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sidère surtout comme des dictionnaires d'histoire et de mythologie. Car il est bien plus « docte » qu'on ne l'était au temps de Marot. Il lui arrive de mettre bout à bout pendant des pages les allusions les moins courantes, et les digressions le tentent lorsqu'il y peut montrer son savoir. Nul doute qu'il n'ait ici devant les yeux l'exemple de Ronsard. Mais ces passages ne sont pas extraits tout bruts d'un ancien; visiblement une érudition étendue propose des souvenirs livresques au choix du poète, et le poète leur cède, parce qu'il croit que la « doctrine» est le plus bel ornement d'un poème. Jean Tagaut, très nourri de littérature, est pourtant plus original que la plupart des contemporains de Ronsard; voilà du moins ce que nous présumons, si nous n'osons l'affirmer (il faudrait pour cela s'être promené de la Grèce à Rome avec le bâton du sourcier).

S'il imite peu, il subit des influences. Quelle place est donc la sienne, dans cette période troublée qui voit s'exténuer la descendance de Marot tandis que naît une nouvelle poésie? Le travail historique récent a révélé que la Pléiade avait eu une série de précurseurs, que le pétrarquisme a pénétré en France plus tôt qu'on ne croyait, qu'avant l'Olive et les sonnets à Cassandre il a existé à Lyon des esprits bien plus obscurs, plus quintessenciés, et parmi eux leur maître à tous, Maurice Scève. De cette « école de Lyon » à la Pléiade, par l'intermédiaire de Pontus de Tyard, la filiation est sûre. C'est ici qu'il convient de situer Jean Tagaut, poète d'amour, à mi-chemin entre Rhône et Seine, véritable élève de Ronsard pour la versification, mais auparavant disciple de Pétrarque, et disciple de ses imitateurs français. S'il ne traduit pas le Florentin - du moins à notre connaissance — il vit dans la même atmosphère; elle l'imprègne trop profondément pour qu'il puisse s'en défendre. Le monde intérieur qu'ouvrent leurs deux poésies (bien entendu je ne fais aucune comparaison de valeur) est un monde voué à la souffrance ou au renoncement; les sentiments se déroulent suivant une logique

immuable, délestés de matière, et ils prennent ainsi une valeur allégorique et decorative. Les quelques citations qui précèdent permettent déjà d'en juger. A chaque instant se présentent des thèmes chers à Pétrarque. Notre poète dira, par exemple, quels effets contradictoires cause en lui l'amour, en un de ces développements symétriques qui reviennent à chaque page dans les sonnets italiens ou français:

Je veuil et rien ne demande

Je ne scay ce qui me faut,

Je voy que mon deuil n'amende,

Tout mon espoir me défaut '..., etc.

Ailleurs, ce sont des comparaisons inspirées du poète de Laure il est une « neige au soleil », son « cœur est de cire »; mon désir, écrit-il,

... Est ainsi

Qu'un feu de quelque boys verd2

On trouverait en foule des traits de ce genre.

Tout cet << arsenal » est au complet chez Maurice Scève, que Tagaut admire plus que tous. Scève est pour lui le premier français qui a échappé à la facilité de Marot et à la pesanteur prosaïque des rhétoriqueurs; il a su composer des dizains que le vulgaire ignore et que le savant déchiffre. Mais Tagaut est beaucoup plus clair; son style est plus évolué, plus coulant, malgré sa gaucherie; ses strophes n'ont jamais l'apparence heurtée de la Délie, ni d'ailleurs ses éclairs de beauté hermétique.

Le poète le plus proche de Tagaut est certainement Pontus de Tyard, qui commença de publier, en 1549, dans ses Erreurs amoureuses, des sonnets et des chansons à une autre Pasithée. Leur langue est voisine; on y rencontre les mêmes néologismes dont Ronsard généralisera

1. Début ode XI. 2. Dans l'ode II.

l'emploi; tous deux font parfois usage de « vocables » philosophiques qu'ils ont lus chez Scève. Enfin ils sont frères en amour, également platoniciens et respectueux de leur dame. Qu'on se rappelle comment Tagaut prêche à sa fiancée la vertu, quelle peinture il lui fait du dérèglement des sens, et qu'on cherche ensuite dans les Œuvres de Tyard un chant De chaste amour' qui se déroule tout entier sur le ton de cette strophe :

O connaissance heureuse en ton scavoir,
Qui as donné à mon Amour pouvoir,
Le faisant raisonnable!

