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Voici maintenant l'opinion qui nous découvre en Rabelais un libertin, ne croyant ni Dieu, ni Christ, ni diable : « Ce n'est plus un adepte plus ou moins timide, un partisan, malgré diverses réserves, de la Réforme; on découvre un émule de Lucien et de Lucrèce, qui est allé plus loin que tous les écrivains contemporains dans la voie de l'opposition philosophique et religieuse1. » On nous dit qu'il avait des ennemis très clairvoyants chez les catholiques comme chez les protestants, qu'il a eu maille à partir avec la Sorbonne et le Parlement, qu'il a dû très habilement dissimuler son incrédulité pour ne pas monter sur le bûcher, qu'il a évité d'indiquer la moindre piste qui pût mettre sur la voie de ses vraies croyances : « Nul satirique, pas même Voltaire, n'a atteint, semble-t-il, un pareil degré d'habileté et de calcul dans l'art de doser les négations les plus hardies. » En appliquant cette opinion à la question qui nous occupe, Rabelais, matérialiste et athée, aurait pris la precaution de ne parler ni de Lucrèce, ni même d'Épicure; et le nom qui, par prudence, n'est jamais prononcé dans l'Histoire de Gargantua et de Pantagruel, Henri Estienne, s'attaquant à l'incrédulité de Rabelais, nous l'a donné : c'est « le méchant Lucrèce ».

Cette opinion est séduisante, et elle est en même temps très solidement appuyée. Mais nous connaissons assez Rabelais, ses ressources, moyens et artifices, pour être sûrs que, d'une manière ou d'une autre, sous quelque farce plaisante ou quelque figure énormément symbolique, il aurait assez bien dissimulé sa pensée secrète pour qu'elle ne transparût qu'aux yeux des seuls initiés. Non, il n'est pas croyable que Rabelais, lucrétien, n'ait jamais nommé Lucrèce. Et quand, par hasard, il rencontre le système atomique, il ne lui accorde jamais le moindre intérêt, il n'a pour lui que railleries sans valeur ni portée, quelques railleries titubantes, comme après boire.

Il ne reste qu'une dernière solution. Quand nous parlons des grands écrivains, nous avons toujours tendance à ouvrir démesurément leur horizon, à leur prêter des vues profondes, des pressentiments lointains et audacieux, et nul plus que Rabelais n'a bénéficié de cette habitude romantique. Nous ne voulons pas rapetisser Rabelais, ni nier son rationalisme, ou mieux

1. Abel Lefranc, La pensée secrète de Rabelais. La Revue de France, 15 mai 192

son naturalisme; il inaugure des temps nouveaux; il est le Cyclope, le Titan, le Satyre grotesque et terrible. Mais quand même, par de nombreux liens, il appartient encore à son siècle.

Rabelais, sans doute, est un poète à sa manière; et il a su créer des types à la fois boursouflés et vivants, charivaresques et réels. Mais la poésie proprement dite, celle d'un Lucrèce ou d'un Virgile, ou même d'un Ovide, ne semble pas l'avoir profondément touché; il lui préfère l'érudition et les connaissances encyclopédiques; voyez la lettre de Gargantua à Pantagruel; il est plus gourmand de faits que d'émotions rares et aristocratiques.

D'autre part, nous ne trouvons pas chez Rabelais d'inquiétude métaphysique. Les constructions audacieuses de l'esprit humain, pour expliquer le mystère de la vie et du monde, ne l'ont pas attiré ni arrêté. Devant elles, il a passé en levant ses solides épaules et en lançant un éclat de rire homérique. C'est un réaliste. De même en morale l'ascétisme intellectuel d'un Lucrèce ne saurait lui convenir; il ne peut séparer les jouissances du corps de celles de l'esprit; il n'ira pas avec Pythagore écouter l'harmonie des sphères, ni avec Platon contempler les idées pures, ni avec Lucrèce assister au jeu éternel des atomes. Nature a-poétique et intelligence toute positive, pour cette double raison il n'a point su prêter d'importance au de Natura rerum, et il n'en a rien dit. C'est un esprit libre, curieux, satirique, audacieux et truculent; comme on disait alors, nous voulons bien le tenir pour un « lucianique »; mais il n'est pas un lucrétien.

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LES DEUX ÉDITIONS DES « AMOURS » DE RONSARD

PUBLIÉES EN 1553.

Les bibliographes qui ont traité des Euvres de Ronsard, aussi bien que les éditeurs et les biographes du poète, se sont accordés jusqu'à présent à ne signaler qu'une seule édition des Amours sous la date de 1553. On sait l'importance et l'intérêt extrême de ce volume qui constitue la seconde édition des Amours. On y trouve, en effet, 39 nouveaux sonnets, qui sont venus s'ajouter aux 181 que renfermait la rarissime édition originale de 1552. Les diverses manifestations ronsardiennes de ces derniers temps: expositions, catalogues et études diverses, n'ont amené personne à formuler le moindre doute en ce qui touche l'apparition d'une édition unique des Amours en 1553, avec un achevé d'imprimer daté du 24 mai de cette année-là.

