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que les apôtres des idées perverses, qui ne s'appellent plus le polythéisme, mais la libre pensée. La société chrétienne a été complétement et peut-être à jamais dissoute; le pouvoir politique de l'Église, qui puisait sa raison d'être dans l'état de la société d'autrefois, ne peut donc être un objet de terreur pour ceux à qui ce pouvoir fait ombrage, même dans le passé. Mais si le moyen âge ne doit pas revivre, rien n'empêche d'appliquer à notre temps, en tenant compte de la diversité des institutions, les principes de liberté et de respect qui furent inaugurés à l'époque constantinienne. Si l'État, comme au Ive siècle, prétend posséder tous les droits césariens, l'Eglise n'est pas dépouillée par là même de ceux qui lui viennent directement du Christ.

Cette première question une fois élucidée par les faits, nous avons rétabli la vérité sur un point moins fondamental que le premier, mais qui s'y rattache par plus d'un côté. L'influence du monachisme a été jadis prépondérante, pendant de longs siècles; et c'est en grande partie à la liberté d'action dont ils jouissaient que les moines ont dù de pouvoir opérer si largement le bien dans l'Église de Dieu. M. de Montalembert l'a démontré d'une façon saisissante dans les deux volumes qui viennent d'être livrés à la publicité.

Voilà pourquoi les ennemis de la liberté de l'Église ont toujours été les adversaires des immunités monastiques. Ces deux libertés ont entre elles, l'histoire l'atteste, une connexité profonde, qui n'a point échappé à la perspicacité des révolutionnaires de tous les temps et de tous les régimes.

DOM FRANÇOIS CHAMARD,

Bénédictin de l'abbaye de Ligugé, de la Congrégation de France.

SAINT LOUIS

SA FAMILLE ET SA COUR

D'APRÈS LES ANECDOTES CONTEMPORAINES

A côté des récits des chroniqueurs, qui nous retracent les événements du règne de saint Louis et reproduisent les grandes lignes de sa magistrale figure, à côté des chartes ou des actes officiels qui nous le font voir dans l'exercice des divers attributs du pouvoir souverain, il existe un ordre spécial de sources historiques, d'un caractère plus intime, et qui n'a pas encore été mis en pleine lumière. Dans les chroniques, on a le portrait du prince tel que l'ont pu juger les grands de son entourage; dans les chartes, le roi se montre tel qu'il veut être vu, avec cette pose toujours un peu affectée qui est inséparable du cérémonial des cours et des chancelleries. Mais veut-on connaître l'homme tel qu'il apparaissait aux yeux de son peuple, comme le comprenait et l'appréciait l'opinion publique de son temps, il faut nécessairement se reporter au genre de documents dont nous voulons parler. Ces documents sont les anecdotes qui circulaient de bouche en bouche du vivant même de saint Louis, et dont un certain nombre nous a été conservé par les sermonnaires contemporains, trop

T. XXII. 1877.

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heureux d'avoir à citer, pour réveiller l'attention fatiguée de leur auditoire, des exemples dont l'actualité augmentait l'intérêt. On a là, pour ainsi dire, l'équivalent du fait divers ou du racontar qui tient une si grande place dans nos journaux modernes. Jusqu'à quel point chacune de ces anecdoctes estelle historiquement vraie ? Dans quelle mesure a-t-elle été embellie, amplifiée par les orateurs qui l'ont répétée, et qui étaient à peu près obligés d'orner leurs narrations de détails apocryphes? C'est ce qu'il est presque impossible de déterminer d'une manière positive. Mais il y a trois faits certains à considérer pour se rendre compte de la valeur de ces récits en général. En premier lieu, les manuscrits où nous les retrouvons n'en contiennent que la substance ou le canevas; le scribe les a traités comme le corps mème du sermon; il s'est contenté d'en reproduire l'ossature, laissant aux prédicateurs à venir le soin de revêtir de chair ce squelette et de lui donner la vie : par conséquent, les fioritures sont absentes, et il ne nous reste que la partie solide, essentielle. D'un autre côté, il est certaines anecdotes qui, par leur aspect intrinsèque, par leur précision dans la désignation des lieux ou des personnages, par leur rapport étroit avec des faits historiques, par leur accord complet avec des éléments connus d'autre part, offrent un incontestable caractère d'authenticité. Celles qui ont rapport à saint Louis appartiennent généralement à cette catégorie, et elles se recommandent de plus par la contemporanéité du narrateur et des auditeurs, qui eût empêché ceux-ci d'accepter et celui-là de débiter, sur le prince régnant ou sur les siens, des histoires invraisemblables ou forgées à plaisir: en effet, c'est exclusivement dans les manuscrits du XIIe siècle que nous les prenons. Enfin, pour celles qui ont une apparence banale, et qui, faisant partie de la littérature de tous les âges, ont été seulement appropriées à l'époque du saint roi (cette classe est nombreuse, il faut l'avouer, mais elle est assez facile à reconnaître), il y a toujours un enseignement à en tirer: elles nous représentent l'esprit du temps et, comme nous le disions tout à l'heure, l'expression de l'opinion populaire. Toutefois, nous les laisserons de côté, pour nous en tenir ici à l'histoire véritable, ou, du moins, à ce qui lui ressemble.

