Tels sont les témoignages que j'ai pu recueillir sur la chanson de Doon de Nanteuil. Ils suffisent à nous donner une idée générale du récit. Nous pouvons supposer que la guerre éclata entre Doon et l'empereur à cause de ce précieux «< char balancien d'or fin » qui a été mentionné plus haut (texte 8). Selon l'usage, Charles commença par envoyer à Doon un messager, Bertran, le fils du duc Naime, qui paraît avoir été d'un tempérament un peu vif, comme l'étaient souvent les messagers au moyen âge, puisqu'on nous apprend qu'il tua, au cours de son ambassade, Berart, le fils de Doon (textes 9 et 10). La guerre ayant éclaté, nous savons que Doon, malgré le secours que lui apporta son frère Girart de Roussillon, fut battu et chassé de son château de Nanteuil (textes 1, 2, 6). S'il eut le dessous, ce fut à cause de la lâcheté, de la trahison, comme on disait au moyen âge, et, comme on a dit en des temps beaucoup plus récents, des païens sur lesquels il avait cru pouvoir compter (texte 3). J'imagine que Magan, le donateur du fameux « balancien »>, devait être à la tête de ces païens. Battu, Doon se réfugia en Pouille (texte 4, 5, 7), se conformant ainsi à divers précédents que nous offre notre vieille littérature épique. L'empereur l'y suivit, mais sans pouvoir l'atteindre (texte 4). Nous ignorons dans quelles conditions la paix fut rétablie. Les divers témoignages que j'ai cités sont, à ma connaissance, les seuls à l'aide desquels on puisse reconstituer les données générales du roman perdu. On pourrait toutefois trouver dans nos anciens poèmes d'autres témoignages sur Doon de Nanteuil, personnage épique, mais n'étant pas nécessairement le héros d'une chanson de geste. Ainsi dans Ogier le danois il est représenté comme un chevalier de haut rang. Lorsqu'il se présente à Brehier, contre lequel il tente la lutte, avec peu de succès du reste, il se nomme ainsi, non sans fierté : Do de Nantuel m'apelent Alemant, Et vint castiel sont a moi apendant. (Ed. Barrois, vv. 9983-7.) Des témoignages de ce genre prouvent simplement que Doon était connu, en dehors même du poème qui lui a été consacré et probablement avant la composition de ce poème. A quelle époque convient-il de placer la composition du poème? Incontestablement dans la seconde moitié du XIIe siècle, puisque l'une de nos sources d'informations, Aie d'Avignon, est certainement antérieure à la fin de ce siècle. Mais il ne résulte pas de là que le poème dont Fauchet nous a conservé des fragments soit de cette époque. G. Paris le jugeait du xive siècle, d'après les quelques vers cités dans les Œuvres de Fauchet. Je le crois plutôt du commencement du XIII. Ce serait donc un rajeunissement de la chanson à laquelle se rapportent les divers témoignages cités plus haut. Il y a, parmi les fragments publiés ci-dessous, un morceau qui ne laisse aucun doute à cet égard; ce sont les vers 26 à 29, où l'auteur nous dit que tous ceux qui ont chanté de Bertran le messager de Charles et du duc ne savent rien du sujet. Voyons maintenant quelles notions peuvent se déduire des fragments que nous a conservés Fauchet. Et d'abord, parlons de la forme. Le poème était en alexandrins rimés chaque tirade est terminée par un vers indépendant de six syllabes. De ces petits vers cinq nous ont été conservés ci-après, vv. 61, 81, 159, 175, 196. On n'ignore pas que cette forme a été employée dans des poèmes en décasyllabes assez peu anciens, notamment dans le Girart de Vienne de Bertran de Barsur-Aube et dans Aimeri de Narbonne qui, selon toute apparence, est du même auteur. Notons dès maintenant cette coïncidence sur laquelle nous aurons à revenir plus loin. Quant au fonds, il est d'un vif intérêt, à ce point que nous n'avons pas à regretter que nos fragments appartiennent au poème rajeuni plutôt qu'à l'ancien poème. Des extraits de ce dernier n'auraient probablement pas, pour l'histoire de notre littérature épique, la valeur des morceaux conservés par Fauchet. Mais, avant d'aller plus loin, il importe de bien se rendre compte des motifs qui ont déterminé le choix fait par le savant président. Fauchet s'intéressait peu à la matière des chansons de geste. C'était avant tout un antiquaire, en quête de notions sur l'histoire et la géographie de la France ancienne, sur ses institutions, sur les mœurs, sur le costume de nos ancêtres. Tout ce qui, dans les œuvres de nos vieux poètes, touchait à ces divers sujets attirait son attention et était transcrit par lui au fur et à mesure de ses lectures. Il notait aussi les mots qu'il n'entendait pas, de même encore