Boufflers, tout se fixait, se classait et se montrait au premier ordre, il consacra sa vie entière à l'étude et aux recherches des antiquités, qui étaient pour lui une espèce de culte, et rendit des services importans aux lettres et aux sciences, en mettant au jour le fruit de ses immenses travaux. Dès l'âge de 12 ans, il commença ses études à Marseille chez les oratoriens, et les continua chez les jésuites. Il travailla avec ardeur à acquérir la connaissance des langues latine, grecque, hébraïque, syriaque, chaldéenne, et arabe; il se livra en même temps à l'étude des sciences exactes et s'occupa même un peu de versification, essais qu'il se reprocha bientôt comme des écarts. Se destinant à l'état ecclésiastique, il s'occupait aussi de l'histoire de l'Église des premiers siècles, et se disposait à soutenir une thèse qui devait embrasser les principales questions sur les livres de l'Écriture - Sainte, lorsqu'il tomba dangereusement malade, par suite d'excès de travail. Ayant recouvré la santé, il entra au séminaire de Marseille, dirigé par les lazaristes, où il reprit ses études avec un nouveau zèle, et fit des progrès surtout dans la langue arabe. Sorti du séminaire, l'abbé Barthélemy, qui d'abord avait songé à se faire prêtre, n'eut plus la moindre idée de se consacrer au ministère ecclésiastique, quoiqu'il fût pénétré des sentimens de la religion, et peut-être, ajoute-t-il lui-même, parce qu'il en était trop bien pénétré. Cependant, bien qu'il n'ait pas pris les ordres sacrés, il n'a point cessé T. 11, de porter l'habit et le titre d'abbé. Il se lia avec quelques savans dont les connaissances et l'amitié lui furent très-précieuses. A mesure qu'on avance dans la vie, on laisse en route quelques compagnons de voyage. La perte de ces objets de son affection lui causa de vifs regrets, et lui suggéra une réflexion aussi ingénieuse que touchante : « Je ne vois » dans la vie, disait-il, qu'une >> carrière partout couverte de >> ronces qui nous arrachent suc>>cessivement nos vêtemens, et >> nous laissent à la fin nus et cou>> verts de blessures. » En 1744, l'abbé Barthélemy étant venu à Paris, fut accueilli par le célèbre Gros-de-Boze, alors garde du cabinet des médailles, auquel il avait été recommandé. C'est chez cet érudit numismatiste qu'il prit pour les médailles antiques un goût qui était si bien d'accord avec ses études et ses inclinations. Il s'estima aussi fort heureux de voir réunis chez son protecteur les gens de lettres et les savans de la capitale. L'année suivante, de Boze montra qu'il n'était pas moins connaisseur en hommes qu'en médailles, et, plein de confiance dans la probité et dans les lumières de l'abbé Barthélemy, il se l'associa pour la garde du cabinet. Ils vécurent pendant sept ans dans la plus grande intiniité, jusqu'à la mort du savant de Boze, arrivée en 1753. Cette union n'avait pas été troublée un seul instant, bien que le laborieux de Boze fût d'une exactitude si minutieuse, qu'il mettait toujours les points sur les i, tandis que souvent son élève, comme il le dit lui-même, ne mettait pas les i sous les points. L'abbé Barthélemy avait si bien su profiter des leçons et des conseils de son excellent guide, qu'il fut jugé digne de lui succéder pour la garde des médailles, et il ne remplit pas ce poste moins bien que son prédécesseur. Par des travaux éclairés et assidus, par l'acquisition des médailles les plus rares des cabinets particufiers, et surtout par ses voyages en Italie, où il visita successivement Naples, Rome, Florence, et les ruines d'Herculanum, de Pompei, de Pæstum et de Palestrine, il parvint à porter jusqu'au-delà de quarante mille le nombre des médailles dont le dépôt lui était confié, et qui, sous son illustre devancier, n'avait pas excédé vingt mille. « Plus d'une >> fois en Italie, dit Boufflers, dans >> des terrains où les regards de » ses compagnons auraient à pei>>ne aperçu des traces de ruines >> sous les herbes et les broussail>> les qui les couvraient, on l'a vu » s'arrêter tout à coup, et recon» naître, comme par ressouvenir, » des camps, des temples, des cir»ques, des hyppodromes, des édi»fices publics ou particuliers; en » sorte que, conversant intérieu»rement avec les illustres mânes » qui semblent toujours errer au» tour de la capitale du vieux » monde, on l'eût pris pour un » citoyen de l'ancienne Rome, » Voyageant dans la moderne. » Dès 1747, l'abbé Barthélemy avait remplacé à l'académie des inscriptions et belles-lettres le docteur Burette, qui venait de mourir. Vers le même temps, il avait été nommé membre de la société royale et de celle des antiquaires de Londres. En 1757, il quitta l'Italie, où il s'était lié avec un grand nombre de savans et avec quelques cardinaux, à l'un desquels (Spinelli) il dédia sa dissertation qui avait pour objet l'Explication de la mosaique de Palestrine. Vers la fin de 1758, le duc de Choiseul, devenu ministre des affaires étrangères, fit accorder à l'abbé Barthélemy une pension de 6000 livres sur un bénéfice indépendamment de son traitement de garde des médailles. On lui donna de plus, en 1760, le privilége du Mercure, dont on avait dépouillé injustement Marmontel; car lorsque les ministres font du bien à un homme de lettres,il n'est pas rare que ce soit au détriment d'un autre homme de lettres, double plaisir pour les dépositaires de l'autorité. Cette injurieuse faveur ne pouvait être pour une âme élevée qu'un sujet de chagrins, Placé entre ce qu'il devait à ses bienfaiteurs et ce qu'il se devait à luimême, Barthélemy sut cependant concilier tous ses devoirs. Il avait accepté d'abord le privilége dans l'espérance de le pouvoir restituer au premier propriétaire; mais trouvant dans l'esprit étroit et obstiné du duc d'Aumont, une résistance insurmontable à l'exécution de cette intention généreuse, il repoussa bientôt un bienfait qui le calomniait. Un autre fut inoins délicat, et, comme cela se voit tous les jours, la dépouille d'un homme de lettres victime de sa générosité (voyez MARMONTEL), fut acceptée par un hom D me de lettres d'un ordre inférieur, par de Laplace. L'abbé Barthélemy avait retenu, il est vrai, une pension de 5,000 fr. sur les bénéfices du Mercure, mais c'était pour la faire passer sur la tête de quatre littérateurs, du nombre desquels était Chabanon. Le revenu de l'abbé Barthélemy s'accrut plus réellement en 1765, par la place de trésorier de Saint-Martin-de-Tours, qui lui fut donnée. Trois ans plus tard, il fut nommé secrétaire général des Suisses. Il se montra digne de sa fortune par le noble usage qu'il en fit. « Depuis assez long-temps, » dit-il, l'état de ma fortune me » permettait de me procurer des » aisances que je crus devoir me >> refuser. J'aurais pris une voitu»re, si je n'avais craint de rou»gir, en rencontrant à pied, sur » mon chemin, des gens de lettres qui valaient mieux que moi je » me contentai d'avoir deux che» vaux de selle, afin de pouvoir » prendre l'exercice du cheval, » qui m'avait été ordonné par les » médecins. J'acquis les plus bel>> les et les meilleures éditions des » livres nécessaires à mes travaux, » et j'en fis relier un très-grand »> nombre en maroquin : c'est le >> seul luxe que j'aie jamais cru pouvoir me pardonner. J'élevai >> et j'établis le mieux qu'il me fut possible trois de mes neveux: »je soutins le reste de ma famille >> en Provence, etc. » Le bien-être dont jouissait l'abbé Barthélemy, il le devait d'abord à son mérite; mais plus particulièrement à la bienveillance du duc de Choiseul et surtout de Mme de Choiseul, pour laquelle, suivant l'ex D מ pression heureuse de M. de Sainte-Croix, il eut, pendant quarante ans, une affection pure comme la vertu. «Un jour que cette dame, » dit l'abbé Barthélemy, parlait à » son mari de mon attachement » pour eux, il répondit, en sou»riant, par ce vers de Corneille : Je l'ai comblé de bien, je l'en veux accabler.. Jusqu'alors l'abbé Barthélemy ne s'était fait connaître que par des dissertations savantes sur des monumens anciens, sur des médailles antiques, sur la musique des anciens Grecs, sur des peintures romaines et mexicaines, sur divers autres points d'antiquités, et par la publication d'un_roman donné comme traduit du grec (les Amours de Carite et de Polydore). Mais pendant trente années, il avait travaillé au grand ouvrage qui devait fonder sa réputation d'une manière aussi brilTante que durable, et il a pu s'appliquer à juste titre le mot d'Ho race: Exegi monumentum ære