· « pour le modèle des princes, lui qui avait loué Domitien! <«< Il ne profite pas de cette réunion de circonstances, si «< heureuse pour un écrivain sensible, qui sait combien « les tableaux de la vertu font ressortir ceux du vice; «< combien ces peintures contrastées se prêtent l'une à « l'autre de force et de pouvoir; combien ces différentes << nuances donnent au style d'intérêt, de charme et de « variété! Et c'est là, pour conclure, un des vices essen<< tiels de ses ouvrages, une monotonie qui fatigue et qui révolte. La satire même ne doit pas être une invective <«< continuelle, et l'on ne peut nous faire croire, ni que << l'homme sage doive être toujours en colère, ni que la «< colère ait toujours raison. Qu'est-ce qu'un écrivain qui <«< ne sort pas de fureur, qui ne voit dans la nature que <«< des monstres, qui ne peint que des objets hideux, qui << semble s'appesantir avec complaisance sur les peintures << les plus dégoûtantes, qui m'épouvante toujours et ne «< me console jamais, qui ne me permet pas de me repo<«< ser un moment sur un sentiment doux? Joignez à ce « défaut capital la dureté pénible de sa diction, son lan<< gage étrange, ses métaphores accumulées et bizarres, << ses vers gonflés d'épithètes scientifiques, hérissés de << mots grecs; et lorsque tant de causes se réunissent pour << en rendre la lecture si difficile, faut-il donc chercher << dans la corruption humaine et dans la dépravation de «< notre siècle les motifs de la préférence que l'on donne « à un poète tel qu'Horace, dont la lecture est si agréa« ble? Est-il bien sûr que Juvénal soit parmi nous si << formidable pour la conscience des méchans? Les mœurs qu'il attaque sont en grande partie si différentes des ་ << nôtres, il peint le plus souvent des excès si monstrueux, « et qui, par notre constitution sociale, nous sont si étrangers, qu'un homme très-vicieux parmi nous pour<< rait, en lisant Juvénal, se croire un fort honnête homme. << N'est-il donc pas plus simple de penser que, s'il est peu «<lu, c'est qu'il a peu d'attraits pour le lecteur; c'est qu'il << a peint beaucoup moins les travers, les faiblesses, les « défauts et les vices communs à l'humanité en général, qu'un genre de perversité particulier à un peuple par<«< venu au dernier degré d'avilissement, de crapule et de dépravation, dans un climat corrupteur, sous un gou<< vernement détestable, et avec la dangereuse facilité <«< d'abuser en tous sens de tout ce que mettaient à sa dis<«<crétion les trois parties du monde connu? Il faut se «< souvenir que tous les degrés de corruption tiennent << non-seulement à l'immoralité, mais aux moyens si <«< nous ne sommes ni ne pouvons être aussi dépravés que << les Romains, c'est que nous ne sommes pas les maîtres « du monde........ Je conclus que les beautés semées dans << les écrits de Juvénal, et qui, malgré tous ses défauts, « lui ont fait une juste réputation, sont de nature à être goûtées surtout par les gens de lettres, seuls capables « de dévorer les difficultés de cette lecture. Il a des mor<«< ceaux d'une grande énergie: il est souvent déclama«teur, mais quelquefois éloquent; il est souvent outré, << mais quelquefois peintre. Les vers sur la Pitié, juste<<ment loués par M. Dusaulx, sont d'autant plus remarquables, que ce sont les seuls où il ait employé des << teintes douces. La satire sur la Noblesse est fort belle : : « c'est à mon gré la mieux faite, et Boileau en a beau a coup profité. Celle du Turbot, fameuse par la peinture « admirable des courtisans de Domitien, a un mérite particulier : c'est la seule où l'auteur se soit déridé. <«< Celle qui roule sur les Vœux offre des endroits frap« pans; mais en total c'est un lieu commun appuyé sur << un sophisme. Il n'est pas vrai qu'on ne qu'on ne doive pas dési<< rer une longue vie, ni de grands talens, ni de grandes places, parce que toutes ces choses ont fini quelquefois << par être funestes à ceux qui les ont obtenues. Il n'y a qu'à répondre que beaucoup d'hommes ont eu les << mêmes avantages, sans éprouver les mêmes malheurs, << et l'argument tombe de lui-même........ De plus, il est « faux qu'un père ne doive pas souhaiter à son fils les << talens de Cicéron, parce qu'il a péri sous le glaive des proscriptions; et quel homme, pour peu qu'il ait quel«< que amour de la vertu et de la véritable gloire, croira qu'une aussi belle carrière que celle de Cicéron soit payée trop cher par une mort violente, arrivée à l'âge << de soixante-cinq ans? Qui refuserait à ce prix d'être «< l'homme le plus éloquent de son siècle, et peut-être de << tous les siècles; d'être élevé par son seul mérite à la première place du premier empire du monde; d'être << trente ans l'oracle de Rome; enfin, d'être le sauveur << et le père de sa patrie? S'il était vrai que le fer d'un << assassin qui frappe une tête blanchie par les années pût « en effet ôter le prix à de si hautes destinées, il fau<< drait croire que tout ce qu'il y a parmi les hommes de << vraiment grand, de vraiment désirable, n'est qu'une « chimère et une illusion. Au fond, cette satire si vantée « se réduit donc à prouver que les plus précieux avan << tages que l'homme puisse désirer sont mêlés d'incon<< véniens et de dangers; et c'est une vérité si triviale, qu'il ne fallait pas en faire la base d'un ouvrage sé<«< rieux. Horace ne tombe pas dans ce défaut, qui n'est jamais celui des bons esprits; et sans vouloir revenir << sur l'énumération de ses différentes qualités, je crois, « à ne le considérer même que comme satirique, lui « rendre, ainsi qu'à Juvénal, une exacte justice, en di<< sant que l'un est fait pour être admiré quelquefois, et << l'autre pour être toujours relu. »> Ce morceau de critique donnerait matière à bien des observations: mais le lecteur, en étudiant lui-même Juvénal, pourra rectifier ce qui s'y trouve peut-être avancé légèrement. Nous nous bornerons à dire que le mérite de notre satirique a été en général trop peu senti, surtout au dernier siècle : dans les endroits où il est beau, c'est un poète du premier ordre : il a des mouvemens sublimes, un génie mâle, une sève abondante, des traits larges, des expressions profondes, qui en font un digne contemporain de Tacite. On a souvent critiqué sa manière d'écrire : mais qu'on ouvre son livre, qu'on dise s'il est beaucoup de poètes qui aient frappé le vers avec autant de vigueur, et qu'on pardonne à cet athlète robuste de manquer un peu de légèreté et de grâce : « Son style rapide, harmonieux, plein de chaleur et de force, dit l'auteur de l'Année littéraire, est d'une monotonie assommante. >> Convenons que lorsqu'on trouve dans un poète la rapidité, l'harmonie, la chaleur et la force, on peut bien à la rigueur le dispenser de mettre dans ses ouvrages l'admirable variété que Fréron répandait dans les siens. BERTRAND DE COEUVRES. Je vous dédie cette Traduction comme à celui qui a sur mon cœur les droits les plus anciens. Élevés ensemble, vous m'avez appris à chérir la vertu dans un âge où l'on n'en connaît guère que le nom; et depuis cette heureuse époque notre amitié n'a fait que s'augmenter de jour en jour, malgré la distance des lieux que nous habitons. Il est certain, mon ami, mais vous n'en conviendrez pas, que je dois mes mœurs à vos exemples, mon bonheur à vos conseils. N'est-ce pas vous qui, dès votre plus tendre jeunesse, preniez sur vos plaisirs de quoi soulager secrètement les malheureux? N'est-ce pas vous, car j'aime à le publier, qui, de concert avec un autre moi-même, m'avez retenu sur le bord du précipice, lorsqu'une passion furieuse égarait mon esprit ? Il est temps de le déclarer : c'est vous qui, déposant votre fortune entre mes mains..... entre les mains d'un joueur (1)! m'écriviez : « Maintenant ruinez-moi, si vous l'osez; allez, je serais (1) Je n'ai pas joué long-temps : j'ai tâché d'expier ce vice anti-social d'une manière utile à mes semblables. Voyez mon livre De la Passion du jeu depuis les temps anciens jusqu'à nos jours. |