Les souvenirs d'enfance des contemporains de saint Louis pouvaient aisément remonter au siècle précédent, et les tradi

tions du règne de Louis VII, bisaïeul de leur souverain, pouvaient leur être parvenues par un seul intermédiaire. C'est là, effectivement, la limite la plus reculée à laquelle remontent les anecdotes des prédicateurs de l'époque. Par exemple, Étienne de Bourbon, qui écrivit son grand recueil vers 1250 ', était lié avec un petit-neveu de saint Bernard, Calon, seigneur de Fontaines, et par lui connut de première main différents traits de la vie de l'illustre abbé 2. C'est ainsi qu'il a pu nous raconter les détails de la conversion de son père, et cette autre scène charmante, où le fondateur de Clairvaux est représenté vieux et malade, recevant, à l'infirmerie de son monastère, la visite de son roi. Celui-ci, qui vénérait Bernard, et qui le savait très-affaibli, lui avait envoyé auparavant de superbes poissons, pensant qu'il n'y avait rien de plus réconfortant pour un homme à qui la règle monastique interdisait toute espèce de viande. Les messagers chargés de ce royal présent trouvent le saint à table, ayant, devant lui, les restes d'un chapon ròti. Louis, à qui la chose est répétée, refuse d'y croire. Il arrive à son tour, et, au milieu d'une conversation familière avec l'abbé, il le questionne à ce sujet. Bernard avoue humblement qu'il s'était épuisé, dans sa jeunesse, par des abstinences immodérées, et que son supérieur lui avait récemment imposé la mortification d'enfreindre sa règle, c'est-à-dire d'user de viande 3.

Dans un autre récit, le même auteur prèle au roi Louis le Jeune une physionomie quelque peu différente de celle que lui ont attribuée les historiens. Le père de Philippe-Auguste a gardé jusqu'à nos jours une réputation, assez justifiée d'ailleurs, d'homme violent et irréfléchi. Ici, au contraire, c'est l'homme << simple et bon,» l'arbitre judicieux et sage. « L'évêque de Paris (Pierre Lombard) étant mort, les chanoines, qui avaient à faire l'élection de son successeur, voulurent, avant de se décider, consulter le roi Louis. Quels sont les meilleurs clercs de votre église? leur dit-il. Ils en désignèrent deux qui éclipsaient tous les autres par leur science et leur renommée : l'un s'appelait maître Maurice, l'autre maître Pierre le Man

1 Tractatus de diversis maleriis prædicabilibus, collection d'exemples à l'usage des orateurs sacrés, dont la meilleure partie va être éditée par la Société de l'Histoire de France.

Bibl. nat., ms. lat. 15970, fol. 155.

3 Ibid., fol. 588.

geur. Le roi demanda lequel des deux était le plus zélé pour le salut des âmes, le plus occupé de la prédication et des intérêts spirituels. Ils répondirent que Maurice était plus ardent à prêcher la parole de Dieu, plus empressé de gagner les âmes, et Pierre plus versé dans la connaissance des Écritures. « Eh << bien! dit le monarque, mettez le premier à la tête du dio«cèse, et chargez le second de la direction des écoles. » Ainsi firent-ils, et tout le monde s'en trouva bien '.

En dehors du caractère de Louis VII et de la démarche faite auprès de lui par les chanoines de Paris, cette anecdote a une véritable importance historique. Elle dément catégoriquement le bruit accrédité par Césaire d'Heisterbach au sujet de l'élection de Maurice de Sully, qui, suivant la légende, se serait élu lui-même, après avoir obtenu des chanoines la concentration de leurs pouvoirs dans ses mains. Plusieurs érudits avaient déjà révoqué en doute cette étrange version; mais ils étaient forcés d'ajouter qu'ils n'avaient aucun témoignage précis à lui opposer 2. Ils en auront un désormais, et émanant d'une source plus digne de foi que la compilation de Césaire, dont l'excessive crédulité a été reconnue depuis longtemps.

La figure de Philippe-Auguste n'a pas non plus, dans les échos de l'opinion publique, tout à fait les mêmes traits que dans l'histoire. C'est le prince aux vives et joyeuses reparties, c'est le malin plaisant auquel on prête les vieux jeux de mots et les saillies séculaires qui sont la monnaie courante de l'esprit gaulois. Quand il est consulté sur une élection canonique, il procède tout autrement que son père: il parcourt les rangs des chanoines, tenant à la main la crosse pastorale, et, quand il aperçoit un sujet bien maigre, bien délicat : « Tiens, dit-il, prends ce bâton, afin de devenir aussi gras que les autres 3. Ou bien encore, le roi Philippe a la fièvre; il meurt de soif, il demande du vin, et son médecin ne veut lui donner que de l'eau rougie. « Au moins, dit-il, permettez-moi de boire le vin

1 Bibl. nat., ms. lat. 15970, fol. 576 vo.

2 V. Histoire littéraire de la France, t. XV, 149; Bibl. Patr. Cisterc., II, 173. Le récit de Césaire d'Heisterbach a été adopté par Du Boulay (Hist. univ. Paris., II, 324), et reproduit dans la Gallia Christiana (VII, 70). Un critique sérieux, Oudin, l'a rejeté en qualifiant sévèrement la simplicité de ce compilateur, in credendo et scribendo fabulas facilis, atque in plerisque suis historiis absurdi et insulsi. (Comment. de script. eccles., II, 1581.)

3 Bibl. de Tours. ms, 468, fol. 112 vo.

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