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CHAPITRE Ier

BATH JUSQU'AUX DERNIÈRES ANNÉES DU XVII SIÈCLE

I

Au Nord-Est du comté de Somerset, à douze milles en amont de Bristol, sur les rives de l'Avon paresseux qui roule ses eaux lourdes vers son embouchure prochaine, un cirque de collines pressées abrite, enserre, semble enfermer dans la verdure la blanche, l'avenante ville de Bath. Gaie à l'œil, bâtie de pierre et non de l'ordinaire brique anglaise, la petite cité s'étale dans l'étroite vallée qu'elle emplit tout entière, et, débordant, elle lance hardiment ses terrasses, étage après étage, à l'escalade des versants abrupts. Au milieu et surgissant du fond, une abbaye de style Tudor, ramassée, massive malgré ses larges fenêtres, domine le troupeau des maisons basses et dresse sans élan sa tour trapue dans la brume légère; elle évoque le long passé ecclésiastique du bourg monastique et épiscopal 2 qu'on imagine rétrospectivement blotti dans un repli de sa rivière, derrière ses murs féodaux. Mais les autres clochers sont presque tous modernes, modernes également les rues où l'on s'engage, les édifices rencontrés. Presque tout date clairement

1. Elle a été surnommée « la lanterne de l'Angleterre ».

2. Bath fut du XIIe siècle à la Réforme le siège d'un évêché, qui fut alors transféré, ou plutôt ramené, à Wells, où il se trouvait avant la conquête normande. L'évêque était abbé du monastère de Bath. Le diocèse est encore aujourd'hui dénommé diocèse de Bath et Wells.

d'une même époque, le XVIIIe siècle. Nul disparate dans les bâtiments, nulle confusion dans le plan, peu ou point de reliques d'autrefois surgissant inopinément parmi les constructions récentes, presque rien en un mot de ce qui décèle dans la plupart des villes une lente croissance poursuivie patiemment d'âge en âge. Dans cette cité d'hier, ou d'avant-hier, l'abbaye n'est qu'un monument isolé de temps anciens, comme aussi ces thermes, plus antiques, dont on achève de déblayer les ruines; tout le reste trahit une métamorphose brusque, un développement à la fois subit et réglé, qui semble d'ailleurs ne rien devoir aux raisons ordinaires de politique, de commerce ou d'industrie. C'est une ville de luxe qui a été improvisée ici, et dont l'apparence fastueuse survit à sa fortune. Ses rues larges et droites, ses façades uniformes ou symétriques, ses maisons groupées en ensembles d'architecture, ses places régulières, ses longues lignes monumentales, ses frontons, ses colonnades, le retour constant des motifs classiques lui donnent un air de grandeur un tant soit peu académique et pompeuse, qu'égayent pourtant les arbres et les pelouses des parcs et des jardins, que diversifient les perspectives habilement ménagées dans un site heureux et varié. L'aspect général présente tantôt la dignité grandiose du nouvel Édimbourg, tantôt l'élégance un peu apprêtée de certaines « résidences » allemandes. La vie moderne étonne d'abord dans ce cadre, vie affairée d'un centre provincial prospère, vie tranquille de rentiers ou de retraités qu'attire l'agrément du lieu et du climat. L'œil cherche d'instinct sur les larges trottoirs les costumes d'autrefois, habits brodés et falbalas, justaucorps et paniers; au coin des rues, il rencontrerait sans surprise les chaises à porteurs armoriées. Sur cette scène dressée pour une autre société, ce sont les gens, les habitudes d'aujourd'hui qui ne paraissent pas à leur place. Seul, on le sent, le XVIIIe siècle était ici chez lui; ces lieux sont un théâtre qu'il a aménagé à son goût, pour son usage et son plaisir, et où il a figuré dans ce qu'il avait de plus brillant, sinon de plus sérieux et de plus estimable. Théâtre vide

1. Il s'en trouve bien quelques-unes (voir à ce sujet C.-E. Davis, Ancient Landmarks of Bath), mais elles sont fort peu nombreuses pour une si ancienne ville.

aujourd'hui; les acteurs s'en sont dès longtemps retirés; le spectacle, déjà oublié, ne se redonnera plus; la littérature permet toutefois de ressusciter quelques-uns des premiers, de retrouver les grandes lignes du second, d'animer de ce double souvenir un décor demeuré presque intact.

