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fit décréter une constitution, dans laquelle il n'existoit point de garanties. De plus, il eut grand soin de laisser subsister les lois émises pendant la révolution, afin de prendre à son gré l'arme qui lui convenoit dans cet arsenal détestable. Les commissions extraordinaires, les dé portations, les exils, l'esclavage de la presse, ces mesures malheureusement prises au nom de la liberté, étoient fort utiles à la tyrannie. Il mettoit en avant, pour les adopter, tantôt la raison d'état, tantôt la nécessité des temps, tantôt l'activité de ses adversaires, tantôt le besoin de maintenir le calme. Telle est l'artillerie des phrases qui fondent le pouvoir absolu, car les circonstances ne finissent jamais, et plus on veut comprimer par des mesures illégales, plus on fait de mécontens qui motivent la nécessité de nouvelles injustices. C'est toujours à demain qu'on remet l'établissement de la loi, et c'est un cercle vicieux dont on ne peut sortir, car l'esprit public qu'on attend pour permettre la liberté ne sauroit résulter que de cette liberté

même.

La constitution donnoit à Bonaparte deux collègues; il choisit avec une sagacité singu lière, pour ses consuls adjoints, deux hommes qui ne servoient qu'à déguiser son unité des

potique : l'un, Cambacérès, jurisconsulte d'une grande instruction, mais qui avoit appris, dans la convention, à plier méthodiquement devant la terreur; et l'autre, Lebrun, homme d'un esprit très-cultivé et de manières très-polies, mais qui s'étoit formé sous le chancelier Maupeou, sous ce ministre qui avoit substitué un parlement nommé par lui à ceux de France, ne trouvant pas encore assez d'arbitraire dans la monarchie telle qu'elle étoit alors. Cambacérès étoit l'interprète de Bonaparte auprès des révolutionnaires, et Lebrun auprès des royalistes ; l'un et l'autre traduisoient le même texte en deux langues différentes. Deux habiles ministres avoient aussi chacun pour mission d'adapter l'ancien et le nouveau régimes au mélange du troisième. Le premier, un grand seigneur engagé dans la révolution, disoit aux royalistes qu'il leur convenoit de retrouver les institutions monarchiques, en renonçant à l'ancienne dynastie. Le second, un homme des temps funestes, mais néanmoins prêt à servir au rétablissement des cours, prêchoit aux républicains la nécessité d'abandonner leurs opinions politiques, pourvu qu'ils pussent conserver leurs places. Parmi ces chevaliers de la circonstance,

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Bonaparte, le grand maître, savoit la créer; et les autres manoeuvroient selon le vent que ce génie des orages avoit soufflé dans les voiles.

L'armée politique du premier consul étoit composée des transfuges des deux partis. Les royalistes lui sacrifioient leur fidélité envers les Bourbons, et les patriotes leur attachement à la liberté; ainsi donc aucune façon de penser indépendante ne pouvoit se montrer sous son règne, car il pardonnoit plus volontiers un calcul égoïste qu'une opinion désintéressée. C'étoit par le mauvais côté du cœur humain qu'il croyoit pouvoir s'en emparer. Bonaparte prit les Tuileries pour sa demeure, et ce fut un coup de parti que

le choix de cette habitation. On avoit vu là le roi de France, les habitudes monarchiques y étoient encore présentes à tous les yeux, et il suffisoit, pour ainsi dire, de laisser faire les murs pour tout rétablir. Vers les derniers jours du dernier siècle, je vis entrer le premier consul dans le palais bâti par les rois; et, quoique Bonaparte fût bien loin encore de la magnificence qu'il a développée depuis, l'on voyoit déjà dans tout ce qui l'entouroit un empressement de se faire

= courtisan à l'orientale, qui dut lui persuader que gouverner la terre étoit chose bien facile. Quand sa voiture fut arrivée dans la cour des Tuileries, ses valets ouvrirent la portière et précipitèrent le marche-pied avec une violence qui sembloit dire que les choses physiques ellesmêmes étoient insolentes quand elles retardoient un instant la marche de leur maître. Lui ne regardoit ni ne remercioit personne, comme s'il avoit craint qu'on pût le croire sensible aux hommages même qu'il exigeoit. En montant l'escalier au milieu de la foule qui se pressoit pour le suivre, ses yeux ne se portoient ni sur aucun objet, ni sur aucune personne en particulier; il y avoit quelque chose de vague et d'insouciant dans sa physionomie, et ses regards n'exprimoient que ce qu'il lui convient toujours de montrer, l'indifférence pour le sort, et le dédain pour les hommes.

Ce qui servoit singulièrement le pouvoir de Bonaparte, c'est qu'il n'avoit rien à ménager que la masse. Toutes les existences individuelles étoient anéanties par dix ans de troubles, et rien n'agit sur un peuple comme les succès militaires; il faut une grande puissance de raison pour combattre ce penchant au lieu d'en profiter. Personne en France ne pouvoit croire sa

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situation assurée : les hommes de toutes les classes, ruinés ou enrichis, bannis ou récompensés, se trouvoient également un à un, pour ainsi dire, entre les mains du pouvoir. Des milliers de François étoient portés sur la liste des émigrés ; d'autres milliers étoient acquéreurs de biens nationaux; des milliers étoient proscrits comme prêtres ou comme nobles ; d'autres milliers craignoient de l'être pour leurs faits révolutionnaires. Bonaparte, qui marchoit toujours entre deux intérêts contraires, se gardoit bien de mettre un terme à ces inquiétudes par des lois fixes qui pussent faire connoître à chacun ses droits. Il rendoit à tel ou tel ses biens, à tel ou tel il les ôtoit pour toujours. Un arrêté sur la restitution des bois réduisoit l'un à la misère, l'autre retrouvoit fort au-delà de ce qu'il avoit possédé. Il rendoit quelquefois les biens du père au fils, ceux du frère aîné au frère cadet, selon qu'il étoit content ou mécontent de leur attachement à sa personne. Il n'y avoit pas un François qui n'eût quelque chose à demander au gouvernement, et ce quelque chose c'étoit la vie; car alors la faveur consistoit non dans le frivole plaisir qu'elle peut donner, mais dans l'espérance de revoir sa patrie, et de retrouver au moins une portion de ce qu'on possédoit. Le

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