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de cette institution trop méconnue du droit d'asile; mais il n'y pouvait songer. Un moment auparavant les deux amis venaient de se jurer aide et assistance mutuelle, et voilà que l'un des deux se trouvait contraint raisonnablement d'abandonner l'autre à son malheureux sort. C'est ce que Pignata essaya de faire comprendre à l'infortuné qui réclamait uniquement un chirurgien. Alfonsi se rendit enfin à l'évidence de la situation. Il déchargea Pignata de son serment, et celui-ci, qui avait déjà revêtu sa robe d'ermite, s'éloigna rapidement du côté de la porte Cavallegieri; mais il n'y fut pas plutôt arrivé qu'il entendit les cris déchirants que la douleur, plus forte que l'amitié, arrachait au malheureux Alfonsi. Pignata ne pensa guère à retourner en arrière. Au gardien de la porte qui s'enquit auprès de lui de la cause de ce bruit, il répondit « qu'il n'en savait rien, » et il s'élança hors de la ville poursuivi par les cris de son infortuné compagnon.

II

Le chemin dans lequel Pignata s'était engagé était celui d'un cabaret célèbre, dit-il, en ce temps-là et qui portait l'enseigne du Pidocchio (pou). Parmi les osterie de Rome encore existantes et dont les noms réunis forment une ménagerie respectable, le Falcone, la Lepre (devenue Lepri), l'Orso, qui reçut Montaigne, et l'Ermellino (hermine), trèsachalandée du temps de Stendhal, nous ignorons si le Pidocchio a conservé son rang. Nous remarquerons seulement que Coulange, dont le recueil de chansons a été publié pour la première fois en 1696, c'est-à-dire deux ans après l'évasion de Pignata, n'a pas compris le Pidocchio dans les quatre cabarets de Rome auxquels il a consacré quelques couplets, et dont le plus fameux, celui du Monte Testaccio, lui a inspiré

ces deux vers :

J'aime mieux le mont Tétache
Que le quartier Saint-Eustache.

Au reste, quelles qu'aient été les diverses fortunes de ce cabaret, Pignata eut bientôt abandonné le chemin qui y conduisait pour se jeter à droite dans la campagne. Toujours contournant à quelque distance les murs de Rome, il se trouva, au bout de quelque temps, derrière l'église SaintPierre, dans un sentier bordé de haies où il jugea dangereux de s'attarder. Le jour n'était pas loin : des bandes d'archers allaient sans doute être lancées dans toutes les directions; il fallait un refuge momentané. Ce refuge, Pignata espérait le trouver dans les vignes qu'il supposait être derrière ces haies; mais ces haies elles-mêmes étaient plus impénétrables encore, si cela est possible, que les murailles du Saint-Office. Enfin Pignata avisa un arbre dont les branches passaient au-dessus de la haie; il réussit à s'y suspendre et à se jeter de l'autre côté « en faisant une culbute à l'envers, » pour éviter de s'ensanglanter aux épines. Mais arrivé là, nouvelle déception! Au lieu des vignes qu'il avait espérées, il se trouvait dans un enclos rempli de choux. Un seul arbre s'élevait dans cet enclos, arbre heureusement entouré d'un manteau de lierre sous lequel se glissa le fugitif. Là, épuisé de fatigue et d'émotion, il s'endormit. « Je m'éveillai, dit-il, à la pointe du jour, mais ce fut avec une terrible frayeur, entendant marcher près de moi, de l'autre côté de la haie, cinq ou six hommes qui parlaient bas entre eux, disant : « Il n'y a personne qui puisse passer ici. » Et ils continuèrent heureusement leur chemin. »>

Nous avons omis de dire que, pendant cette terrible nuit, une pluie abondante n'avait cessé de tomber. La robe d'ermite que portait Pignata était imbibée d'eau au point de paralyser presque entièrement ses mouvements. Pour cette raison et aussi dans la crainte qu'Alfonsi, pressé de questions, n'eût livré le secret de son travestissement, Pignata qui avait conservé heureusement sur lui des aiguilles, du fil et des ciseaux, prit le parti de transformer entièrement son costume. Sous ses doigts que la nécessité avait rendus

manteau se changea en un collet comme en portaient les pèlerins. Ainsi accoutré, après être resté tout le jour tapi dans sa grotte de lierre que l'auteur des Aventures, etc., compare au nuage que Vénus répandit sur Énée, il se décida vers le soir à sortir de sa retraite. La faim qui fait comme dit Villon

saillir le loup du boys

у était bien pour quelque chose, Pignata ayant jeté, pour s'alléger, dans le chemin du Pidocchio, sa besace qui contenait quelques vivres. Il entreprit donc d'aller trouver, à travers champs, une maison de vigneron où il voyait de la lumière. Arrivé là, « affectant un méchant italien, mêlé de quelques mots français, » il se donna pour un pèlerin normand qui venait gagner les pardons, et les braves gens auxquels il eut affaire lui apportèrent un pot de piquette et la moitié d'un gros pain. « Alors, dit-il, je compris par l'expérience qu'il n'y a point de ragoùt si délicieux qu'un morceau de pain reçu pour l'amour de Dieu, dans l'extrême nécessité. »

