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intérêt bien entendu peut-il amener des résultats différents de ceux de la justice?

242. Beaucoup de personnes, sans y réfléchir suffisamment, énoncent l'affirmative. Nous ne partageons point leur avis. Justice et intérêt bien entendu s'identifient, suivant nous, dans l'application. Ils s'identifient, soit que le partisan de l'intérêt bien entendu, philosophe matérialiste, croie sa destinée tout entière circonscrite sur cette terre, soit que, philosophe spiritualiste, il croie à une autre vie'.

Commençons par nous placer dans la première de ces deux suppositions. Admettons que l'univers soit composé de matérialistes. Eh bien, ils devraient du moins s'entendre entre eux pour rendre malheureux celui qui voudrait être injuste, et ramener ainsi la synonymie de la justice et de l'intérêt bien entendu.

Mais cette entente parfaite est difficile, impossible même... Je le veux bien. Alors l'égoïste habile qui, sans crainte de la sanction d'une autre vie, saura louvoyer au milieu des maladresses de ses contemporains, pourra se donner, par son habileté, le bienêtre éphémère auquel se borne son ambition, en s'écartant plus ou moins du devoir. Aura-t-il suivi son intérêt bien entendu? Nous ne le croyons pas. II

d'être homme, c'est-à-dire de devenir, faute de sensibilité, une abstraction sans nom, du moins actuellement, dans aucune langue; 2o l'utilité pour l'homme de préférer la satisfaction du désir à la crainte du remords.- C'est appeler intérêt bien entendu un intérêt mal entendu du moment, plus séduisant qu'un autre intérêt mal entendu.

1 Suivant Ahrens (Cours de droit naturel, Introduction, chap. 11): « L'utia lité doit être la conséquence de la justice. En examinant bien les résul«tats, on trouvera que ce qui est juste est en même temps ce qu'il y a de « mieux à faire. »

souffrira l'atteinte du remords: et le remords lui fera connaître qu'il n'y a point d'intérêt bien entendu à être mécontent de soi-même. « Impii quasi « mare fervens, quod quiescere non potest, cujus re« dundant fluctus in conculcationem et lutum... Non « est pax impiis 2. »-« L'homme qui n'aime que soi «< ne hait rien tant que d'être seul avec soi... Il ne <«< fuit rien tant que soi, parce que, quand il se voit, «< il ne se voit pas tel qu'il se désire; et qu'il trouve «<en soi-même un amas de misères inévitables, et un << vide de biens réels et solides qu'il est incapable de << remplir. >>

En ce

243. Arrivons à la seconde supposition. qui touche les actions de l'homme qui croit à une autre vie, nous pouvons encore bien moins apercevoir une différence entre les résultats du mobile d'intérêt bien entendu et ceux du mobile de justice. Du moment que la conséquence (supérieure à toute autre) du bien ou du mal que je fais est, comme dit un auteur, «Dei favor aut ira*; » du moment que toute tentative de troubler l'ordre me paraît d'avance mal entendue, puisque le plaisir plus faible d'y céder m'imposera la gêne plus forte de rétablir, dans ce monde ou dans l'autre, l'ordre troublé; en un mot, si je dis, comme saint Augustin :

1 « Nocte dieque suum gestans in pectore testem. >> 2 Isaïe, chap. LVII, S II, vers. 20 et 21.

3 Pascal, Pensées.

(JUVÉNAL.)

Socrate et Platon soutenaient exactement, contre les sophistes, qu'il vaut mieux subir l'injustice que de la commettre. Voir le Gorgias et la Rép. de

Platon.

Cic., De offic., II.

4 Cumberland, De legibus naturæ, chap. v, § 35.

<<<< Dieu! quel que soit l'objet où se tourne mon âme << hors de toi, elle se cloue à quelque douleur !... >> alors, le mobile d'intérêt ajouté au mobile rationnel n'a plus rien d'impur en soi. —« De même, dit Kant, <<< qu'on peut présenter à un malade quelque liqueur << agréable dans le vase qui contient la médecine « amère, de même on peut proposer à l'âme humaine, « faible ou malade, l'approbation morale avec la loi <<< du devoir. » L'idée d'une récompense à faire entrevoir aux bonnes actions est présentée à notre faiblesse par la Genèse en ces termes : « Nonne, si bene « egeris, recipies1? »

Vous voulez additionner 50, puis 100, puis 200. Que vous placiez la plus petite somme en haut de la colonne et la plus grosse en dessous, ou que vous opériez en ordre inverse, le total cherché sera le même. De même, demandez-vous ce qui est dû à autrui pour calculer ce qui vous reste dû, ou demandez-vous ce qui vous est dû pour calculer ce calculer ce qui reste dû à autrui, le même problème est résolu par deux procédés.