II

Pour s'être si bien installé à Bath, pour avoir fait de cette ville une résidence favorite et l'avoir marquée d'une si forte empreinte, le XVIIIe siècle ne l'a pourtant ni créée ni découverte. On sait qu'avant sa métamorphose, elle avait déjà une longue et assez honorable histoire, qu'il n'y a pas lieu d'exposer ici ', mais dont il convient de rappeler brièvement quelques points essentiels.

Peu de villes dans la Grande-Bretagne paraissent avoir été plus anciennement habitées, et son berceau, ni plus ni moins que celui de Rome, est entouré de légendes. Une tradition, admise jusqu'à un temps voisin du nôtre 2, rattachait son origine à l'un des vieux rois mythiques rendus célèbres par Geoffroi de Monmouth et le Roman de Brut. Bladud, fils de Hudibras, et dans la suite père du roi Lear, en passait pour le fondateur 3. Héritier présomptif du trône, il s'était vu soudain affligé de la lèpre, et, pour cette raison, banni de la cour; ses courses errantes l'ayant ensuite conduit dans un coin du comté actuel de Somerset, la nécessité le força de s'y louer comme gardeur de pourceaux. Là il s'aperçut, au bout de peu de temps, qu'il avait communiqué son mal aux animaux dont il avait le soin, mais fut bien surpris de les voir se précipiter dans

1. L'ouvrage classique sur le sujet est celui de Warner (History of Bath). Nous nous en servons pour le récit qui va suivre; les autres autorités seront citées en leur lieu.

2. L'auteur d'un Historic Guide to Bath, publié en 1864, le révérend G.-N. Wright, le défend encore en l'émondant un peu (p. 3-13).

3. Ce qui suit est un abrégé du très long récit de Wood, architecte et historien local, qui, au XVIIIe siècle, a donné sa forme la plus complète à la légende (Description of Bath, vol. I, chap. Ix). Les traits principaux se trouvent déjà en 1697 dans Peirce, Bath Memoirs, chap. vi, p. 172-175.

des eaux chaudes qui sourdaient aux environs, et, après quelques plongeons, en sortir guéris. Il suivit l'exemple du troupeau, fut guéri de même, retourna auprès de son père, et fonda sur les lieux du miracle des bains, un temple de Minerve où brùlaient des feux perpétuels ', puis une ville où il régna glorieusement plus tard 2.

Telle est, dépouillée de ses détails, lesquels sont fort circonstanciés, la légende qui, malgré quelques railleries du comte de Rochester 3 et de Powell, fut crue pieusement à Bath jusqu'au début du dernier siècle, qui y est encore populaire, et qu'a parodiée Dickens dans son Club Pickwick . C'est le développement et l'embellissement d'une autre, plus ancienne et plus simple, qui vient tout droit de l'inépuisable répertoire de fables bretonnes ou prétendues telles, de l'Histoire des rois de Bretagne de Geoffroi de Monmouth ", légende répétée

1. Le dernier trait, rapporté déjà par Geoffroi de Monmouth (Historia Regum Britanniæ, lib. II, cap. x), est emprunté sans doute à un passage de Solinus, auteur fort lu au moyen âge : « Circuitus Britanniæ quadragies octies septuaginta quinque millia passuum sunt: in quo spatio magna et multa flumina sunt. Fontesque calidi opiparo exsculpti apparatu ad usus mortalium, quibus fontibus præsul est Minervæ numen, in cujus æde perpetui ignes nunquam canescunt in favillas, sed ubi tabuit vertitur in globos saxeos » (Polyhistor, XXII). II y a des gisements de charbon de terre près de Bath: un usage ancien de ce combustible serait-il indiqué ici par l'auteur latin? Le reste de la description ne paraît guère pouvoir s'appliquer à une autre ville, d'autant qu'il y eut en effet à Bath un temple de Minerve (ou plutôt de Sul Minerva, divinité locale).