perennius. Le noble monument que j'élève à ma gloire, Durera plus long-temps que le marbre et l'airain. (DARU.) Dans son Voyage d'Anacharsis, qui a servi de modèle à tant d'autres ouvrages, il a su mettre en action et rendre encore plus intéressante l'histoire ancienne de la Grèce, ce pays si riche en brillans souvenirs, ces contrées autrefois libres, où maintenant, dit Boufflers, un esclave règne en despote. Cet ouvrage parut aux approches de la révolution, en 1788. Bien que l'attention publique fût absorbée déjà par les événemens politiques, et que la culture des lettres commençât à se négliger, il fit la sensation la plus vive; il fut lu avec avidité, non-seulement par les savans et les gens de lettres, mais encore par les autres classes de la société, et il obtint l'universalité des suffrages. Un succès aussi honorable était bien dû à cette belle production du génie, à un tableau vivant, aussi bien peint que bien dessiné, des mœurs, des faits historiques, des sciences, des beaux-arts et des belles-lettres, dans le siècle le plus brillant de la Grèce. En tête se trouve une introduction, qui contient un abrégé substantiel de l'histoire des temps qui ont précédé cette époque glorieuse. En lisant cet ouvrage, «on » se promène à son aise, dit Bouf»flers, dans ces belles habitations » des Grecs, avec un interprète, » ou plutôt un ami, toujours prêt » à satisfaire votre curiosité. A >> chaque station, vous observe>> rez ensemble d'autres lois, d'an>> tres mœurs, d'autres intérêts, » d'autres préjugés. Athéniens, » Spartiates, Thébains, Corin>> thiens, Macédoniens, Sybarites, >> passeront en revue Sous vos » yeux; temples, théâtres, lycées, » bibliotheques, archives, gymna»ses, ports, arsenaux, vous se>>ront ouverts; vous assisterez à >> toutes les solennités des Grecs, » à leurs fêtes, à leurs spectacles, »à leurs jeux, à leurs courses, à » leurs combats, dans l'intérieur » même de leurs maisons, etc.» On vit paraître trois éditions originales de cet ouvrage, qui fut traduit aussitôt en allemand, anglais, en italien, en hollendais, en suédois, en russe, et plus tard en oya en grec moderne. L'académie française s'empressa d'admettre l'auteur dans son sein, en remplacement du célèbre grammairien Beauzée, qui venait de mourir au commencement de 1789. Toutefois un critique qui n'est pas sans quelque autorité en matière de goût, Palissot, en rendant justice au mérite du Vo ge du jeune Anacharsis, sous le rapport du style, lui reprocha de ne pas offrir assez de vues philosophiques, et lui préféra même. à cet égard, les Recherches savantes de l'érudit de Paw sur les Grecs, dont la lecture, sans être aussi attachante, apprend mieux, dit-il, à juger cet ancien peuple, que les modernes ont tant d'intérêt à connaître. Quoi qu'il en soit, le Voyage du jeune Anacharsis est généralement regarde comme une des meilleures productions de la fin du dernier siècle, sous le double rapport de l'utilité et de l'agrément. « Un ou»vrage moins connu, dit Boufflers, »pourrait mieux faire juger du >> caractère de l'abbé Berthélemy: c'est un Plan d'institution, ou, » pour mieux dire, un petit Trai»té de morale écrit pour le jeune >> d'Auriac, neveu du sage Malhes>> herbes. La morale y est présentée » sous la forme la plus attrayante, » c'est-à-dire comme une produc>>tion spontanée du cœur humain. » Le style proportionné à l'âge du >> lecteur, n'en a pour cela ni moins » de charmes ni moins d'élégance: »c'est Orphée qui chante à demi»voix.» Depuis sa réception à l'académie française, l'abbé Barthélemy, battu presque sans relâche par la tempête révolutionnaire, sui vant son expression, et dépouillé Omnem crede diem tibi diluxisse supremum: mie des inscriptions et belles-let- Reçus comme un bienfait, n'en seront que plus doux. primé un grand nombre de fois, (DARU.) L'abbé Barthélemy paraissait seulement endormi. Il était dans sa 80 année. Indépendamment d'un grand nombre de Mémoires pleins d'érudition, insérés dans la collection de ceux de l'Acadé et les éditions qui ont paru depuis 1799, contiennent de plus, en tête du premier volume, trois Mémoires de l'abbé Barthélemy, sur sa vie et sur ses ouvrages. Sous le titre d'Abrégé de l'Histoire grecque, on a publié séparément l'In |