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triompher de mon invincible éloignement pour ce que j'apercevois en lui. Je sentois dans son àme une épée froide et tranchante qui glaçoit en blessant; je sentois dans son esprit une ironie profonde à laquelle rien de grand ni de beau, pas même sa propre gloire, ne pouvoit échapper; car il méprisoit la nation dont il vouloit les suffrages, et nulle étincelle d'enthousiasme ne se mêloit à son besoin d'étonner l'espèce humaine.

Ce fut dans l'intervalle entre le retour de Bo

naparte et son départ pour l'Égypte, c'est-àdire, vers la fin de 1797, que je le vis plusieurs fois à Paris; et jamais la difficulté de respirer que j'éprouvois en sa présence ne put se dissiper. J'étois un jour à table entre lui et l'abbé Sieyes singulière situation, si j'avois pu prévoir l'avenir ! J'examinois avec attention la figure de Bonaparte; mais, chaque fois qu'il découvroit en moi des regards observateurs, il avoit l'art d'ôter à ses yeux toute expression, comme s'ils fussent devenus de marbre. Son visage étoit alors immobile, excepté un sourire vague qu'il plaçoit sur ses lèvres à tout hasard, pour dérouter quiconque voudroit observer les signes extérieurs de sa pensée.

L'abbé Sieyes pendant le dîner causa simple

ment et facilement, ainsi qu'il convient à un esprit de sa force. Il s'exprima sur mon père avec une estime sentie. C'est le seul homme, dit-il, qui ait jamais réuni la plus parfaite précision dans les calculs d'un grand financier à l'imagination d'un poëte. Cet éloge me plut, parce qu'il étoit caractérisé. Le général Bonaparte, qui l'entendit, me dit aussi quelques mots obligeans sur mon père et sur moi, mais en homme qui ne s'occupe guère des individus dont il ne peut tirer parti.

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Sa figure, alors maigre et pâle, étoit assez agréable; depuis, il est engraissé, ce qui lui va très-mal car on a besoin de croire un tel homme tourmenté par son caractère, pour tolérer un peu que ce caractère fasse tellement souffrir les autres. Comme sa stature est petite, et cependant sa taille fort longue, il étoit beaucoup mieux à cheval qu'à pied; en tout, c'est la guerre, et seulement la guerre qui lui sied. Sa manière d'être dans la société est gênée sans timidité; il a quelque chose de dédaigneux quand il se contient, et de vulgaire quand il se met à l'aise ; le dédain lui va mieux, aussi ne s'en fait-il pas faute.

Par une vocation naturelle pour l'état de prince, il adressoit déjà des questions insigni

fiantes à tous ceux qu'on lui présentoit. Êtesvous marié? demandoit-il à l'un des convives. Combien avez-vous d'enfans? disoit-il à l'autre. Depuis quand êtes-vous arrivé? Quand partez-` vous? et autres interrogations de ce genre qui établissent la supériorité de celui qui les fait sur celui qui veut bien se laisser questionner ainsi. Il se plaisoit déjà dans l'art d'embarrasser, en disant des choses désagréables: art dont il s'est fait depuis un système, comme de toutes les manières de subjuguer les autres en les avilissant. Il avoit pourtant, à cette époque, le désir de plaire, puisqu'il renfermoit dans son esprit le projet de renverser le directoire, et de se mettre à sa place; mais, malgré ce désir, on eût dit qu'à l'inverse du prophète, il maudissoit involontairement, quoiqu'il eût l'intention de

bénir.

Je l'ai vu un jour s'approcher d'une Françoise très-connue par sa beauté, son esprit et la vivacité de ses opinions; il se plaça tout droit devant elle comme le plus roide des généraux allemands, et lui dit: Madame, je n'aime pas que les femmes se mêlent de politique. « Vous » avez raison, général, lui répondit-elle : mais » dans un pays où on leur coupe la tête, la tête, il est » naturel qu'elles aient envie de savoir pour

» quoi. » Bonaparte alors ne répliqua rien. C'est un homme que la résistance véritable apaise; ceux qui ont souffert son despotisme doivent en être autant accusés que lui-même.

Le directoire fit au général Bonaparte une réception solennelle qui, à plusieurs égards, doit être considérée comme une époque dans l'histoire de la révolution. On choisit la cour du palais du Luxembourg pour cette cérémonie. Aucune salle n'auroit été assez vaste pour contenir la foule qu'elle attiroit; il y avoit des spectateurs à toutes les fenêtres et sur tous les toits. Les cinq directeurs, en costume romain, étoient placés sur une estrade au fond de la cour, et près d'eux les députés des deux conseils, les tribunaux et l'institut. Si ce spectacle avoit eu lieu avant que la représentation natio nale eût subi le joug du pouvoir militaire, le 18 fructidor, on y auroit trouvé de la grandeur; une belle musique jouoit des airs patriotiques, des drapeaux servoient de dais au directoire, et ces drapeaux rappeloient de grandes vic

toires.

Bonaparte arriva très - simplement vêtu, suivi de ses aides de camp, tous d'une taille plus haute que la sienne, mais presque courbés le respect qu'ils lui témoignoient. L'élite

par

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de la France alors présente couvroit le général victorieux d'applaudissemens; il étoit l'espoir de chacun républicains, royalistes, tous voyoient le présent et l'avenir dans l'appui de sa main puissante. Hélas! de tous les jeunes gens qui crioient alors vive Bonaparte, combien son insatiable ambition en a-t-elle laissé vivre ?

M. de Talleyrand, en présentant Bonaparte au directoire, l'appela le libérateur de l'Italie et le pacificateur du continent. Il assura que le général Bonaparte détestoit le luxe et l'éclat, misérable ambition des âmes communes, et qu'il aimoit les poésies d'Ossian, surtout parce qu'elles détachent de la terre. La terre n'eût pas mieux demandé, je crois, que de le laisser se détacher d'elle. Enfin Bonaparte parla luimême avec une sorte de négligence affectée, comme s'il eût voulu faire comprendre qu'il aimoit peu le régime sous lequel il étoit appelé à servir.

Il dit que depuis vingt siècles le royalisme et la féodalité avoient gouverné le monde, et que la paix qu'il venoit de conclure étoit l'ère du gouvernement républicain. Lorsque le bonheur des François, ajouta-t-il, sera assis sur de meilleures lois organiques, l'Europe entière

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