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veloppe dans une grande nation tous les talens qu'exigent les circonstances.

Le 18 brumaire précisément, j'arrivai de Suisse à Paris; et comme je changeois de chevaux à quelques lieues de la ville, on me dit que le directeur Barras venoit de passer, retournant à sa terre de Grosbois, accompagné par des gendarmes. Les postillons racontoient les nouvelles du jour; et cette façon populaire de les apprendre leur donnoit encore plus de vie. C'étoit la première fois, depuis la révolution, qu'on entendoit un nom propre dans toutes les bouches. Jusqu'alors on disoit: L'assemblée constituante a fait telle chose, le peuple, la convention; maintenant, on ne parloit plus que de cet homme qui devoit se mettre à la place de tous, et rendre l'espèce humaine anonyme, en accaparant la célébrité pour lui seul, et en empêchant tout être existant de pouvoir jamais en acquérir.

Le soir même de mon arrivée, j'appris que, pendant les cinq semaines que le général Bonaparte avoit passées à Paris depuis son retour, il avoit préparé les esprits à la révolution qui venoit d'éclater. Tous les partis s'étoient offerts à lui, et il leur avoit donné de l'espoir à tous. Il avoit dit aux jacobins qu'il les préserveroit du retour de l'ancienne dynastie; il avoit au

ans;

contraire laissé les royalistes se flatter qu'il rétabliroit les Bourbons; il avoit fait dire à Sieyes qu'il lui donneroit les moyens de mettre au jour la constitution qu'il tenoit dans un nuage depuis dix il avoit surtout captivé le public qui n'est d'aucun parti, par des protestations générales d'amour de l'ordre et de la tranquillité. On lui parla d'une femme dont le directoire avoit faitsaisir les papiers; il se récria sur l'absurde atrocité de tourmenter les femmes, lui qui en a tant condamné selon son caprice à des exils sans terme ; il ne parloit que de la paix, lui qui a introduit la guerre éternelle dans le monde. Enfin, il y avoit dans sa manière une hypocrisie doucereuse qui faisoit un odieux contraste avec ce qu'on savoit de sa violence. Mais, après une tourmente de dix années, l'enthousiasme des idées avoit fait place dans les hommes de la révolution aux craintes et aux espérances qui les concer noient personnellement. Au bout d'un certain temps les idées reviennent; mais la génération qui à eu part à de grands troubles civils, n'est presque jamais capable d'établir la liberté : elle s'est trop souillée pour accomplir une œuvre pure.

aussi

La révolution de France n'a plus été, depuis le 18 fuctidor, qu'une succession continuelle

d'hommes qui se perdoient en préférant leur intérêt à leur devoir : ils donnoient du moins ainsi une grande leçon à leurs successeurs.

Bonaparte ne rencontra point d'obstacles pour arriver au pouvoir. Moreau n'étoit pas entreprenant dans les affaires civiles; le général Bernadotte demanda vivement au directoire de le rappeler au ministère de la guerre. Sa nomination fut écrite, mais le courage manqua pour la signer. Presque tous les militaires se rallièrent donc à Bonaparte; car, en se mêlant encore une fois des révolutions intérieures, ils étoient résolus à placer un des leurs à la tête de l'état, afin de s'assurer ainsi les récompenses qu'ils vouloient obtenir.

Un article de la constitution qui permettoit au conseil des anciens de transférer le corps législatif dans une autre ville que Paris, fut le moyen dont on se servit versement du directoire.

amener pour

le ren

Le conseil des anciens ordonna, le 18 brumaire, que le corps législatif et le conseil des cinq cents se transportassent à Saint-Cloud le lendemain 19, parce qu'on pouvoit y faire agir plus facilement la force militaire. Le 18 au soir, la ville entière étoit agitée par l'attente de la grande journée du lendemain; et sans

aucun doute la majorité des honnêtes gens, craignant le retour des jacobins, souhaitoit alors que le général Bonaparte eût l'avantage. Mon sentiment, je l'avoue, étoit fort mélangé. La lutte étant une fois engagée, une victoire momentanée des jacobins pouvoit amener des scènes sanglantes ; mais j'éprouvois néanmoins, à l'idée du triomphe de Bonaparte, une douleur que je pourrois appeler prophétique.

Un de mes amis, présent à la séance de SaintCloud, m'envoyoit des courriers d'heure en heure : une fois il me manda que les jacobins alloient l'emporter, et je me préparai à quit→ ter de nouveau la France; l'instant d'après j'appris que le général Bonaparte avoit triomphé, les soldats ayant dispersé la représentation nationale; et je pleurai, non la liberté elle n'exista jamais en France, mais l'espoir de cette liberté sans laquelle il n'y a pour ce pays que honte et malheur. Je me sentois dans cet instant une difficulté de respirer qui est devenue depuis, je crois, la maladie de tous ceux qui ont vécu sous l'autorité de Bonaparte.

On a parlé diversement de la manière dont s'est accomplie cette révolution du 18 brumaire. Ce qu'il importe surtout, c'est d'observer dans cette occasion les traits caractéristiques de

l'homme qui a été près de quinze ans le maître du continent européen. Il se rendit à la barre du conseil des anciens, et voulut les entraîner en leur parlant avec chaleur et avec noblesse; mais il ne sait pas s'exprimer dans le langage soutenu; ce n'est que dans la conversation familière que son esprit mordant et décidé se montre à son avantage : d'ailleurs, comme il n'a d'enthousiasme véritable sur aucun sujet, il n'est éloquent que dans l'injure, et rien ne lui étoit plus difficile que de s'astreindre, én improvisant, au genre de respect qu'il faut pour une assemblée qu'on veut convaincre. Il essaya de dire au conseil des anciens : Je suis le dieu de la guerre, et de la fortune; suivez-moi. Mais il se servoit de ces paroles pompeuses par embarras, à la place de celles qu'il auroit aimé leur dire Vous êtes tous des misérables, et je vous ferai fusiller si vous ne m'obéissez pas.

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Le 19 brumaire, il arriva dans le conseil des cinq cents, les bras croisés, avec un air très-sombre, et suivi de deux grands grena diers qui protégeoient sa petite stature. Les députés appelés jacobins poussèrent des hurlemens en le voyant entrer dans la salle ; son frère Lucien, bien heureusement pour lui, étoit alors président; il agitoit en vain la son

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