et nous sommes aussitôt plongés dans les plus épaisses ténèbres, et les ennemis de son nom ne trouvent même plus en eux un sophisme, une idée, un mot, pour nier Celui sans lequel ils ne peuvent ni penser ni parler. Je sais qu'en m'exprimant ainsi, je surprends fort quelques-uns de nos contemporains et que mes affirmations pourront bien provoquer leur sourire. Peu importe ce sourire s'évanouira, ces contemporains passeront, et Dieu restera. Il demeure (car le présent seul convient à son Etre), pour donner dans les siècles à venir comme dans ceux qui nous ont précédés, au savoir de l'homme, sa substance et son fondement, à l'enseignement, sa voie directe et son objet suprême, souvent oublié, parfois méconnu, toujours présent. DE LA PENSÉE PAR M. CHARAUX Professeur de Philosophie à la Faculté des Lettres de Grenoble. Séance du 6 août 1878. Est-il un mot plus simple en apparence et d'un plus fréquent usage que celui de pensée? En est-il un qui contienne, quand on l'analyse, plus de choses et plus diverses, qui implique des éléments plus nombreux, une plus grande variété de nuances et de points de vue? Tantôt la pensée est conforme à la vérité et tantôt elle la trahit; elle la montre ou la déguise, la fait valoir ou l'affaiblit, rarement elle l'exprime tout entière. Elle est parfois assez forte pour se dégager presque entièrement de l'image sensible, et parfois c'est l'image qui semble l'absorber. Nos pensées, même quand elles sont vraies, sont plus ou moins bien enchaînées et reliées à un centre commun. Elles peuvent avoir pour objet ce qu'il y a de plus élevé et ce qu'il y a de plus vulgaire. Tantôt elles traversent notre esprit, légères, rapides, presque aussi promptes que l'éclair et sans laisser plus de traces de leur passage. Tantôt elles se fixent, se concentrent, et prennent d'autant plus de corps qu'elles se sont plus lentement et plus laborieusement formées. On sait les distinctions qu'expriment ces mots : perception, conception, idée, jugement, raisonnement, intuition. Et toutefois les opérations diverses qu'ils résument ont pour moyens des pensées ou des éléments de pensées : elles se composent de pensées ou elles aboutissent à des pensées. La Pensée, dans son type idéal, les embrasse et les domine comme l'amour embrasse et domine tant de choses qui sont en lui, naissent de lui ou vont à lui, comme la liberté résume l'effort de notre être pour s'élever avec Dieu et vers lui. Prodigues de mots pour le détail des actes et la diversité des aspects, les langues en ont toujours un, simple, expressif, à la portée de tous, pour en caractériser l'ensemble et en affirmer l'unité. Pourrions-nous, en nous bornant aux principaux traits, en laissant de côté ce qui est accessoire ou secondaire, nous représenter la Pensée telle qu'elle est, dans sa plus haute généralité, et en faire un portrait assez ressemblant pour qu'il demeurât gravé dans notre esprit? Je sais tout ce que ces entreprises présentent de difficultés; mais, en donnant notre œuvre pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour une ébauche, non pour un tableau achevé, nous éviterons le reproche de témérité et nous pourrons, en limitant notre carrière, nous avancer avec plus de confiance. Bornons-nous pour aujourd'hui à étudier la Pensée dans son objet, dans ses élements, enfin dans son rapport avec la vérité. C'est, je crois, l'essentiel, et c'est assez, si ce n'est déjà trop pour nos forces. I. Si le savoir humain se compose de pensées conçues, enchaînées, conservées; si l'être et l'ordre nécessaires à la formation de nos pensées sont à la fois dans notre esprit et dans les choses auxquelles notre esprit s'applique, nous avons déjà pour nos recherches un point de départ assuré, et, pour nous éclairer dans la route, une lumière qui ne s'éteindra point. Tout ce qui est, nous l'avons dit déjà et nous serons brefs sur ce premier point, l'Etre infini, toutes les existences et toutes les réalités finies, les rapports innombrables qui naissent du concert et de la diversité des êtres, voilà le domaine et l'objet de nos pensées. C'est dire assez que leur nombre et leur variété défient tous les calculs: si longtemps et si bien que pensent les hommes, ils n'épuiseront jamais l'objet de leurs pensées. Tout au plus pourrait-on craindre que celles-ci ne s'embarrassent et ne se confondent. C'est un danger que l'ordre saura prévenir. C'est lui qui achève la distinction, qui accuse nettement les ressemblances et les différences, qui unit ou sépare, élève ou abaisse, dans les rangs d'une hiérarchie imposée par la nature ou imaginée par l'art, nos pensées et leurs objets. Les hommes ne voient rien que dans l'Etre et par l'Ordre; celui-ci est souvent la fin, toujours il est la voie et le moyen de leurs pensées. Quand l'ordre vrai leur manque, ils en supposent un qui s'en approche et le prépare. Modifié, perfectionné, le provisoire devient peu à peu définitif: on ne fonde l'ordre que sur l'ordre, et le tableau ne vient qu'après l'ébau che ou l'esquisse. Nous divisons nos connaissances par ordres, et si un premier plan, et plus général, établit au sommet les sciences maîtresses, les règnes, les éléments premiers, les principes, les faits les plus importants, l'ordre descend bientôt jusque dans les dernières et moindres divisions. Après avoir séparé l'homme de son créateur, Dieu de ses œuvres, l'esprit de la matière, il va jusqu'à distinguer dans la plus humble fleur les éléments cachés de sa grâce et de son parfum; dans le plus chétif insecte, les détails invisibles d'un organisme où la vie n'est pas moins à l'aise que dans les corps les plus puissants. Au sommet donc, tous les degrés et tous les rayons de la lumière que notre regard est trop faible pour fixer, dont notre intelligence ne saurait, dans son état présent, supporter la force et l'éclat. Cet ordre, que j'appellerai surnaturel en prenant ce mot dans son sens le plus large, est celui des vérités que la raison n'atteint point sans un secours particulier. Elle est faite, comme notre œil, pour une lumière réfléchie et tempérée; elle s'aveuglerait à vouloir contempler directement et dans son foyer le soleil de vérité. Son domaine propre est celui de l'ordre naturel, dont les hommes, se succédant les uns aux autres et formant comme un seul homme qui avance et apprend sans cesse, n'ont encore exploré que la moindre partie. Cela est si vrai, que notre siècle a vu naître et se constituer une foule de sciences que les âges précédents n'avaient point connues. Plus la lumière s'accroît, plus les distinctions s'accusent et se multiplient. Ce n'est pas seulement la faiblesse de notre esprit qui réclame ces divisions nouvelles, c'est la richesse infinie d'un monde où l'unité se fait voir d'autant mieux qu'on |