoin le bon sens vulgaire. Quand le bon sens vulgaire prononce ce mot droit du plus fort, c'est par ironie et pour signifier le non-droit. Ce même mot, dit un auteur, «< fait pitié dans la bou<«< che de ceux qui le prononcent gravement3. Acceptons-le pourtant un moment. - Mettons à l'oeuvre le plus puissant. Qu'il dicte ce qui lui plait! Bienveillant, il songera au bonheur de ses peuples. Égoïste, il ne pourra pas toujours l'oublier; un regard paternel tombera parfois de ses yeux. Alors que sera ce qui plaira au plus puissant dans l'intérêt de ce peuple, sinon la recherche d'un but autre que la satisfaction du caprice du monarque1? C'est qu'en effet ce but existe; c'est que l'état naturel des hommes est la bienveillance et non pas la guerre ». Et c'est cet état na

1 Comp. Modestin (fr. 40, Dig. De legib., lib. I, tit. II), indiquant comme source de la loi la nécessité (necessitas).

2 « Mandeville (dans la fable des Abeilles) s'est mis à la torture pour << prouver que les vices particuliers tournent au profit de la société. (D'HOLBACH, Morale universelle.)

Hubner, Histoire du droit naturel, part. II, pag. 5.

4 « Les lois ne sont pas de purs actes de puissance... Le législateur << exerce moins une autorité qu'un sacerdoce. » (PORTALIS.)

5 Puffendorff (Droit de la nature et des gens, liv. II, chap. II, § 9) s'exprime ainsi sur le prétendu état naturel de guerre entre les hommes, signalé par Hobbes : « Jamais il n'y eut de terme plus mal appliqué que celui de naturel, pour désigner un état que produisent le mépris et l'abus du plus « naturel de tous les principes.

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Cumberland dit de même : «Manet itaque inconcussum quod initio posui

turel que la société doit organiser le mieux possible. Qui oserait soutenir qu'on peut mettre dans une urne des codes rédigés à l'aventure 1, puis tirer au sort, et attendre des jeux du hasard le meilleur choix? Ne faut-il pas reconnaître au contraire que les rédacteurs de ces codes, avant de les mettre dans l'urne, les auront formulés sous l'empire d'une pensée supérieure qui se distingue parfaitement de son résultat matériel, l'ordre? Ainsi, faire du devoir la créature de la loi positive, c'est tomber dans un cercle vicieux. C'est purement et simplement déplacer le juge de la question, en renvoyant des gouvernés aux gouvernants la recherche de ces principes «antérieurs « et supérieurs » aux lois positives 3, « de ces règles << d'égalité et de proportion qui ne sont pas moins fon«dées dans la nature immuable des choses et dans les <«< idées de l'entendement humain, que les principes de << l'arithmétique et de la géométrie . » On sait par cœur ce mot de Montesquieu : « Dire qu'il n'y a rien « de juste ni d'injuste que ce qu'ordonnent ou défen<<< dent les lois positives, c'est dire qu'avant qu'on ait << fait le cercle, tous les rayons n'étaient pas égaux. »

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«<mus, inesse hominibus, hoc ipso quod sint animalia, propensiones saltem « tales ad benevolentiam erga alios, quales sunt in cæteris animalibus « erga alia sibi congenera. » (De legibus naturæ, chap. II, § 22.)

↑ « Le pâtissage des premières lois qui nous tombent en mains, » comme dit Montaigne.

2 Expression de Bentham.

3 Constitution française de 1848, art. 3.

« L'idée générale du droit, loin de dériver de celle de la loi et de l'État,

« lui est antérieure et supérieure. >>>>

(AHRENS, Cours de droit naturel, chap. iv.) 4 Leibnitz, Monita quædam ad Puffendorffii principia. Esprit des lois, liv. I, chap. 1,

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