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on vit renaître le drame; les yeux voulurent, comme l'esprit, prendre part à la poésie, et l'on demanda au talent de donner à ses créations l'action et la vie. En Italie, la tragédie érudite avait déjà été cultivée par Trissin, Ruccellai et leurs imitateurs, pendant tout le seizième siècle, mais sans obtenir des succès brillans, sans entraîner l'admiration des spectateurs; ce fut seulement pendant la période qui correspond à la vie de Lope de Vega ( 15621635), qu'on vit paraître les seuls essais dramatiques dont l'Italie puisse s'énorgueillir avant le siècle d'Alfieri; l'Amynte du Tasse fut publié en 1572; le Pastor fido en 1585, et la foule des drames pastoraux, qui semblaient le seul spectacle conforme au goût national chez un peuple privé de son indépendance et de toute gloire militaire, furent composés dans les années qui précédèrent ou qui suivirent de près le commencement du dix-septième siècle. En Angleterre, Shakespeare naquit deux ans après Lope de Vega, et mourut dix-neuf ans avant lui (1564-1616). Son puissant génie tira d'une extrême barbarie le théâtre anglais, né peu d'années auparavant, et lui donna tout ce qu'il a de gloire. En France, Jodelle, que nous regardons aujourd'hui comme barbare, avait donné à la tragédie française les règles et l'esprit qu'elle a conservés en se perfectionnant,

même avant la naissance de Lope de Vega (il vécut de 1532 à 1573); Garnier, qui le premier lui donna quelque poli, était contemporain de Lope. Le théâtre de la Comédie française et celui du Marais, furent ouverts au public vers le commencement du dix-septième siècle. Enfin le grand Corneille, né en 1606, et Rotrou, né en 1609, parvinrent à l'âge d'homme avant la mort de Lope. Rotrou donna même avant cet événement onze ou douze de ses pièces au théâtre; mais Corneille ne publia le Cid qu'un an après la mort du grand dramaturge espagnol. Au milieu de ce zèle universel pour la poésie dramatique, qu'on pense quel étonnement, quelle admiration, devait causer l'homme qui semblait vouloir suffire lui seul à la passion pour le théâtre de toute l'Europe, qui ne s'épuisait jamais en inventions piquantes, touchantes ou ingénieuses; qui produisait des comédies en vers plus facilement qu'un autre n'aurait fait des sonnets, et qui dans le temps où la langue castillane était le plus en vogue, remplissait à la fois de pièces de tous les genres tous les théâtres de toutes les Espagnes, de Milan, de Naples, de Vienne, de Munich et de Bruxelles. L'influence qu'il n'aurait point peutêtre pu obtenir sur son siècle par le fini de ses

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ouvrages, il l'obtenait par leur masse; il repré

sentait de tant de manières et sous tant de for

mes, aux yeux de tant de millions de spectateurs, l'art dramatique comme il l'avait conçu, qu'il donna à lui seul une habitude au monde, qu'il établit, qu'il consolida le préjugé en faveur de son théâtre, qu'il décida irrévocablement la direction de l'esprit espagnol dans l'art dramatique, et qu'il étendit sur les étrangers une influence puissante. Elle est sensible dans le théâtre de Shakespeare et de ses premiers successeurs; elle se fit aussi remarquer en Italie pendant tout le dix-septième siècle, mais surtout on ne peut la méconnaître en France, où le grand Corneille se forma à l'école espagnole, où Rotrou, où Quinault, où Thomas Corneille, où Scarron, ne donnèrent presque au théâtre que des pièces empruntées de l'Espagne, où les noms et les titres castillans, où les mœurs castillanes, furent même pendant long-temps en possession exclusive de la scène.

On ne lit presque jamais les pièces de Lope de Vega; elles n'ont point été traduites, que je sache; fort peu ont été réimprimées : il est fort rare d'en trouver de détachées dans les collections du théâtre espagnol, et quant à l'édition originale, elle se trouve à peine dans deux ou trois des plus célèbres bibliothèques de l'Europe (1). Il est donc convenable de présenter

(1) Elle se trouve bien à Paris, à la Bibliothèque impériale, mais il y manque les tomes 5 et 6.

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ici avec plus de détail un homme qui a joui d'une gloire si prodigieuse, qui a exercé une influence si puissante et si durable, non-seulement sur sa patrie, mais sur l'Europe entière et sur nous-mêmes, et qui cependant n'est plus du tout à notre portée, et ne nous est connu que de nom. Je sens que les extraits de pièces souvent monstrueuses, et toujours grossièrement ébauchées, peuvent rebutter les lecteurs qui cherchent plutôt les chefs-d'œuvre de la littérature que ses matériaux les plus rudes; je sens que la prodigieuse fécondité de Lope cesse entièrement d'être un mérite aux yeux de ceux qui sont fatigués par les détails; mais si nous n'avons plus rien à y apprendre comme art dramatique, considérons ses comédies comme un tableau des mœurs espagnoles et des opinions régnantes. C'est sous ce point de vue que je chercherai à faire remarquer en lui les préjugés et la morale des Espagnols, leur conduite en Amérique, et leurs sentimens religieux, à une époque qui répond à peu près aux guerres de la ligue. Ceux pour qui le théâtre espagnol, dans sa rudesse, est sans intérêt, ne peuvent pas être indifférens au caractère d'une nation qui s'armait alors pour la conquête du monde, et qui, après avoir balancé long-temps les destinées de la France, semblait sur le point de la réduire sous le joug, et de la forcer à recevoir

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ses opinions, ses lois, ses mœurs et sa religion.

Un trait remarquable de toutes les pièces chevaleresques espagnoles, c'est le peu d'hor reur et le peu de remords qu'inspire le meurtre. Il n'y a aucune nation chez laquelle on ait vu autant d'indifférence pour la vie d'autrui ; chez laquelle le duel, les rencontres armées et les assassinats, soient plus fréquens, motivés par des causes plus légères, et accompagnés de moins de honte ou de repentir. Tous les héros de théâtre, au commencement de leur histoire, ont toujours tué un homme puissant, et sont obligés de s'enfuir. Après un meurtre, ils sont exposés, il est vrai, à la vengeance des parens et aux poursuites de la justice, mais ils sont sous la protection de la religion et de l'opinion publique ; ils se sauvent de couvens en couvens et d'églises en églises, jusqu'à ce qu'ils soient parvenus dans un lieu de sûreté; et ce n'est pas seulement une compassion aveugle qui les favorise, le clergé tout entier fait un devoir aux fidèles, dans les chaires et les confessionnaux, de montrer sa charité envers un malheureux qui a cédé à un mouvement de colère, et d'aider le vivant devant la justice, en abandonnant le mort. Le même préjugé religieux domine aussi en Italie; un assassin est toujours `sûr d'être favorisé, au nom de la charité chré

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