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LE SYSTÈME NUMÉRIQUE

EN ÉGYPTIEN,

PAR

M. GUSTAVE JÉQUIER.

Le système de numération des peuples est un des indices caractéristiques de leur origine; aucune des autres parties du discours ne s'est conservée avec aussi peu de modifications que les noms de nombre depuis les lointains débuts des langues; aussi les considère-t-on à juste titre comme un des éléments les plus importants de la classification générale. Il semble donc qu'on aurait dû tenir compte de ce facteur lorsqu'il s'est agi d'établir que l'égyptien était une langue sémitique, mais on évita d'insister, les ressemblances paraissant sans doute trop peu marquées.

Ce n'est que tout récemment que la question a été reprise(1) et traitée avec tous les artifices de la philologie moderne, en partant du principe que la parenté des langues étant certaine, il fallait nécessairement que les noms de nombre concordassent. Alors que, dans un cas pareil, il faudrait pouvoir établir des rapports précis entre les langues sémitiques et l'égyptien pour les consonnes et la vocalisation, on s'est contenté souvent d'identifications basées sur des phénomènes linguistiques qui se rencontrent dans des idiomes absolument étrangers à ces

(1) SETHE, Ueber Zahlen und Zahlworten bei den alten Ägyptern, Strasbourg, 1916; cette façon d'envisager les choses est poussée plus loin encore par M. ALBRIGHT dans l'Amer. Journ. of Semitic Languages, XXXIV, p. 90-94.

deux groupes, et d'assimiler successivement de cette façon toutes les lettres qui ne concordent pas; on a même été jusqu'à établir des rapprochements entre des mots qui ne désignent pas le même chiffre en égyptien qu'en sémitique, ou à faire correspondre des noms de nombre égyptiens avec des expressions non numérales en sémitique,

ou vice versa.

Un pareil système, malgré tout l'appareil scientifique avec lequel il est exposé, ne présente pas des garanties suffisantes d'exactitude, aussi y a-t-il lieu de reprendre la question dans son ensemble; il importe du reste de ne pas l'envisager uniquement au point de vue de la linguistique comparée, qui offre trop de chances d'erreur, vu sa grande souplesse, mais de tenir compte aussi des phénomènes constants de l'évolution des notions numérales chez les peuples primitifs, tels que nous pouvons les connaître par les travaux des ethnographes modernes (1).

Bien que, dans les textes hiéroglyphiques, les noms de nombre soient en général indiqués par des chiffres, et non écrits phonétiquement, la liste à peu près complète a pu être établie depuis longtemps déjà (2), grâce surtout au travail de Pleyte (3), qui a montré la parfaite concordance des expressions anciennes avec celles des Coptes, et tout le parti qu'on peut tirer des allitérations de certains textes, suivant le système des jeux de mots, cher aux Égyptiens (4). Depuis lors, nos connaissances dans ce domaine se sont enrichies par la publication des grands textes religieux de l'Ancien et du Moyen Empire (5), qui ne font du reste que confirmer et compléter les résultats établis antérieurement.

Le système numérique égyptien apparaît en même

(1) L.-G. DU PASQUIER, Le développement de la notion de nombre, Neuchâ– tel, 1921 (Mémoires de l'Université, t. III).

(3) Tableau complet dans EISENLOHR, Ein mathematisches Handbuch, p. 15-21.

(3) Zeitschrift für aeg. Sprache, V, p. 1, 9, 26.

(4) GOODWIN, Zeitschr. f. aeg. Spr., II, p. 39, V, p. 94, 98.

(5) En particulier un texte à allitérations, malheureusement très mutilé: LACAU, Tertes religieux, XII (Rec. de trav., XXVI, p. 229).

temps que l'écriture, aux débuts de l'âge thinite : définitivement constitué dès cette époque, il ne variera pour ainsi dire plus au cours des siècles. Il est à base décimale, possède des noms spéciaux pour les unités et les surunités, jusqu'aux chiffres les plus élevés, et présente, pour les nombres intermédiaires, une combinaison très rationnelle des méthodes additive et multiplicative. C'est donc un système analogue en tous points à ceux en usage chez tous les peuples civilisés, anciens et modernes, par opposition à ceux des peuples primitifs, très peu développés aujourd'hui encore (1) ici, comme dans tant d'autres domaines, l'Égypte joue le rôle de précurseur, et sa numération paraît bien être le prototype de toutes les nôtres.

Comment un ensemble si homogène et si parfait a-t-il pu se former? Est-il vraiment autochtone, ou, comme on l'admet volontiers, a-t-il été emprunté à d'autres races? Subsiste-t-il encore des traces de son évolution antérieure à sa fixation? Tel est le problème qui se pose maintenant et qui, comme on le voit, dépasse de beaucoup le domaine purement linguistique. Je n'ai pas la prétention d'arriver à une solution définitive, mais je crois qu'en reprenant la question point par point, chiffre par chiffre, on peut arriver à des aperçus nouveaux, assez caractéristiques.