244. Toutefois, lecteur, après avoir établi sur ces points ce que nous croyons la vérité, nous devons vous donner un conseil. Si le juste et l'utile bien compris se confondent au point de vue absolu, c'est dans les régions idéales. Il faut se placer dans la

1 Chap. IV, S 1, vers. 7.

Isocrate (Orat. de permut.) exprime de belles pensées sur le bonheur temporel résultant de la vertu.

Je reste convaincu que, dans toute hypothèse, il est de notre intérêt de « remplir nos devoirs. >> (DROZ, Philosophie morale, chap. xv.)

supposition d'une connaissance complète de l'ensemble des lois de la création, pour espérer voir nettement toutes les blessures faites à l'ordre génénéral par le moindre acte mauvais. Jusqu'au jour, espéré ou rêvé, de la réalisation de cette connaissance, le juste et l'utile resteront en fait séparés; ainsi le voudra la relativité de la science humaine. Nul ne peut donc se flatter d'être, dès aujourd'hui, un logicien assez ferme pour tirer de l'intérêt bien entendu toutes les irréprochables conséquences qu'il renferme.

Conservous, c'est le plus sûr, la frayeur salutaire du substantif dangereux intérêt, même en le modifiant par l'adjectif bien entendu : l'intérêt bien entendu court trop de risque de s'arrêter dans le cercle de l'intérêt mal entendu.-Préférons la devise justice! Pourquoi? Parce qu'elle donne aux bonnes intentions des chances meilleures de ne pas se tromper. En prenant pour point de départ l'amour de soi, même cherché dans ses bornes légitimes, on peut arriver involontairement à placer trop loin le point d'intersection avec l'amour de Dieu et d'autrui. En choisissant, au contraire, pour point de départ l'amour de Dieu et d'autrui, on prend un élan plus généreux et plus sûr1.

- «

1 Dugald Stewart (Esquisse de philosophie morale, part. II, chap. 1, sect. vi, art. 1, no 171) est à peu près d'accord avec nous, « Nous avons des << raisons de croire, dit-il, que si notre connaissance des choses était plus << étendue, on reconnaîtrait l'accord, dans tous les cas possibles, du sens du « devoir et de l'amour de soi bien entendu. - Toutefois, ce philosophe craint de s'être trop avancé par cet aveu. Jusqu'à nouvel ordre, il continue à distinguer la justice et l'intérêt bien entendu. Il insiste avec raison sur ces vérités, savoir que les sources de ces deux idées ne sont pas les mêmes, qu'elles produisent des impressions différentes, et qu'un même langage ne convient pas pour décrire leurs conséquences.

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245. Cette seconde partie de notre titre III (semblable à l'opération arithmétique qui, sous le nom de preuve, sert à démontrer l'exactitude d'une autre opération) est la contre-partie de la première.

Pour celui qui croit à une autre vie, les effets de l'injustice sont évidemment identiques à ceux de l'intérêt mal entendu. « Quid enim proficit homo, si « lucretur universum mundum, se autem ipsum « perdat1? »

246. Pour celui qui ne croit pas à une autre vie, l'incurie ou la résignation de ses semblables est la seule chance qui puisse empêcher l'identification des effets de l'injustice et des effets de l'intérêt mal entendu. Si les autres hommes réagissent contre l'égoïste, il est perdu. - Mais quand bien même leur négligence laisserait le succès de son côté, cet avantage matériel serait acheté par lui au prix du mé

1 Saint Luc, chap. Ix. § 3, vers. 25.

N'allez point acheter avec le pacte de Dieu un objet de vil prix. Ce que « Dieu tient en réserve vous sera plus avantageux, si vous avez de l'intelli<< gence. (Le Coran, chap. xvi: l'Abeille, vers. 97.)

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