que certaines expressions, qui, pour un motif quelconque, l'avaient frappé, et dont il se plaisait à recueillir des exemples. Ainsi il ne laissait pas passer des traits descriptifs tels que a la barbe florie, ou qui le poil ot ferrant, sans en prendre note. Il résulte de cela que ses extraits ne sont nullement conçus de façon à donner une idée du contenu d'un poème. Si nombreux qu'ils soient, ils sont toujours insuffisants, dès qu'on veut s'en servir pour faire l'analyse de l'ouvrage dont ils sont tirés. Dans le cas présent, ce n'est pas sans peine que nous pouvons distinguer çà et là quelques vers qui 1. Hist. poet. de Charlemagne, p. 298, note. soient en rapport avec les données principales du poème telles que nous avons pu les rétablir à l'aide des témoignages rapportés plus haut. Ainsi le v. 26 annonce le message que Bertran doit remplir auprès de Doon. Le v. 25, qui, nous dit Fauchet, se rapporte à un mort que l'on doit porter en terre, peut fort bien être extrait du récit des obsèques faites à Berart, fils de Doon; voy. ci-dessus, texte 9. Les vers 23 et 24 sont probablement tirés de la sommation suivie du défi que Bertran a dû adresser à Doon. Aux vers 128-42 nous assistons à l'arrivée des barons mandés par l'empereur prêt à marcher contre Doon. Les vers 161-5 nous montrent ce dernier se préparant à soutenir la guerre. Il semble qu'aux vers 168-71, Doon, pour encourager les siens à bien faire, mette à la discrétion des plus vaillants les belles dames de Nanteuil. Les derniers vers transcrits paraissent se rapporter à diverses circonstances du siège. On remarquera que le v. 202 annonce la retraite de païens, sans doute ceux sur lesquels Doon croyait pouvoir compter; voy. texte 3. Il est bien probable que le renouveleur a modifié sur certains points la marche de l'ancien récit, qu'il a ajouté quelques épisodes de sa façon, mais nous devons nous en tenir ici à de simples présomptions, les éléments de comparaison faisant défaut de part et d'autre. On peut toutefois, ce me semble, sans faire à la conjecture la part trop grande, compter au nombre des additions ou des modifications apportées par le renouveleur au récit primitif tous les passages où se manifeste la tendance à rattacher la chanson de Doon à d'autres chansons de geste, qui ne sont pas, en général, d'une date bien reculée. Un personnage du nom de Rogon, dont le rôle ne se dessine pas clairement dans nos fragments (vv. 45, 55 et suiv.), est présenté comme oncle de Beuve [d'Aigremont ?] et père de Pinabel, le défenseur de Ganelon dans Rolant. Grifon d'Autefeuille (v. 58) est, selon Gaufrei, l'un des fils de Doon de Mayence, et père de Beuve d'Aigremont et de Doon de Nanteuil. Il a, dans Gaufrei et ailleurs, fort mauvaise réputation. Hardré et Haguenon (v. 59) sont connus d'ailleurs comme traîtres; le premier par Amis et Amiles, le second par Aie d'Avignon. Doon de Nanteuil se rattachait donc, au moins sous la forme qu'a connue Fauchet, à la geste de Doon de Mayence. D'autre part, il paraît se relier, dans une certaine mesure, à une autre des trois célèbres gestes que définit l'auteur de Doon de Mayence dans un passage souvent cité : à la geste d'Aimeri de Narbonne. Aux vers 69-73 un certain Beuve, qui n'est pas Beuve d'Aigremont, mais son petit-fils, se présente comme fils du comte Girart de Vienne et de Guibourt, fille du duc Beuve [d'Aigremont], comme neveu d'Hernaut de Beaulande et cousin d'Aimeri « qui occit le dragon. » On verra dans la note du v. 73 ce qu'il faut entendre par ces derniers mots. Il y a un vers, le v. 62, Et Alemant et Sesne qui jurent « Godeherre », qui se retrouve à peu près dans Aimeri. Nous verrons tout à l'heure que l'auteur de Doon connaissait et appréciait Bertran de Bar-sur-Aube, l'auteur d'Aimeri de Narbonne et de Girart de Vienne. L'auteur, ou plutôt le renouveleur, de Doon de Nanteuil connaissait aussi Doon de la Roche, chanson de geste qui sera bientôt publiée par la Société des anciens textes français, d'après le ms. unique de Londres. Mais il la connaissait d'après une rédaction dont nous ne soupçonnions pas l'existence. Après le v. 171 il y a une observation de Fauchet ainsi Olive, seur de Charlemagne, fut mariée à Doon de la Roche, << seigneur de Frize (?), et fut séparée de lui; puis espousée par Bertran, « fils du duc Naismes. » Cette notion, que Fauchet empruntait à une partie de Doon de Nanteuil qu'il ne nous a pas fait connaître autrement, est pour nous toute nouvelle. Dans le Doon de la Roche du ms. de Londres Olive est sœur de Pépin, et non de Charlemagne ; dans la KarlamagnusSaga, elle est, comme ici, sœur de Charlemagne, mais dans aucune de ces deux rédactions, qui diffèrent beaucoup l'une de l'autre, nous ne voyons qu'Olive, séparée de Doon, ait épousé le fils du duc Naime. Ailleurs, entre les vers 153 et 154, Fauchet dit que Bertran eut d'Olive un fils appelé Gautier «< qui espousa Nevelon, fille dudit Charles, et tua << Justamont. » Cela encore est nouveau. Entre les morceaux conservés par Fauchet, il en est un, le plus long de tous, qui sera cité désormais au nombre des témoignages les plus intéressants sur l'histoire de notre ancienne poésie, et surtout de nos anciens poètes. C'est le morceau qui se compose des vers 83 et 119, et qui en réalité se divise en deux fragments, tirés d'une même tirade. Le renouveleur de Doon de Nanteuil, donnant subitement carrière à des sentiments longtemps comprimés, se lamente bruyamment de la décadence du métier de jongleur. «< Autrefois, dit-il, nous étions recherchés << et aimés; on nous honorait dans les cours des seigneurs; on nous << donnait manteaux et bliauts fourrés. Maintenant notre métier est bien << tombé. Il n'y a garçon 2, pour peu qu'il sache un morceau rimé, qu'il <<< ait la voix clairette et sache bien faire le fou 3, dont chacun ne dise : << Ha! Dieu, comme il en sait! Il en a plus appris en un an que Bertran <«< de Bar n'en a jamais su en toute sa vie, ni le vieux Maloiseau ... ni ༥ <«< Hue del Teil. Alors on lui fait mille amitiés et lui donne du bon argent « << monnayé. Mais, par la foi que je dois à la Trinité, il n'y a pas dans le 1. Voy. l'analyse de G. Paris, Bibl. de l'Ec. des chartes, se série, V, 105 et suiv. 2. Au sens méprisant que ce mot a souvent au moyen âge. 3. Je traduis par à peu près le et est bien desreé du texte (v. 94). La leçon, et par suite le sens, ne sont pas assurés. << royaume de France, pris en long et en large, il n'y a pas cinq jongleurs qui en sachent assez pour n'avoir pas à apprendre encore. >> Puis, énumérant les jongleurs connus qui sont morts depuis peu, il affirme qu'Aubert d'Iveline (?) s'est noyé en tombant, en état d'ivresse, du haut d'un pont, depuis la mort de Guarin de Chevreuse, de Guillaume Dent de Fer, de Seguin (?) de Troie, de Mahé de Remecourt, les bons jongleurs sont très clairsemés. Ce passage, bien que placé par Fauchet vers le milieu de ses extraits, appartenait visiblement au prologue du poème; d'ailleurs l'auteur le dit en propres termes au v. 118. On peut hardiment affirmer qu'il n'y a pas dans toute notre ancienne poésie de morceau qui, en aussi peu de vers, contienne autant de notions importantes pour notre histoire littéraire. Nous avons là une nouvelle liste de noms de jongleurs à ajouter à ceux que nous fournissent le débat des deus troveors ribaus et le dit des Hiraus de Baudouin de Condé 1. Ces noms sont d'une incontestable authenticité, ce qu'on ne saurait assurer avec la même certitude de la liste des deus troveors. Il est superflu d'insister sur la valeur du témoignage que nous fournit le même passage sur Bertran de Bar-sur-Aube. Enfin, les allusions aux romans d'Alexandre, d'Apolloine, du beau Tenebré (?), d'Audigier ont bien aussi leur intérêt. Nous avons traité jusqu'à présent Doon de Nanteuil comme un ouvrage anonyme. Le moment est venu de dire que selon toutes les probabilités l'auteur ou le renouveleur de Doon s'est nommé, ou a été nommé, au début de son poème, que ce début nous a été conservé par Fauchet et n'est point autre que le morceau de dix-huit vers dont il a été dit un mot au commencement de ce mémoire. L'auteur ou le renouveleur de Doon de Nanteuil serait donc ce Huon de Villeneuve, presque célèbre grâce aux compilations littéraires qui, sans vérification, le font auteur de divers poèmes auxquels il est bien étranger, mais à qui jusqu'à ce jour il a été impossible d'attribuer avec certitude aucune composition. Voici par quelle voie j'arrive à le reconnaître pour l'auteur, ou plutôt pour le renouveleur de Doon. Fauchet, dans le passage rapporté tout au début de ces recherches, suppose que Renaut de Montauban, Doon de Nanteuil, Aie d'Avignon, Gui de Nanteuil, sont d'un même poète, et le motif très faible de cette hypothèse, c'est qu'il avait vu ces divers romans «< cousus l'un après l'autre » dans un même volume. Et ce poète unique devait être le Huon de Villeneuve dont il trouvait le nom en un feuillet «< demirompu. >> Comme il n'est aucunement possible que les quatre poèmes indiqués soient d'une même main, nous admettrons que les vers cités par Fau 1. Edit. Scheler, p. 163. |