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DE L'OBJET DERNIER

DE L'ENSEIGNEMENT

PAR M. CHARAUX

Professeur de Philosophie à la Faculté des Lettres de Grenoble

Séance du 20 mars 1878

En cherchant quel est l'objet dernier de l'enseignement, celui qui domine et enferme en lui tous les autres, nous ne sortirons point de la philosophie, et vous ne serez point surpris de me voir demander la réponse à la Métaphysique elle-même. C'est jusqu'à elle qu'il faut nous élever, et je crois que nous ne regretterons pas notre effort. La lumière que nous allons puiser à sa source se répandra de proche en proche sur toutes les questions qui dépendent de celle-là, et une seule solution que nous aurons trouvée en donnera ou en préparera plusieurs que nous n'avions pas en vue. Rien n'est fécond comme ces vérités supérieures auxquelles on peut reprocher leur stérilité quand on s'arrête à l'apparence de leur forme abstraite, mais dont un regard pénétrant découvre bientôt la richesse inépuisable.

Quand j'ai nommé la Métaphysique, je n'ai point entendu que nous allions nous élever soudain au plus haut des cieux sans nous inquiéter de ce qui est à nos

pieds. C'est au monde sensible qu'il faut demander le secret des éléments qui le constituent, c'est aux objets qui nous entourent et qui nous sont le plus familiers qu'il faut d'abord appliquer l'analyse. Un médiocre effort suffira pour la pousser à ses dernières limites et pour nous instruire des choses que nous désirons savoir. Sans parcourir le cercle tous les jours plus étendu des sciences humaines, nous nous bornerons à interroger les plus connues; commençons par la Grammaire.

Les mots en sont le premier objet : et que traduisentils pour l'esprit qui les forme et l'esprit qui les entend, sinon des existences distinctes, c'est-à-dire des individus, des êtres, des modes de l'existence ou des rapports d'existence, ce qui est ou ce qui pourrait être, ce qui est réel ou seulement imaginé? Je ne répéterai point, après tous les grammairiens, que le plus simple jugement enferme deux fois la notion d'être, celui qui le prononce affirmant qu'il vient de lui, qu'il est né en lui, et affirmant qu'une chose est ou n'est pas, qu'elle est ou non d'une certaine manière. Rien de plus simple dans sa disposition générale, rien de mieux ordonné qu'un jugement, et pourtant rien de plus difficile à saisir parfois que cet ordre caché correspondant au désordre apparent, à l'ordre réel de nos sentiments et de nos pensées. La Grammaire, qui croit à cet ordre profond, qui l'a découvert, à force de patience et de travail, dans les langues en apparence les moins ordonnées et les plus confuses, qui s'est enhardie jusqu'à en chercher la source et les lois générales dans les lois mêmes de l'esprit humain, la Grammaire étudie et elle expose, dans la syntaxe, l'ordre des jugements représenté par l'ordre des mots et des propositions. Si j'ai bien analysé, et

si vous m'avez bien suivi, nous devons convenir les uns et les autres que la Grammaire ne saurait se passer des notions d'être et d'ordre et qu'elle en vit tout entière. Cette analyse n'est qu'un résumé, mais, si courte qu'elle soit (et vous saurez bien la compléter), les conclusions en sont, je crois, hors de toute atteinte.

Passons de la Grammaire aux Sciences proprement dites. Nous leur devons cet honneur de les interroger avant toutes les autres aussi bien occupent-elles, de nos jours, le premier rang dans l'opinion des hommes. et dans leur estime. On les peut diviser en deux classes: Sciences de la nature, Sciences exactes. Parlons d'abord des premières. Les savants qui se dévouent à leur progrès ont-ils fait autre chose, depuis les temps les plus reculés, que pénétrer, avec plus ou moins de méthode et de succès, dans les secrets de l'être et de la vie? L'objet de leurs efforts n'est-il point de nos jours, comme il y a deux mille ans, je ne dirai point la nature intime et la raison dernière (ils ont renoncé à les découvrir), mais les modes, les formes, la perpétuité, le progrès, l'ordre enfin des choses qui existent, qu'elles soient ou non douées de vie, qu'elles appartiennent au règne organique ou inorganique. Ils ont horreur de ce qui n'est point, des êtres de raison, des abstractions réalisées, ils ne craignent rien tant que les tromperies de l'imagination. Pour mieux savoir ce qui est réel, présent, ils s'interdisent toute spéculation sur l'origine. des êtres et sur celle de la vie ; ils se bornent à observer ce qui est, à combiner de mille manières et dans tous les milieux possibles les éléments de la réalité ; ils arrivent ainsi à découvrir, dans les existences les plus compliquées, des existences de plus en plus simples et

