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LETTRE A SON EXCELLENCE M. TROPLONG,

Président du Sénat français,

En réponse à celle que lui a écrite M. le duc de PERSIGNY.

L'un des prélats les plus éminents de la cour romaine, Mgr Nardi, auditeur de Rote, n'a pu lire sans émotion la lettre de M. le duc de Persigny; il a tenu à honneur d'y répondre, et s'est adressé, comme le publiciste voyageur, à M. le président du Sénat français, M. Troplong. A Rome et à Malte — où la réponse de Mgr Nardi a été publiée (1), on jouit d'une liberté que certainement la cause de la justice et du droit n'a point à Milan; le journal qui a reproduit cette lettre y a été saisi. Il n'est pas bien sûr qu'une traduction ne courût point les mêmes risques ailleurs.

En Belgique, du moins, la voix du courageux et éloquent prélat peut se faire entendre en toute sécurité. Nous nous empressons donc d'y publier sa lettre; notre version serre d'aussi près que possible le texte original.

Rome, 24 mai 1865.

Excellence,

Vous êtes le chef du premier corps de l'Empire; vous êtes un grand jurisconsulte; vous ne pouvez écarter la première condition de tout jugement équitable: l'audiatur et altera pars. Son Ex. le duc de Persigny a passé ici, à Rome, deux semaines; il y a reçu les plus amicales et les plus courtoises prévenances de tout le monde, à commencer par notre Pontife et Roi; nonobstant, il vous a adressé de Rome même, une lettre formidable contre le Pape et contre nous tous, ses serviteurs et ses sujets. Souffrez que le plus humble d'entre eux vous adresse une réponse, et entrons tout de suite en matière.

Pour résumer rapidement, mais avec une scrupuleuse exactitude, les principales idées du Duc, je reproduis ses paroles : « Je pressentais, dit

(1) Malta, Tipografia di Giulio Acquari; brochure gr. in-8° à deux colonnes.

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il, l'existence d'un grave secret au siége de la papauté, et ce secret << n'en est un ici pour personne. » Quel est donc cet épouvantable secret qui est connu de quiconque vit à Rome, à Rome où il y a des milliers de Français, à Rome d'où l'on écrit, d'où l'on télégraphie chaque jour à Paris? Ce secret, le voici : « C'est l'existence à Rome d'un parti orga«nisé par les ennemis de la France, d'un parti qui domine tout, le Pape, « les cardinaux, les congrégations, le gouvernement; qui, dans sa haine « pour les principes de notre législation civile, jouerait sans hésiter con«tre ce qu'il appelle la révolution, la sécurité de vingt papes et qui, << maître de tous les instruments de la puissance spirituelle, n'a d'autre pensée que de la faire servir à la désorganisation de la France actuelle <«<et au triomphe de ses ennemis. Telle est la foi de ce parti dans les «forces mystérieuses dont il dispose, qu'il ne prétend à rien moins qu'à <« courber d'abord sous son joug tout ce grand clergé de France, le plus noble, le plus illustre de l'Europe, le plus célèbre par son esprit d'indépendance et de nationalité; puis, par le concours de toutes ces < forces réunies, à renverser l'œuvre déjà presque séculaire de la révolution française. »

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Je reprends haleine, et je réponds: Vous dites qu'il y a à Rome un parti organisé par les ennemis de la France, qui domine le Pape, les cardinaux, tout enfin, et qui veut ruiner et détruire l'empire français, rien que cela ! C'est énorme! Cicéron parlait de la même manière au Sénat quand il dénonçait Catilina. Nous savons désormais que Cicéron était un réactionnaire et Catilina un galant homme. Mais en dénonçant Catilina, Cicéron ajoutait : « Ton armée, Catilina, toute prête à renver« ser la République, occupe déjà les gorges de l'Étrurie ;... telle nuit, tu « t'es rendu à un conciliabule chez C. Manlius, on y a décidé ma mort, «et deux cavaliers ont tenté l'assassinat ;... telle autre nuit tu as eu une « autre réunion avec les Falcarii dans la maison de M. Lecca. » Voilà un langage qui me plaît: il y a là des faits, M. le Président, des personnes, avec les circonstances de lieux, de dates. Mais dans la catilinaire de M. le Duc, qu'y a-t-il ? des mots; rien de plus. Il accuse tout et tous, nommément le Pape, les cardinaux, les congrégations, c'est-à-dire le gouvernement entier de l'Église; il les accuse presque d'un crime, car se laisser circonvenir est, dans un gouvernement, une faiblesse coupable qui y touche de près.

