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dans l'armée une instruction sur la manière de se conduire dans les grands froids. En se frottant avec la neige, on ranime en peu d'instans la chaleur vitale des membres engourdis. Cette précaution eût sauvé des milliers. Les médecins françois dédaignoient-ils un moyen aussi sûr et aussi simple? Il est vrai que toute précaution sanitaire étoit inutile contre la faim et contre le découragement.

« La désorganisation, dit M. René Bourgeois, et la » démoralisation étoient portées au dernier degré; toute >> idée de commandement et d'obéissance avoit disparu ; il » n'existoit entre nous aucune différence de rang ni de for>> tune. Nous ne formions plus qu'une bande d'hommes » abrutis et dégradés, chez lesquels il ne restoit aucune >> trace de civilisation; étranger l'un à l'autre, chacun ne >> voyoit que soi, et s'en occupoit exclusivement. On étoit >> devenu cruel par spéculation; quand un malheureux, après >> avoir lutté long-temps contre toutes ces calamités, tomboit >> enfin accablé sous le poids de ses maux, on étoit sûr qu'il >> avoit usé tous les ressorts de la vie, et qu'une fois abattu, » il ne se releveroit pas. Avant qu'il eût rendu les derniers » soupirs, on le traitoit déjà comme un cadavre, et on se >> jetoit sur lui comme sur une proie, pour lui arracher les » misérables vêtemens qui le couvroient : en peu d'instans » il étoit dépouillé, et on le laissoit expirer lentement dans >> cet état de nudité.

>> Nous détournions froidement les yeux de cet horrible spectacle.

» Si quelques-uns de nous développoient ce courage et >> cette énergie extraordinaire qui les mettoient au-dessus » de tous les malheurs, il y en avoit un bien plus grand >> nombre qui manquoient des forces morales nécessaires » pour ne pas s'en laisser accabler. Frappés de l'horreur >> de leur position et effrayés du sort qui les menaçoit, ils

>perdoient tout espoir d'échapper à tant de maux, et >> tomboient dans un profond accablement. Dès l'instant que >> la mort leur paroissoit inévitable, ils ne cessoient d'être >> dominés par cette pensée qui les absorboit entièrement. >> Persuadés que tous leurs efforts ne devoient aboutir qu'à >> prolonger de quelques instans leurs souffrances, ils deve>> noient incapables de la moindre réaction : l'anéantisse»ment de leurs facultés morales étoit tel, qu'ils perdoient » jusqu'à la volonté de se sauver. Sourds à toutes les re>> présentations et à toutes les instances, ils persistoient à » se croire hors d'état de supporter la moindre fatigue; et, >> refusant obstinément de continuer leur route, ils se cou>> choient sur la terre, abattus et minés par le désespoir >> pour y attendre la fin de leur déplorable existence.

Vous qui voulez réduire les armées à être des machines passives entre les mains des rois, pesez ces faits! La force morale avoit abandonné l'armée de Moscou; elle abandonne toujours dans les grands revers ceux qui combattent pour une cause injuste, pour la domination et le pillage. Les Français libres ont bravé les élémens aussi bien que le fer des ennemis; les Français, esclaves d'un maître, ont péri, surchargés du butin de l'univers. Ecoutons encore M. René Bourgeois :

«Vous voyiez souvent marcher à côté de vous, comme >> des spectres, de ces misérables pour lesquels la station »étoit un travail pénible, et qui s'efforçoient de mettre un >> pied devant l'autre; tout-à-coup ils se sentoient défaillir ; » de profonds soupirs sortoient deleurs poitrines, leurs yeux >> se remplissoient de larmes, leurs jambes fléchissoient sous >> eux, ils chanceloient pendant quelques instans, et tomboient enfin pour ne plus se relever. Ceux de leurs cama»rades qui les entouroient, détournoient leurs regards; >>et si les corps de ces infortunés, expirant, se trouvoient

>> placés en travers devant eux, ils les enjamboient et passoient > froidement par dessus, sans paroître s'en apercevoir. Un très>> grand nombre d'entre nous étoient dans un véritable état de >> démence : plongés dans la stupeur, l'œil hagard, le regard >> fixe et hébété, on les reconnoissoit facilement dans la » foule, au milieu de laquelle ils marchoient comme des >> automates, et gardant le plus profond silence. Quand on >> les interpelloit, on ne pouvoit en tirer que des réponses >> sans suite et hors de propos; ils avoient entièrement perdu » l'usage de leurs sens, et étoient insensibles à tout. Les ou» trages, les coups même dont on les frappoit souvent, ne »pouvoient les rappeler à eux-mêmes et les faire sortir de cet état d'idiotisme. >>

Nous avons vu dans l'Histoire de l'expédition de Russie que le froid extrême et décidément mortel ne frappa que les restes de l'armée échappés à la bataille de Bérézina, lorsque déjà un traîneau commode avoit emporté loin de ces malheureuses victimes l'empereur, bien enveloppé d'excellentes fourrures. Le chirurgien rend aussi témoignage de ce fait.