comme les germes de tout ce qui est. Ils sont là, pour ainsi dire, à la racine de l'ordre, de l'ordre qui a présidé à leurs recherches, sous le nom de Méthode, qui en a distribué les résultats dans des classes subordonnées les unes aux autres avec une symétrie singulière, de l'ordre qu'ils ont trouvé partout dans la nature, si bien que la Science n'en est, dans leur esprit, que la copie plus ou moins fidèle.

N'est-ce pas encore, à un point de vue plus général et plus abstrait, ce même Ordre, avec ses lois immuables, que les Sciences exactes recherchent et qu'elles enseignent? Ici, la pensée de l'homme franchit les bornes étroites du monde où il est enfermé : c'est dans le sein même de l'éternel Géomètre, c'est au plus profond de son être qu'elle va dérober les lois qui s'appliquent à tous les mondes, à tous les êtres, à toutes les parties de l'espace et du temps. L'Etre et l'Ordre sont donc l'objet de toutes les sciences, des plus humbles comme des plus hautes; elles n'ont pas, en résumé, d'autres objets et d'autres lois que les objets et les lois de la parole humaine celle-ci manifeste, dans l'ordre que lui impose la raison, l'ordre que celles-là découvrent dans l'œuvre de l'éternelle Raison. Il est même des Sciences dont on a dit qu'elles sont, à elles seules, des langues, ou encore qu'elles sont des méthodes analytiques, tant il est vrai que tout revient à l'Etre et à l'Ordre, l'ordre des mots traduisant l'ordre des pensées qui traduit l'ordre de l'univers.

L'histoire ne démentira ni les Sciences ni la Grammaire. Le pourrait-elle quand nous la voyons uniquement inquiète de savoir ce qui a été, occupée à raconter les actions des hommes, comme elles ont eu lieu et

dans l'ordre où elles se sont produites. C'est elle qui, dans ce chaos du passé où tout, à première vue, n'est que désordre et confusion, sépare les peuples les uns des autres, et, dans chaque peuple, distingue les phases diverses de son existence, expose les faits de sa vie, ses luttes, ses progrès, sa décadence. Non-seulement elle raconte les actions des grands hommes, des grands politiques, des généraux, des législateurs, de tous ceux qui ont fait une œuvre ou conquis un nom, mais, au-dessus de ces existences individuelles, dont chacune a ses traits et son caractère, elle nous montre chaque nation comme un être à part, doué d'une vie propre, pourvu d'une âme et d'un génie, naissant, grandissant, déclinant, passant par toutes les phases d'une existence ordinaire. Nous ne savons rien du passé que par elle, et ce passé qu'elle nous fait voir se compose tout entier d'êtres et de rapports d'êtres, d'êtres individuels ou collectifs, mais tous distribués dans l'espace, classés dans le temps. Et toutefois ce n'est là, dans l'œuvre de l'histoire, que la forme nécessaire et vulgaire de l'ordre; jamais historien, digne de ce nom, ne s'est borné aux sèches annales de la chronologie ou aux minutieux détails d'une description géographique. Il est un ordre vrai, caché, profond, qu'il aspire à connaître et à faire connaître, je veux dire cet enchaînement des effets et des causes où la liberté de l'homme a sa place à côté du vouloir de Dieu, où ses pensées les plus intimes, ses sentiments et ses passions se traduisent en actes extérieurs, suivant des lois fréquemment suspendues et dans des rapports qu'il est souvent difficile de saisir et d'apprécier. Cet ordre secret, que l'histoire rectifie ou complète sans cesse, pour les époques les plus voisines

T. XI.

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