Pourquoi le dénonciateur de cette trame abominable s'abstient-il de nous faire connaître le dépositaire et le ministre de cette puissance invisible qui domine tout et ne tend à rien moins qu'à renverser la révolution française, laquelle a renversé tant de choses? Les noms, s'il vous

plaît, M. le Duc, les noms ! Et avec les noms, les circonstances du délit, les preuves, mais des preuves qu'on puisse saisir et que tout le monde puisse apprécier. Rien de pire que le vague dans les accusations; qui accuse doit prouver : id quod intendit comprobet atque convincat, dit Paul dans la 5 de ses sentences (loi 18, 2, du Digeste de Quæstion.); delatorem probare debere quod intendit, ajoute Ulpien dans sa 19° R. à Sabinus, (loi 49, § 25, Dig. de Jure fisci). Et delator punietur, si non probaverit, dit Marcien (1. 24, Dig.). Les pièces! les pièces!» demandaient les montagnards de la Convention eux-mêmes à Lecointre, le 15 fructidor

an II.

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Mais écoutons ce que veut ce parti.

Ce parti, dit le Duc, « déteste les principes de la législation civile française ; il veut la désorganisation de la France actuelle et le triomphe de ses ennemis, et il prétend faire plier sous son joug tout le ‹ grand clergé de France, le plus noble, le plus illustre de l'Europe, le plus célèbre par son esprit d'indépendance. » M. le Duc rêve! Pourquoi haïrions-nous la législation française, qui est presqu'en entier fille de la nôtre, j'entends de l'antique législation romaine? Si elle s'en est écartée un peu, de ci et de là, elle est presque toujours revenue à sa mère; mais qu'elle aille, qu'elle revienne, qu'elle reste, que nous importe à nous? Comme nous ne nous reconnaissons point le droit de juger quelles lois conviennent à un peuple étranger, aussi ne consentons-nous nullement à être jugés sur ce point par personne. Vous, vous ne voyez de salut que dans le Code Napoléon; les Anglais, les Prussiens, les Autrichiens, les Espagnols, et même pas mal de Français, sont d'une autre opinion; laissez-leur, comme à nous, un peu de liberté sur ce point. Nous sommes conservateurs, M. le Président, et nous avons lu une certaine lettre de l'auteur même de ce Code Napoléon, lettre adressée le 5 juin 1806 au roi de Naples d'alors: Établissez, y disait-il, le Code << civil à Naples : tout ce qui ne vous est pas attaché va se détruire en peu d'années, et ce que vous voudrez conserver, se consolidera. Voilà le grand avantage du Code civil. » En pareille matière, nous en croyons volontiers Napoléon Ier.

Mais peut-être M. le Duc entend-il parler des principes de 89? Il serait temps d'en finir une bonne fois avec ce fantôme.

Tout ce qui, dans ces principes fameux, consacre l'équité, la justice avec la liberté, nous le revendiquons comme notre bien; ce sont nos principes, nous les avons enseignés au monde; et, sur ce point, j'en appelle à vous-même ; j'en appelle à vos excellents écrits (1).

(1) TROPLONG, De l'influence du christianisme sur les lois civiles des Romains.

Mais ce que ces principes ont de mauvais, ne sera jamais approuvé par aucun Pape, dans aucun temps. Par exemple, nous trouvons juste une tolérance charitable envers les hétérodoxes; et pendant que des lois barbares opprimaient les Israëlites dans toute l'Europe, Honorius III, Grégoire IX, Urbain V, Sixte V, rendaient des décrets pour leur défense et pour leur protection (1).

Et aujourd'hui encore je demande à nos résidents protestants et juifs, s'il y a entre eux la moindre distinction devant les tribunaux romains. Mais, si vous attendez que le Pape proclame la parité des cultes et reconnaisse l'égalité entre l'Évangile, le Talmud et le Coran, vous attendrez en vain. Et la liberté de la presse? Ah! M. le Président, n'insistons pas sur ce point; il y aurait trop à en dire. On prohibe à Rome et à Paris; à Paris, Labienus; à Rome, Renan; à Paris, l'Encyclique ; à Rome, les indignités de Michelet et de Sue. Puisqu'il n'y a liberté de presse ni ici, ni là, laissez-nous le libre échange en matière de prohibitions.