« C'est en arrivant dans cette ville (Smorgoni), que le >> froid se fit sentir avec une violence inouïe, et jusqu'alors » inconnue. Dans les journées des 6, 7 et 8 décembre, le >>> thermomètre descendit jusqu'à vingt-six et vingt-sept >> degrés au-dessous de la glace. Ce froid excessif auquel il >> étoit impossible de résister, acheva de nous détruire. Peu » de personnes échappèrent à ses atteintes, et chaque jour il moissonnoit un grand nombre de victimes; les nuits sur>> tout étoient très-meurtrières : la route et les bivouacs que »> nous quittions étoient jonchés de cadavres. Pour ne pas >> succomber, il ne falloit rien moins qu'un exercice continuel >> qui tînt constamment le corps dans un état d'effervescence, >>et répartit la chaleur naturelle dans toutes les parties.

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» Si, abattu par la fatigue, vous aviez le malheur de vous » abandonner au sommeil, les forces vitales n'opposant » plus qu'une foible réaction, l'équilibre s'établissoit bientôt entre vous et les corps environnans, et il falloit bien » peu de temps pour que, d'après l'acception rigoureuse du langage physique, votre sang ne se glaçât dans vos veines. » Quand, affaissés sous le poids des privations antécédentes, on ne pouvoit surmonter le besoin du sommeil, > alors la congélation faisoit de rapides progrès, s'étendoit >> à tous les liquides, et on passoit, sans s'en apercevoir, de >> cet engourdissement léthargique à la mort. Heureux ceux >> dont le réveil étoit assez prompt pour prévenir cette extinc» tion totale de la vie ! »

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Telles furent les horreurs de la guerre de Russie, vues du camp de Napoléon; combien d'autres horreurs un historien russe n'y ajouteroit-il, en décrivant les scènes de dévastation qui marquent toujours les traces d'une armée fuyant en désordre! M. le marquis de ** n'a pu donner tous les détails que présente ce qu'il appelle la partie désorganisée de l'armée, c'est-à-dire les soldats débandés qui marchoient sans drapeaux, sans officiers, au gré de leur caprice. Nous croyons qu'un tableau plus circonstancié de cette désorganisation n'auroit pas de place dans un ouvrage aussi authentique, aussi instructif et aussi impartial que l'est l'Histoire de l'expédition de Russie. Nous regrettons aussi qu'un officier aussi distingué n'ait pas signé un écrit qui l'honore sous tous les rapports, et qui doit faire autorité à l'égard de cette lugubre époque de notre histoire.

M. B.

II.

MÉLANGES HISTORIQUES ET GÉOGRAPHIQUES.

Extrait du journal d'un officier allemand au service des Grecs.

Malvoisie (Monembasia), le 6 avril 1822.

« Le 22 mars, à cinq heures du matin, nous avons quitté le port de Marseille; notre société s'étoit accrue jusqu'au nombre de trente-cinq. Le 4 avril, nous étions très-près de Malvoisie, et la plus grande partie des passagers convint d'y débarquer. Après quelques débats, il fut décidé à la majorité des voix de mettre une petite chaloupe en mer pour s'informer qui occupoit la ville. Nous avions à bord un Grec qui devoit servir d'interprète. Concevez notre joie lorsque nous apprîmes qu'il y avoit une garnison grecque. Alors on mit aussi la grande chaloupe en mer, tout le monde sauta dedans, c'étoit à qui débarqueroit le premier. La citadelle nous reçut avec une salve d'artillerie; nous répondîmes à ce salut par le cri de vive la Grèce ! et par des coups de fusil; notre chaloupe fut bientôt entourée, le prêtre grec nous bénit. Nous débarquâmes; les Grecs nous embrassoient et nous serroient dans leurs bras comme des frères. On nous assigna l'ancienne habitation du pacha, où nous nous couchâmes tous ensemble par terre. La ville est entièrement détruite ; aucune famille ne l'habite, et il n'y a qu'une garnison de 400 hommes; les rues angulaires et montueuses sont encore remplies de pierres et de débris; TOME XVII.

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