Il y a quelques semaines, certaines circonstances me procurèrent l'occasion de collationner trois exemplaires des Amours de 1553. Quelle ne fut pas ma surprise en constatant, au bout de quelques instants de comparaison, que je me trouvais en présence de deux éditions absolument distinctes, quoique portant le même achevé d'imprimer (24 mai 1553), et qui différaient de la manière la plus évidente au point de vue de l'impression : composition, caractères, mise en pages, abréviations, accentuation, ponctuation et orthographe! Point de changements, semble-t-il, dans le texte même des poésies et du commentaire, mais des différences nombreuses et apparentes dans la disposition depuis la première page jusqu'à la dernière. Le fait n'a pas besoin de démonstration détaillée, tant il est manifeste. Chacun pourra, d'ailleurs, le vérifier sur les exemplaires de la Bibliothèque nationale, car ce dépôt possède les deux éditions de 1553, sans qu'on se soit jamais aperçu des différences qui les séparent. Les deux exemplaires qui figurent sur ses rayons ont été considérés par tous ceux qui les ont mentionnés ou décrits comme se rapportant à une édition unique. Désormais, il y aura lieu de les distinguer dans les catalogues de notre grand établissement, comme aussi dans ceux des autres bibliothèques et des collections privées renfermant des exem

plaires de 1553 et dans les ouvrages de bibliographie ronsardienne. Nos deux éditions portent, nous l'avons dit, le même achevé d'imprimer, daté du 24 mai, mais la composition typographique diffère de l'une à l'autre. Nous n'avons pu comparer les titres de chacune d'elles, pour ce motif que nos trois exemplaires sont dépourvus du premier feuillet et que, des deux exemplaires de la Bibliothèque nationale, l'un offre également la même lacune. Nous n'avons donc eu qu'un seul titre à notre disposition'. Le manque du premier feuillet s'explique assez aisément par ce fait que son verso est occupé par le portrait de Ronsard et que nombre d'admirateurs du poète durent enlever volontiers cette belle effigie.

Il s'agit maintenant de déterminer quelle est la plus ancienne des deux éditions. Il semble que ce point pourra être fixé avec quelque certitude. Prenons, par exemple, le texte de l'Ode à Cassandre (p. 266); il est caractérisé dans l'une des deux éditions, celle que nous appellerons A, par les particularités suivantes le titre Ode à Cassandre est composé en caractères d'un œil plus petit que celui de l'autre édition, que nous appellerons B. Le 7e vers porte: Las, voies, et le 13e Donc, si vous me croies, mignōne, ce dernier mot avec une abréviation. Dans l'édition B, on trouve Las, voiés et Donc, si vous me croiés, mignonne, ce dernier mot en toutes lettres. Or, voiés et croiés sont incontestablement les bonnes leçons. Il paraît donc, au premier abord, que B offre un texte amélioré par d'utiles additions d'accents. Si nous nous reportons ensuite aux p. 154155, nous constatons que A porte à tort dans le commentaire Vile de Blois, tandis que B offre Ville de Blois; A présente maitresse, naitre, maitrisoit, sans accent circonflexe, alors que B ajoute à ces trois mots cette particularité. A a, en outre, roial, et B : roïal. D'une manière générale, B donne une accentuation plus précise que A (p. 142, A : Braie; B: Braïe; p. 143, A gaiement; B: gaïement; - p. 206, A: plaie, et B: plaïe; p. 210, A: voiant, et B: voïant; p. 58, fleche, breche, meche sont accentués seulement dans B; A offre Vandôme, et B: Vendôme. Telles fautes d'impression

p. 142,

1. J'ai consulté, depuis, l'exemplaire de la bibliothèque du Conservatoire de musique de Paris, mais, comme on le verra plus bas, il présente le même titre que l'exemplaire complet de la Biblio-' thèque nationale.

de A sont corrigées dans B: p. 147, A : serviée, B: service; p. 127, Artoisième, B: troisième. A fournit (p. 147): Eryce, et B: Erice, préférable au point de vue de la rime. A donne etoufer, et B : étoufer; — p. 206, A : plein, et B : p. 260, A: Senas, et B: Senats, qui est préférable,

plain;

etc.

Les deux éditions offrent (p. 283) un errata comprenant treize corrections à effectuer. Presque toutes celles-ci sont effectuées dans B, alors que A offre encore, à une exception près (le ciel, p. 238, dernier erratum), toutes les leçons fautives. Cette seule constatation paraît décisive en ce qui touche l'antériorité de A.

Les différences les plus notables au point de vue des caractères d'imprimerie apparaissent dans certains titres de pièces. Les caractères employés pour les poésies offrent, de part et d'autre, de grandes ressemblances; ceux qui ont servi pour les commentaires ne sont sans doute pas absolument les mêmes. Pareille observation pour les caractères grecs. La pagination est identique et la concordance entre les pages se poursuit jusqu'à la table; toutes offrent le même commencement et la même fin. On retrouve, d'un côté comme de l'autre, un nombre semblable de feuillets (140), avec des erreurs identiques de pagination : 1-128, 139-169, 180-282, [283-284]. Dans A, le feuillet 212 est coté 184 par erreur; dans B, le numérotage est exact pour cette page. Évidemment, si la seconde édition a reproduit les erreurs 139-169, 180-282, c'est que l'éditeur a voulu donner aux exemplaires de cette édition un nombre de pages qui ne parût pas inférieur à celui de la première.

L'exemplaire de la Bibliothèque nationale qui possède son titre (Rés. pYe 125) correspond à l'édition A; l'autre (Rés. Ye 1925), incomplet du titre et du feuillet 8, à l'édition B. L'exemplaire du Conservatoire de musique, qui est complet, correspond à l'édition A. Je n'ai donc rencontré jusqu'ici que le titre de A. D'après le fac-simile donné par M. Seymour de Ricci dans son précieux Catalogue d'une collection unique des éditions originales de Ronsard, appartenant à MM. Maggs de Londres, l'exemplaire de 1553 possédé par ces libraires paraît bien se rapporter à l'édition A.

J'ai noté, en outre, un fait assez curieux, en comparant les portraits de Cassandre des deux éditions (feuillet 2). Celui de l'édition B offre une cassure qui atteint toute la figure de la

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