Selon M. le Duc, la seconde chose que veut le « parti, » est la désorganisation de la France et le triomphe de ses ennemis. De rechef, M. le Duc, des preuves, des preuves, je vous prie, de cette accusation qui serait terrible, si elle n'était absurde. Pour détruire une organisation que vous regardez certainement comme la plus solide et la plus forte de l'Europe, pour jeter à bas un empire qui compte quarante millions de sujets en France seulement et un demi-million d'excellents soldats, il faut quelque chose de plus que des désirs, quand même on en aurait. Mais, non, M. le Président, ce n'est pas à Rome qu'on renverse des souverains et que se trament des conspirations. Ici, on respecte tous les princes, bons ou mauvais, amis ou ennemis; vous ne trouverez parmi nous, j'ose le dire très-haut, ni légitimistes, ni orléanistes, ni bourboniens, ni autrichiens; et, franchement, pas davantage de bonapartistes. Quand je dis nous, je n'entends exclure aucune exception possible, cachée ou ignorée. Nous sommes pontificaux, nous ne connaissons ni ne voulons d'autre nom, ni d'autre cause que la cause du Pape, à laquelle nous avons tous juré une éternelle fidélité. Quiconque, parmi nous, tournerait les yeux vers un autre prince, quiconque servirait un autre que le Pape, serait un félon; et, s'il travaillait en ce sens, ce serait un criminel. Les prélats romains sont Italiens, Français, Anglais, Allemands, Espagnols; ils aiment assurément leur pays et croient qu'ils leur est très-permis de l'aimer; mais ils ne peuvent ni ne doivent lui être

(1) Constitution Sicut Judæis et constitution Christiana pietas.

agréables qu'en servant la cause du seul prince à qui tous ils ont promis leur foi jusqu'à la mort. A Rome, il n'y a pas de parti, M. le Président; nous en détestons jusqu'au nom; et M. le Duc rêve tout éveillé, je dis rêve pour ne pas me servir d'un autre mot. M. le Duc est resté ici trop peu de temps, il a parlé à trop peu de monde pour se bien rendre compte de la situation et du mouvement des esprits. Ce n'est pas en dix jours, ni dans le tourbillon de fêtes continuelles, qu'on découvre des choses que nous ignorons, nous qui vivons à Rome.

Qu'ici les bons soient de plus en plus ardents; qu'ils se serrent avec une plus grande affection autour de leur Père et de leur maître; cela est très-vrai; mais c'est un mérite que nous devons à nos ennemis. Si tout homme d'honneur ressent comme adressée à lui-même toute offense contre sa religion, comment n'en serait-il pas ainsi de nous, liés à elle par les engagements les plus solennels!

La troisième chose que veut le fameux « parti, » est « de faire plier <sous son joug tout le grand clergé de France, le plus noble, le plus illustre de l'Europe, le plus célèbre par son esprit d'indépendance. > Nous tous, M. le Président, nous vénérons et aimons l'illustre clergé français, mais sans nous attribuer pour cela le droit de le placer audessus de tous les autres clergés de l'Europe; de semblables jugements ne se font point dans les balances que tient la main de l'homme. Nous ne nous livrons point à ces comparaisons, M. le Président; mais nous croyons, par exemple, que notre clergé italien prouve, à l'heure qu'il est, sa foi et sa constance d'une telle manière que le mettre au-dessous de tout autre serait une grande injustice. Ensuite, comment, M. le Président, concilier ces dernières paroles: «Le clergé français célèbre par son esprit d'indépendance, avec ces autres qui figurent quelques lignes plus bas : << Il est parvenu (le fameux parti) à dominer une partie des évêques français, ⚫ séduisant les uns, intimidant les autres, les forçant tous à compter avec lui, domptant les plus courageux et semant le trouble dans toute

(

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‹ l'Église de France?» Comment concilier cet esprit d'indépendance que vous vantez dans les évêques français avec l'accusation que vous portez contre eux de se laisser vaincre, dominer, effrayer? Du reste, le noble clergé de France sait et saura répondre dignement lui-même à ces accusations injurieuses; et vraiment il n'a pas besoin d'être défendu, tant que vivront des évêques comme ceux de Tours, d'Orléans, de Poitiers, de Nismes, de Besançon, pour n'en citer que quelques-uns; le monde entier retentit encore de leurs voix courageuses.

Le parti dominant à Rome, dites-vous, espère « soumettre, en plein XIXe siècle, l'État à l'Église. Pas un prêtre, pas un prélat romain ne

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