Je dy pouvoir de n'estre point pensif

A se dresser pour but un bien lascif,
Sale et abominable...

Il n'est pas douteux pour moi que Tagaut s'est récité plus d'une fois ces vers. D'ailleurs, la langueur plaintive que nous avons remarquée chez lui, cette corde triste qu'il fait vibrer en ses bons endroits, c'est la même à peu près qui permet de distinguer les Erreurs amoureuses de l'Olive, des Amours de Cassandre et des autres recueils similaires de la Pléiade. Un exemple rendra cette affinité plus sensible. Voici Tagaut :

Or je suis comme l'amante

De qui la piteuze voys

Encore plaintive errante

Deden' les cavernes j' oys,

Ainsi qu'elle je soupire

Cherchant les lieuz plus déserts :

Là où, seul, plaintif, je tire

De mon coeur ces tristes vers

Et voici de Tyard :

Caverneuse montagne
Espais, ombrageux bois,

1. Édition Marty-Laveaux, p. 60.

Verdoyante campagne,

Qui souvent plaindre m'ois :

D'une ardeur violente

En voix piteuse et lente

Je veux semer

Le dueil qui m'accompagne1

Est-ce par hasard que les deux poètes se servent presque des mêmes mots? Peut-être. Mais on m'accordera que tous deux suivent ici un même mouvement élégiaque.

Précisons maintenant la position de Tagaut vis-à-vis de Ronsard. Ce que lui doit le versificateur, nous l'avons dit, et nous avons noté que l'humaniste avait vu dans l'appareil antique des odes de 1550 une invitation à glisser dans ses vers des «< vestiges de rare et antique érudition ». Il est non moins évident que la langue et la syntaxe du Pasithéophile sont plus près de la Pléiade que de l'École de Lyon. Les expressions du moyen âge sont devenues rares, les néologismes restent discrets, quelques mots composés figurent déjà dans les premières poésies du Vendômois. Les articles viennent précéder les noms, on ne rencontre presque jamais d'enjambements successifs, et le vers tend à former un tout cohérent et mieux lié. Sans doute la syntaxe est lourde, souvent fautive, la phrase s'allonge démesurément et les subordonnées s'ajoutent les unes aux autres sans articulation solide, mais les tours décidément archaïques sont peu nombreux.

Nous avons cité plus haut un fragment d'inspiration ronsardienne où l'amant s'enorgueillit d'être poète et promet à sa Pasithée l'immortalité. On sait quelle impression profonde firent sur les contemporains les premières productions du « Pindare français ». Tous les « minores », ravis par les Muses, chanteront la Vertu et la Gloire, et tâcheront d'écrire des odes sur le ton du mage inspiré. Lorsque Tagaut aborde un thème favori de Ronsard, il le

1. Op. cit., p. 74.

traite à sa manière, il ne peut s'empêcher d'adopter son langage et ses métaphores. Une fierté sans égale l'anime, qu'il a puisée dans les odes pindariques du « docte Terpandre », et il se persuade que tout « ce que le poète grave... est plus dur que le fer et l'aimant »>, que ses hymnes s'élèvent « d'un hardy vol immortel », car «< la mère des neuf sœurs les arrose de douceurs et les fait luire au ciel ».

De même Tagaut reprend souvent « la comparaison de la rose », à quoi Ronsard, dans les années suivantes, donnera une fraîcheur si éclatante qu'elle semble naître avec lui. Mais elle orne déjà les sonnets mélancoliques de Du Bellay à Olive et c'est là, j'imagine, que notre poète l'a d'abord admirée. Car il a goûté Du Bellay autant que Ronsard. Voici par exemple le début de son ode VIII : Pour le retour de sa Pasithée et de sa Mélisse :

Descend du ciel Muse lyrique
Laisse la troupe de tes soeurs,
Inspire en mon feu poétique
De ton docte son les douceurs.

Je veuil chanter ma Pasithée
Qui est des grâces le séjour,
Je veuil chanter de mon aymée
L'heureuz et désiré retour.

Voys-tu ma prudente Melisse,
Que suivent honneur et vertu?
Monstre ici, Muse, ton office,
Ne suys point le chemin battu :

Sonne ta conche armonieuze,

Sonne un chant qui perse les cieuz :

Renforce ma vie amoureuze

Chantant le retour de ces deuz

Aux lecteurs des odes de 1550, un « mouvement de départ » si décidé paraîtra ronsardien; les latinistes trouveront chez Horace de pareilles invocations aux Muses. Les

REV. DU SEIZIÈME SIÈCLE. XII.

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