2. L'histoire de Bladud ne s'arrête pas là; nous savons de plus, par Geoffroi de Monmouth et tous ceux qui l'ont suivi jusqu'à Wood inclusivement, que ce prince, s'étant dans sa vieillesse adonné à la magie qu'il avait apprise à Athènes avec la philosophie et les autres sciences, tenta de voler dans les airs, tomba à terre et périt misérablement dans sa chute.

3. ... The famous John, Earl of Rochester, coming to Bath, the Story of Bladud and his Pigs became a Subject for his Wit, and this proved the Cause of striking it out of the Inscription placed against one of the Walls of the King's Bath » (Wood, ch. 1x, p. 76).

4. Le célèbre montreur de marionnettes dont il est parlé à plusieurs reprises dans le Tatler et le Spectator. L'une de ses pièces avait pour titre Prince Bladud et fut jouée à Bath (cf. Wood, ibid.). Le 20 avril 1778, nous voyons encore représenter à Bath un Bladud, or Harlequin at Bath (Geneste, Some Account of the English Stage, t. VI, p. 38). La tradition, probablement atteinte par le ridicule, fut ressuscitée par Wood.

5. Voir le conte intitulé the True Legend of Prince Bladud, au chap.

XXXVI.

6. Livre II, chap. x.

après celui-ci par Wace, Layamon 2, Higgins 3, Leland, Spenser 5, Camden 6. Geoffroi veut seulement qu'au temps du prophète Élie, Bladud, grand magicien, et versé dans tous. les arts de la Grèce, ait créé les eaux chaudes par la vertu de ses enchantements; l'histoire de la lèpre et des pourceaux lui est inconnue. Bath, quoi qu'il en soit, fut fondé l'an 890 avant l'ère chrétienne (c'est ce que nous affirme un médecin du XVIe siècle), ou bien en 863 (c'est la date que portait une tablette commémorative placée dans les bains) ; on serait mal venu à réclamer plus d'exactitude.

Les premiers témoignages historiques que nous ayons sur Bath, sans être aussi précis ni remonter aussi loin que la légende, n'en assignent pas moins à cette ville une antiquité fort respectable. Ptolémée la mentionne sous le nom de "Yoata Ospuά, l'Itinéraire d'Antonin sous celui d'Aquæ Solis 10, et

1.

Bladus fu molt de grant puiçance

Et sot assés de nigromance.

Cil fonda Bade et fist les bains

Onques n'i orent esté ains,

De Bladu fu Balda nomée,

La seconde letre 1 ostée.

Ou Bade ot par le bain cest nom

Por la mervillose façon;

Les bains fist chauz et saluables

Et al poeple mult profitables (Roman de Brut, v. 1667-1677).

2. Brut, v. 2834-2895.

3. Mirror for Magistrates, part I, 1x. Higgins est l'un des collaborateurs de Sackville.

4. Commentarii de Scriptoribus Britannicis, cap. vI.

5. Faerie Queene, livre II, chant x, strophes 25 et 26.

6. Britannia, tome II, Belga, p. 107. Il appelle Bladud Bleyden et ajoute d'ailleurs peu de foi aux récits qui le concernent.

7. Jones, The Bathes of Bathes Ayde, livre II, fol. 2.

8. L'inscription est rapportée par Misson (Mémoires et observations, p. 26). Wood, pour sa part, préfère fixer à l'année 483 ou environ l'avènement de Bladud au trône (Description of Bath, p. 20). Il fait du reste au sujet de ce prince toute une série de découvertes inattendues, l'identifie avec le Scythe Abaris, disciple de Pythagore, « for what Circumstance can amount to a stronger Proof of their Identity than the Art of Flying, and the Gifts of Prophecy annexed to the Accounts of both ?» (ibid., ch. 1, p. 37), voit en lui l'un des premiers philosophes et des premiers savants de l'antiquité, ainsi que le constructeur du temple de Delphes (Ibid., p. 30-40), etc.

9. Géographie, lib. II, cap. III.

10. Britannia, in fine.

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