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1. Τ, Ογλ. Comme en français et du reste dans presque toutes les langues, ce terme ne joue pas exclusivement le rôle d'un nom de nombre, mais il représente aussi l'article indéfini et, par extension, l'adjectif «seul q. Le rôle de ce mot a été établi de façon précise il y a longtemps déjà (2), mais il semble qu'il y ait encore une difficulté au sujet de sa lecture exacte en effet, dans trois de ses dérivés coptes, oуwn « partie », oyon «quelqu'un » et oyn «qui?", nous voyons paraître un n final qui ne se rencontre ni dans le nom de nombre ni dans l'article

() Voir Porт, Die quinare und vigesimale Zählmethode (Halle, 1847). (2) E. DE ROUGE, Etude sur une stèle égypt., p. 41-46.

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indéfini1) et qu'on a songé à faire dériver du exprimant le génitif. Cette solution n'est guère satisfaisante et n'explique pas pourquoi ce N, qui est en réalité indépendant du mot lui-même, est devenu partie intégrante du radical dans les dérivés plutôt rares d'une racine, alors que dans les autres, qui sont beaucoup plus fréquents, il se joint au mot suivant, sous la forme d'un - proclitique; d'ailleurs, dans ces trois expressions, ce Ñ- (ou M-) se trouve également comme proclitique, de sorte que, dans les trois cas, il serait redoublé, ce qui n'est pas admissible.

),

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Le nom de nombre «un» n'est écrit phonétiquement que dans les textes très anciens, tels que ceux des ругаmides, sous la forme ), mais rien ne nous prouve que cette graphie soit complète : il est fort possible qu'elle ne désigne que le début du mot. Plus tard on écrit presque constamment ou —. Ici le trait indique que nous avons affaire à un signe-mot et non à un simple syllabique(); le qui suit si souvent le trait n'indique donc pas nécessairement la finale du mot; il peut tout au plus se trouver là comme indice de la vocalisation interne (5), pour montrer qu'on devait le prononcer avec un a long. La finale pouvait donc, bien qu'elle ne soit jamais écrite, être un n faible, peut-être une simple nasalisation, comme dans notre mot correspondant français un.

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Cette finale en n se retrouve dans les langues berbères du Nord de l'Afrique, où le terme employé pour désigner le chiffre 1 est formé exactement de la même manière que le nom de nombre égyptien, c'est-à-dire d'une diphtongue liée à une nasale par une voyelle, a ou e: eewan (Amazirgh), yean (Shelluh), egen (Touareg), eyen (Mzabi et Sergou) (6). Cette coïncidence n'est sans doute

(1) SETHE, Zeitschr. f. aeg. Spr., XLVII, p. 1–7.

(2) SETHE, Die altag. Pyramidentexte, 1424, 1441°, 2083.

(3) Ibid., 243, 309, 1078, 1226°, 1424", 1441°, 1483", 1606", 2210". (4) SETHE, Zeitschr. f. aeg. Spr., XLV, p. 44-56.

(5) LORET, Proc. of the Soc. of Bibl. Arch., XXVI, p. 227-234, 269275.

() Port, Die quinare und vigesimale Zählmethode, p. 111-113.

pas fortuite, et d'autre part il n'est pas possible d'établir un rapprochement phonétique sérieux avec les expressions sémitiques correspondantes, pas plus avec le babylonien (1) wedu(m) et l'assyrien išten, qu'avec l'hébreu

. واحد, احد et l'arabe

Du moment où le nombre 1 est écrit par un signe-mot, il est évident que le nom de l'objet figuré par cet hiéroglyphe doit être semblable au nom de nombre lui-même. Ce signe représente un harpon du type employé pour la chasse à l'hippopotame, arme qui a pu s'appeler oud ou ouân aux époques anciennes, bien que ce nom ne nous soit pas parvenu; il y a tout lieu de croire que c'est à cause de la forme de sa pointe, armée d'un seul croc latéral, que ce harpon a reçu le nom de « un » (2), par opposition à d'autres armes qui, par leur forme même, pouvaient être employées pour caractériser d'autres nombres, tels que deux et trois ".

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la res

2., CNAY. On admet généralement que semblance de ce terme avec le babylonien šenu(m), l'assyrien šiná, l'hébreu ¤, l'arabe, indique une parenté réelle avec les langues sémitiques. Je ne crois pas cependant qu'il y ait origine commune, et cela pour la raison suivante : un mot identique de forme, comme consonance et vocalisation (3), au nombre deux », et appartenant sans doute comme lui au plus vieux fonds de la langue,, a le sens de frère; comme le mot même de frère implique l'idée de dualité, il est très probable que c'est cette notion qui aura donné naissance au nom de nombre «deux en égyptien. Dans les langues sémi

(1) Pour le babylonien ancien, les rares noms de nombre qui nous sont parvenus écrits en toutes lettres montrent qu'il s'agit d'un système semblable à celui des Assyriens; seul le nom de nombre un diffère (communication du R. P. Scheil).

(2) On pourrait aussi supposer un phénomène inverse, le harpon à pointe simple donnant son nom au nombre un.

(3) SETHE, Zeitschr. f. aeg. Spr., XLVII, p. 36.

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