En sortant de cette hospitalière demeure, notre fugitif feignit de se diriger vers la porte Angelica, dont on lui avait indiqué le chemin; mais une fois hors de vue, il reprit sa course à travers champs, alla passer à côté de la Villa-Madama et prit le chemin du Ponte-Molle. Il en était à quelque distance lorsque la pluie qui était de nouveau revenue l'obligea de se réfugier dans les champs de roseaux. Bien lui en prit. Il y était depuis quelques minutes, lorsqu'il entendit sur la voie Flaminienne le bruit d'une cavalcade. Les rayons de la lune qui donnaient sur les canons des mousquets lui permirent de compter jusqu'à trente archers qui, arrivés à l'hôtellerie de Ponte-Molle, se divisèrent en deux bandes, dont l'une prit le chemin de Baccano et l'autre celui de Prima-Porta. Pignata suivit la seconde de ces deux bandes, passa le Tibre en bateau au-dessous de PrimaPorta, et s'arrêta enfin, brisé de fatigue, sur le chemin de

Civita - Castellana, dans un bois, qui lui promettait au moins quelques heures de sécurité.

Jusqu'ici, nous avons vu le héros de cette histoire cheminer au hasard, sans but apparent, plus occupé de se dérober aux poursuites du Saint-Office, que de suivre un itinéraire tracé d'avance. C'est qu'en effet Pignata n'avait pas encore pris de parti à cet égard. Sa première pensée avait été d'aller au sanctuaire de Lorette, remercier Dieu de sa délivrance, puis, de là, gagner la frontière de Toscane. La réflexion lui avait fait abandonner ce dessein sans lui en suggérer d'autre. L'excès de fatigue, le manque de nourriture et de sommeil, les angoisses physiques et morales de ces derniers jours, l'avaient mis dans un état de prostration qui le rendait incapable de s'arrêter à aucune résolution. Il sentit qu'il lui fallait absolument mettre un temps d'arrêt dans cette partie de chasse où il était le gibier. Il se souvint qu'il avait dans la Sabine un ami, auquel il avait donné de telles preuves de dévouement qu'il lui devait être permis de compter sur son assistance. Il partit donc pour l'aller trouver. Comment fit-il ce voyage? Nous supposons que ce fut machinalement et comme un homme endormi. Lui, qui ra-conte avec tant de complaisance les moindres détails de ses aventures, paraît avoir complétement oublié les incidents de ce trajet qui dut lui prendre quelques jours. Il se contente de dire : « Je me cachais dans les bois pendant le jour, et la nuit je marchais, prenant ma route vers le lieu

où était mon ami. »

Pignata ne s'était pas trompé sur l'accueil qu'il avait espéré. Son ami le reçut avec toute la cordialité désirable. Après avoir écarté les gens de service, il l'enferma dans sa chambre où il lui apporta à manger et le fit coucher dans son lit. Pignata débuta par dormir douze heures, « tout d'une pièce. » Pendant trois jours, son ami resta enfermé avec lui, écoutant sans se lasser le récit de ses aventures. Cette reclusion ne laissa pas que d'être remarquée. Cet ami

maîtresse enfermée, et ils en murmurèrent entre eux. » Au bout de ces trois jours, l'hôte de Pignata alla aux nouvelles, celles qu'il rapporta n'étaient rien moins que rassurantes. Le signalement du fugitif, complété par des indications qui ne pouvaient venir que d'Alfonsi, avait été envoyé, lui ditil, sur toutes les routes; les passages de l'État ecclésiastique étaient gardés; on avait mis en quête plus de cinq cents personnes, «< tant en soldats, qu'archers ou espions. » D'un autre côté, impossibilité de rester plus longtemps en Sabine, les relations connues de Pignata avec son hôte exposant, un jour ou l'autre, ce dernier à des recherches qui eussent été fatales à tous deux. Il fallait donc gagner au plus vite la frontière napolitaine, non pas que la sécurité du fugitif dùt être pleinement assurée après l'avoir franchie, mais au moins, une fois sur les terres du roi d'Espagne, il ne pouvait plus être arrêté qu'en vertu d'une autorisation du viceroi, ce qui lui donnait, comme l'on dit, le temps de se retourner. Conclusion, que l'hôte de Pignata se mit en devoir d'organiser son départ immédiat. Il lui fit endosser un costume de berger, le munit d'un peu de provisions et de quelques pistoles, et surtout il lui fit un don précieux, celui d'un sien serviteur, nommé Francesco, dévoué à toute épreuve, qui connaissait les moindres passages des montagnes et avait ordre de ne quitter Pignata qu'une fois rendu au delà de la frontière.

Il y a de beaux endroits dans ces vieilles mœurs. Nous avons vu les frères de l'ami de Pignata murmurer contre lui, pour s'être enfermé mystérieusement pendant trois jours. Le soir du départ arrivé, cet homme va trouver ses frères. Il leur ordonne de s'armer et de venir avec lui. Ni objections, ni questions. Le chef de la famille a parlé. Ils escortent donc en silence, jusqu'à quelque distance de la ville, l'inconnu confié à leur garde. Ce n'est qu'au moment de la séparation que Pignata se découvre à eux et les embrasse, puis, quittant le chemin frayé, il entre avec son guide dans la montagne. Heureusement que ce repos de quatre jours lui a

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